C'est Jean Cocteau qui a dit : « Le mystère ne commence qu'après tous
les aveux », sentence qui contient autant de vérité que tous ses
mensonges. Si c'était André Gide qui avait gravé cette même phrase, elle
serait vraiment vraie.
Cocteau, en dépit de toute vanité, est un bon
camarade. Plein d'intérêt pour les autres, prêt à rendre service,
capable de sympathie et de chaleur véritables : qualités qui, justement
chez un être aux allures de kobold, apparemment si détaché, semblent
particulièrement émouvantes et séduisantes. Cet homme avide de plaire
n'est pas susceptible ; le désir de vengeance, la rancune mesquine lui
sont étrangères. Un jour, dans une affaire sérieuse, j'ai été injuste
envers lui, je l'ai accusé et condamné à tort ou du moins avec une
sévérité excessive. Tout autre m'en eût voulu amèrement ; pas Cocteau.
Lui, il pardonne, que ce soit par grandeur d'âme ou par distraction
(celle-ci n'étant peut-être elle-même, d'ailleurs, qu'une forme
particulièrement élégante de grandeur d'âme). Je lui suis reconnaissant
de cela. Je lui suis reconnaissant de beaucoup de choses ; avoir été en
contact avec lui a été, pour ma jeunesse, d'une grande importance. Sa
souple silhouette de chat, bizarre et gracieuse, est devenue pour moi un
symbole, l'incarnation de l'obsession artistique, moitié mise en garde
moitié modèle, pour des adolescents appliqués à leur art, en proie à
l'art, voués à l'art, en quête du vrai chemin.
Mais quelle que soit la somme d'enseignements
et d'amusements que je doive à ce jongleur inspiré — c'est envers un
autre contemporain, un autre français, que je me sens le plus
d'obligations profondes : André Gide.
J'ai essayé ailleurs, dans le cadre d'une monographie sur Gide*,
de témoigner de l'importance de cet esprit, de montrer et d'analyser le
charme de cette personnalité. Ce n'est pas le lieu, ici, de développer
encore une fois les aspects et les implications multiples de l'œuvre de
Gide, les traits et les perspectives qui se mêlent et se contredisent
dans son caractère. Mais je fausserais l'histoire de ma propre
évolution, ou elle resterait vraiment par trop fragmentaire, si je
n'évoquais pas aussi, aujourd'hui, le grand écrivain dont la figure et
le message ont agi sur moi de façon si décisive.
Dans un des premiers chapitres de ce livre, il
a été question des voix dont l'appel a éveillé, formé et forgé tout
d'abord, au temps de l'adolescence, mon sentiment de l'existence :
Socrate, Nietzsche, Whitman et Novalis, Rimbaud et Stefan George, Rilke,
Herman Bang, Wedekind, mon père et Heinrich Mann (pour n'énumérer une
fois de plus que ceux qui sont pour moi les plus proches, les plus
essentiels). D'autres influences, au cours des ans, vinrent s'ajouter à
celles-ci ; celle d'André Gide fut la plus forte. Ma rencontre avec lui —
non pas avec l'homme, mais avec l'œuvre dans laquelle se révèle cette
nature riche et complexe — m'a, plus que toute autre, aidé à trouver mon
chemin, le chemin qui me conduisait à moi-même.
Si j'insiste sur le fait que la rencontre avec
les écrits de Gide a eu pour moi une plus grande portée que ma
rencontre avec l'homme lui-même, cela ne veut pas dire ni même laisser
entendre que sa personnalité m'ait déçu : au contraire, je compte mes
relations avec lui au nombre des plus précieuses et des plus
satisfaisantes de ma vie. Mais je ne cherche pas à donner l'impression
d'avoir été un ami intime du grand homme ni même l'objet, de sa part,
d'un intérêt de maître à disciple. L'intérêt était à sens unique. Je
l'admirais. Il y consentait.
Notre relation remonte loin : c'est au
printemps 1925 que je me présentai chez lui pour la première fois, muni
d'une lettre de recommandation d'Ernst Robert Curtius. À cette époque,
je n'avais pas encore lu grand-chose de Gide, et pourtant il me
fascinait déjà : une mince pièce de poésie en prose — Le Retour de l'Enfant Prodigue
dans la traduction magistrale de Rainer Maria Rilke — avait suffi à me
donner une idée excitante de la plénitude de cet esprit au rayonnement
multiple et de la discrétion sublime de cet art.
Gide fut charmant avec moi. Il m'invita à partager son petit déjeuner, dans une petite brasserie
près du Jardin du Luxembourg : ce fut un tête à tête plein de gaieté et
de bavardages, et j'en profitai d'un cœur joyeux et reconnaissant. Gide
était alors sur le point d'entreprendre avec son ami Marc Allégret une
expédition au cœur de l'Afrique ; peu après son retour, je le revis ;
son numéro de téléphone était en général le premier que je demandais dès
mon arrivée à Paris ; parfois, il était en voyage, mais quand je le
trouvais chez lui, il me réservait toujours un accueil amical ; nous
nous rencontrions dans un café du boulevard Saint-Germain, ou dans le
petit appartement de Gide, rue Vaneau. Une fois aussi, nous mangeâmes
ensemble à la table de mes parents, à Munich ; Gide y demeura quelques
jours, nous fîmes avec lui une excursion en auto jusqu'au lac de
Starnberg, et le soir de ce même jour, il assista à une conférence de
mon père à l'Université. Il me laissa aussi lui montrer quelques
curiosités de la vie nocturne munichoise, ce dont, bien sûr, rien
n'apparaît dans son Journal. Par contre, y sont évoquées, de
manière assez détaillée, sa visite sous notre toit, la conférence à
l'Université et la promenade en voiture. Et il n'y est pas seulement
question de mon père (pour l'œuvre duquel, à peu près depuis La Montagne magique,
Gide montra un intérêt toujours croissant), mais aussi — et en des
termes fort aimables — de ma mère, d'amis dont nous lui avions fait
faire la connaissance (Bruno Frank par exemple), et de mes frère et sœur
les plus jeunes, Michael et Elisabeth, qui lui avaient plu tout
particulièrement. À moi aussi, il est fait allusion, mais d'une façon
qui me peina alors et me surprit aussi quelque peu. Mon nom est suivi de
ces mots : « ...que je ne connais encore qu'à peine ». Cette
note est datée du 1er juillet 1931. Il y avait alors sept ans que
j'avais des contacts personnels avec Gide. Avec naïveté, avec une sotte
vanité, j'avais cru que des rapports qui signifiaient tant pour moi
devaient être, pour mon interlocuteur aussi, autre chose qu'une relation
superficielle, peut-être même ennuyeuse.
Il se peut que son attitude envers moi se soit
un peu modifiée au cours des années : des lettres de lui que je possède
semblent bien en témoigner. Lorsque je lui envoyai, peu après le début
de la Seconde Guerre mondiale, un article à propos de son Journal, 1889-1939,
que j'avais fait paraître dans une revue suisse, il trouva, pour me
répondre, des paroles de gratitude et d'éloge dont la générosité me
toucha et me rendit confus. Dans la même lettre, il disait son intention
de me dédier un de ses livres. (« Vous me donnez désir d'écrire des Retouches à mon Journal, comme j'ai fait pour mon Retour d'URSS, et si je mène à bien ce projet, j'aurai plaisir à vous le dédier, car c'est vous qui m'en avez donné l'idée. »)
Mais qu'il m'ignorât ou qu'il considérât les
hommages que je lui rendais dans mes critiques avec bienveillance ou
même peut-être avec quelque plaisir, ou encore qu'il en tirât quelque
profit — mon ambition n'était pas qu'il me connût ou m'estimât, mais
bien d'apprendre quelque chose de lui ; c'est- à-dire de me laisser
conduire par lui jusqu'à moi-même. Où, sinon, aurait-il dû me conduire ?
Aucun disciple ne reçoit de l'extérieur ce qu'il ne porte déjà de toute
manière en lui, fût-ce de façon latente, dans son inconscient. Tandis
qu'il croit imiter son maître, ce sont ses propres forces qu'il
reconnaît et développe. Gide, qui s'est beaucoup intéressé au problème
de l'influence, le sait mieux que personne. Voici ce qu'il écrivait :
« Il est bien téméraire d'affirmer que l'on
aurait pensé de même sans avoir lu tels auteurs qui paraîtront avoir été
vos initiateurs. Pourtant il me semble que, n'eussé-je connu ni
Dostoïevski, ni Nietzsche, ni Freud, ni X ou Z, j'aurais pensé tout de
même, et que j'ai trouvé chez eux plutôt une autorisation qu'un éveil.
Surtout, ils m'ont appris à ne plus douter de moi-même, à ne pas avoir
peur de ma pensée et à me laisser mener par elle, puisqu'aussi bien je les y retrouvais. »
Gide fit ainsi pour moi ce que, d'après ses
propres dires, Freud, Nietzsche, Dostoïevski, X et Y avaient autrefois
fait pour lui : il me donna le courage d'être moi-même. Comme je tiens
toutefois à bien le préciser, pour prévenir tout malentendu, il ne s'agit pas
ici d'érotisme ; dans ce domaine, justement, je n'avais guère besoin
d'encouragements... Ce qu'il avait à m'offrir, ce qui m'attirait vers
lui, c'était une autorisation morale et intellectuelle : la
légitimation spirituelle de mon agitation, de mes incertitudes
subjectives et une façon de leur donner, à travers l'art, une forme
objective. Son inquiétude — je le sentais — était aussi la
mienne ; mais ce qui n'était chez moi que trouble et détresse obscurs
prenait corps dans ses livres et devenait à la fois transparent et
plastique : maîtrisé, façonné, ordonné par un esprit créateur souverain.
Son exemple me montrait qu'il est possible de réunir
en soi une stupéfiante diversité de traditions et d'impulsions
contradictoires sans glisser pour cela dans l'anarchie ; qu'il existe
une harmonie au sein de laquelle les dissonances s'accordent sans jamais
se résoudre ou s'annuler. Cette harmonie sans cesse en péril, sans
cesse reconquise que j'admirais chez Gide, — ne ressemblait-elle pas à
l'équilibre spirituel précaire de l'Europe, tel qu'il a évolué à travers
les siècles et s'est, toujours et encore, en dépit de toutes les
menaces, de toutes les crises, maintenu et affirmé ? Oui, le poète des Nourritures Terrestres, des Caves du Vatican et des Faux-Monnayeurs était à mes yeux Européen par excellence,
le représentant et le témoin le plus distingué du destin européen. La
tension entre l'Hellade et le christianisme, entre le sentiment
romantique et la forme classique, entre la raison et la foi,
l'individualisme et les devoirs sociaux, la liberté et la discipline :
toutes les grandes antithèses de l'Occident faisaient partie de son
drame personnel, il les avait vécues et en avait souffert très
profondément. Les valeurs sur lesquelles repose notre civilisation, les
problèmes dont elle est née, constituaient la matière même du conflit
qui dominait tout son travail de création et qui, en lui, ne s'apaisait
jamais.
Connaissait-il une réponse à mes questions ? Proposait-il un programme ? Non, il n'avait jamais que son exemple
à offrir, l'exemple de son intégrité et de son courage intellectuels,
de sa curiosité et de son amour pour la vérité, de sa patience, de sa
fierté, de sa passion, de sa rigueur morale. C'est par lui que j'appris
que le savoir et la foi, la connaissance et l'amour ne s'excluent pas
l'un l'autre ; car il avait fait l'expérience de tous les abîmes de
l'âme humaine (le phénomène du Mal a toujours excité et
captivé son intuition psychologique) mais sans jamais pour autant
renoncer à sa foi en le Bien chez l'homme, en la perfectibilité
de notre nature : plus cet esprit intrépide s'enfonçait profondément
dans les ténébreux mystères de l'âme humaine, et plus la lumière de sa
sympathie, de son amour lucide brillait, forte et constante.
Son exemple m'a prouvé que l'on peut être le
gérant et le représentant d'un grand héritage culturel et en même temps
un amoureux du futur, le précurseur et le camarade de générations encore
à naître. Aucun écrivain contemporain n'a, plus que Gide, fait siens
les biens du passé, transmis par la tradition et la civilisation : il se
laissait inspirer par tous les génies de l'Occident qui lui
dispensaient leurs présents ; il accueillait tout aussi volontiers le
don lumineux de la Grèce que la
sombre dot reçue d'ancêtres puritains aux mœurs sévères ; il acceptait
avec autant d'empressement l'apport sain et nourrissant de Montaigne
que le legs problématique d'un Nietzsche, d'un Dostoïevski ; chez Dante,
Shakespeare, Goethe, il trouvait tout autant à apprendre que chez les
Maîtres de son propre pays — Racine, Stendhal, Balzac, Baudelaire...
Mais quelle serait la valeur d'un héritage qui ne porterait en lui les
germes du futur ? Le conservatisme culturel de Gide n'était jamais une
fin en soi ; lorsqu'il s'occupait d'hier, c'était toujours en relation avec aujourd'hui et demain. Ce qui a été — il l'a souvent dit — eut pour lui moins d'importance que ce qui est ; mais ce qui est ne le fascinait pas autant que ce qui devient : ce qui pourrait être et sera donc, un jour.
Ce qu'il a gravé dans mon esprit, c'est que
chaque individu a reçu en partage sa loi propre qu'il devra sans cesse
et toujours interroger et approfondir, et suivre sans cesse et toujours,
sans respect des modes et des préjugés, sans compromis. Être fidèle à soi-même,
c'est cela seul qui importe. Celui qui se trahit lui-même ne pourra pas
non plus servir la communauté, l'ensemble de la société. Plus la
personnalité est indépendante et cohérente, plus grande sera la
contribution qu'elle apportera au bien général ! Individualisme serviable
: c'est en parlant de Goethe que Gide employa cette formule pour la
première fois. Ce citoyen du monde de nationalité française trouvait
chez son maître allemand cette parfaite alliance de liberté et de
sentiment du devoir, cet individualisme, qui s'adapte mais ne se soumet
pas et qui peut, grâce, précisément, à son caractère absolu et à son
refus des concessions, devenir un élément d'une formidable utilité au
service de la société.
L'exemple de Goethe. Bien sûr, il avait
toujours été là. Mais on nous l'avait vraiment trop souvent cité : il
lui manquait le charme de la nouveauté. Goethe était à mes yeux trop
éloigné du monde, trop marmoréen, trop olympien. Gide m'était à la fois
plus étranger et plus familier — un contemporain, presque un frère aîné,
et cependant si riche de mystères chatoyants. Ne possédait-il pas les
vertus qu'il louait chez Goethe ? Sur l'individualisme serviable il y avait, chez ce « frère aîné », beaucoup à apprendre. Et bien d'autres sujets de fascination venaient s'ajouter à cela.
Gide me semblait d'autant plus propre à servir
de modèle qu'il ne cherchait manifestement pas à jouer ce rôle. Il
était loin de poser au magister ; en dépit de toute grandeur, il restait
en proie à ses problèmes, toujours insatisfait, toujours en quête. Mais
c'est justement en ne s'immobilisant jamais qu'il se trouvait ; en se
transformant, qu'il obéissait à sa propre loi.
Il a pu m'arriver, en des instants d'ambition
naïve et inconsidérée, de souhaiter ressembler un jour le plus possible à
cette personnalité authentique, inimitable — André Gide. Mais plus
j'apprenais de lui et plus la vanité d'une telle aspiration me devenait
évidente. Être semblable à un autre ? Ce n'est pas à cela qu'il nous
exhorte. Bien au contraire, le conseil qu'il donne, dans les Nouvelles Nourritures, à son ami et disciple imaginaire, vaut pour chacun de nous :
« Ne te fie à personne, n'écoute que la voix
de ta propre conscience ! Sois sincère, surtout envers toi-même !
Cherche à découvrir ton être propre ! Suis ta propre route ! Deviens qui tu es ! »
Klaus Mann, Le Tournant, chap. VII,
À la recherche du chemin (1928-1930), pp. 298-305
traduction française de Nicole Roche, Solin, 1984
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