mardi 30 août 2011

Gide et la commission du Front Populaire (2/2)


L'Asie au port de Dakar




Malgré les pressions sur Gide, à qui l'on apprend que le journal Gringoire menace de publier « trois colonnes de scandales »[1] sur Coppet si ce dernier ne donne pas sa démission, le voyage en AOF continue de prendre forme en cette fin 1937. Marc Allégret est même susceptible de se joindre à l'expédition, avec son frère Yves, mais la jonction ne se fera finalement pas. Gide et Pierre Herbart quittent Paris le 10 janvier 1938 pour Bordeaux où ils embarquent le 11 à bord de l'Asie.


Le fumoir de l'Asie
Le paquebot de la Compagnie des Chargeurs Réunis transformé en navire hôpital entre 1916 et 1918 a retrouvé tout son luxe et Gide y porte son tout premier smoking. Après une escale le 15 à Madère, il débarque le 19 à Dakar où il reste plusieurs jours (au moins jusqu'au 23 lorsqu'il apprend la mort de Thérèse Blum et envoie de Dakar une lettre à Léon). Les deux mois de tournée qui suivent vont n'occuper qu'une dizaine de pages du Journal, avec peu de repères[2]



Gide s'en explique dans une note :
« Tout occupé par le rapport que je devais fournir à la Commission d'Enquête qui m'avait envoyé en A.O.F., je n'ai pris, durant ce voyage, que fort peu de notes personnelles. Le reste ne présente aucun intérêt littéraire et n'a pas pas à prendre place ici. »[3]
Ce qui fait écho à sa lettre à Coppet :
« Le ton très incertain de ces pages vient de ce que je ne sais à qui elles s'adressent ; ce n'est ni un article pour le public ignorant, ni un rapport. Bref, je ne crois pas qu'il y ait lieu de les divulguer. »[4]

Une dizaine de pages seulement pour ces quelques 1800 kilomètres parcourus à travers le Sénégal, le Soudan français (actuel Mali) et la Guinée française (Guinée), mais qui reprennent et condensent les préoccupations gidiennes. Si l'on y trouve bien quelques observations zoologiques et botaniques, on sent le voyageur investi de sa « mission » et cette fois les notations « ethnologiques » ou plus largement « sociales » prennent totalement le pas sur les notes de lectures de voyage habituelles.


En orange le voyage d'après les notes du Journal,
en jaune le retour d'après les Cahiers de la Petite Dame


Pour ce qui touche aux inspections du système scolaire, Gide renonce assez vite (le sujet fera d'ailleurs partie des chapitres qui resteront à écrire, évoqués dans sa lettre à Marcel de Coppet) :

« On perd son temps, à visiter toutes ces écoles. Par acquit de conscience; pour pouvoir dire : j'ai fait ceci. Flanqué de l'administrateur, du chef de l'enseignement (fort bien) et d'un inspecteur de l'instruction (qui nous paraît remarquable). [...] Mais quoi de plus vain que cette visite sommaire, ce salut des élèves, cette poignée de main aux maîtres. Si c'est là ce qu'on appelle une « inspection », je me récuse. »[5]

Il préfère se rendre libre pour les témoignages qui viennent spontanément à lui, comme ce fut déjà le cas en 1925 au Congo. Ainsi à Kaolak :

« un indigène d'une trentaine d'années est venu nous trouver, insistant pour parler au plus tôt. Il tenait à cœur de nous exposer une affaire qui nous paraît assez importante pour mériter notre attention immédiate, et nous renonçons à notre premier projet d'aller ce matin à Guinguineo, où je ne pense pas que rien de bien intéressant nous attendît. L'indigène parle d'une voix émue; il expose décemment, modérément mais pathétiquement, certains sévices qu'auraient subis des gens de son village ; il vient de faire 80 kms en camionnette, spécialement pour nous aviser. »[6]

Chargement des arachides à Kaolack
 Gide semble mettre le doigt sur le problème des Sociétés de Prévoyance, des « coopératives » censées assurer des revenus aux cueilleurs mais qui cherchent surtout à mettre la main sur les cueillettes, d'arachide notamment, en maintenant des conditions d'esclavage. Ce sujet est traité dans le premier chapitre de son rapport à Marcel de Coppet. Le deuxième et dernier sujet traité, des cinq que devait compter le rapport, concerne les prestations, système qui transforme les indigènes en « prestataires », recrutés de force et corvéables à merci.

Gide sait, depuis le voyage de 1936, que ces deux sujets sont prioritaires pour Coppet[7]. Car pour fuir ces conditions de vie, les habitants désertent les régions proches des voies de communication et échappent à tout contrôle non seulement administratif (c'est l'administration qui contraint les habitants à travailler pour les compagnies privées au mépris de la loi mise en place par le Front Populaire), mais surtout à tout contrôle sanitaire.

Le troisième chapitre annoncé de ce rapport aurait dû porter sur l'Office du Niger. Il ne sera pas écrit, pas par Gide du moins, mais sera développé dans un livre entier par son compagnon de voyage Pierre Herbart sous le titre Le chancre du Niger. Créé en 1932, l'Office du Niger était chargé de développer l'irrigation pour la culture du coton destiné aux industries françaises. Extrêmement mal géré et servant les intérêts privés avec l'argent de la colonie, il reposait lui aussi sur le travail forcé. Dans la préface que donne Gide au livre de Pierre Herbart, il compare leur enquête à celle d'un roman policier :

« Si prospère que fût la colonie, un chancre la rongeait, la ronge encore. Une entreprise gigantesque, à première vue admirable, mais que l'examen prouve absurde, dévore chaque année les millions que réclament en vain les travaux les plus urgents, les améliorations les plus immédiatement nécessaires et du profit le plus certain. Le voyage d'études en AOF est semblable à la lecture d'un roman policier. On commence par flairer l'énigme ; on cherche le responsable de ce quelque chose qui cloche ; on interroge : l'Office du Niger est la réponse aux questions. »[8]
Le chancre du Niger, paru en 39

Le réquisitoire d'Herbart et les contrôles redoublés du Front Populaire auront des effets, de courte durée. Vichy rétablira l'organisation antérieure et les exactions reprendront comme devant. D'une manière générale, les chercheurs s'accordent à saluer les efforts de Marcel de Coppet et, si la commission allait être dissoute avant d'avoir pu donner toutes ses conclusions, ses enquêtes restent une mine de données historiques dans bien des domaines : l'alimentation surtout et l'enquête parallèle menée par Denise Savineau, mandatée par Coppet, sur la famille et la condition de la femme[9]. Pour Gide aussi ce voyage est l'occasion de se pencher sur la condition des femmes en soulignant toute l'hypocrisie masculine autour de l'excision. 

Comme lors de son Voyage au Congo, il ne faut pas attendre de lui une condamnation radicale du colonialisme, ni une opposition caricaturale entre le méchant blanc et le gentil noir. C'est ce qui a fait la force de sa critique à l'époque, critique qu'il est même prêt à pondérer encore :

« Je m'empresse d'ajouter que l'œuvre de certains administrateurs a pu m'apparaître, à plus d'une reprise, admirable; certainement je n'ai pas assez dit, et je le regrette, dans le récit de mon Voyage au Congo, tout ce que l'énergie du colon comportait souvent d'endurance, de patience, de courage, d'initiative et de vertu. Il y eut parmi eux des héros; on les souhaiterait moins rares. Ce sont le plus souvent, hélas, des jouets entre les mains de forbans qui couvrent de la vertu de ceux-ci leur négoce infâme. »[10]

« La malveillance d'un homme et d'un système » résume Le Chancre du Niger. L'homme pris dans un système : voilà le responsable. Et Gide d'oser une comparaison entre le déclin moral et les abus qu'il voit en AOF et ceux qu'il découvrait deux ans plus tôt en URSS puisque les indigènes « ne sont pas plus libres de s'évader que l'ouvrier russe ne l'est de quitter son usine, ou que le travailleur d'un kolkose de chercher mauvaise fortune ailleurs. Ils sont bouclés. » Conclusion tout aussi pessimiste que pour l'expérience communiste : « Le fait est que nombre d'entreprises, ici, ne peuvent prospérer qu'avec un système assez voisin de l'esclavage. »[11]


A ce bilan s'ajoute la tonalité sombre d'une fin de voyage chaotique. Gide est pris d'une crise néphrétique qui l'oblige à interrompre sa tournée et à précipiter le départ. La dernière note africaine du Journal est datée de Dalaba, en Guinée française, le 18 février. Venus de Kankan par la voie ferrée, ils sont descendus du train à Dabola pour rejoindre Dalaba un peu au nord-ouest. Par les Cahiers de la Petite Dame, on sait encore que Gide et Herbart ont rendu visite à Eric Allégret, frère de Marc et important planteur de bananes, à Conakry, et qu'ils ont survolés la Guinée portugaise [12]. Ils ont donc rejoint Dakar par les airs où ils ont embarqué pour un retour par Casablanca puis Marseille. Mais à Casablanca, pressés de rentrer, ils prennent à nouveau un avion et atterrissent à Paris le 6 mars 1938.

Dans ses bagages, Gide rapporte le caméléon Timothée, qui finira au Muséum, mais pas de quoi alimenter les cinq chapitres de son rapport, dont les deux premiers l'occupent jusqu'à Pâques. Dès février 1938, la commission avait suspendu ses travaux par suite de la dislocation du Front Populaire et Gide saisit l'occasion pour abandonner ce projet. Alors composer, comme il le dit à Coppet, un « Retour d'AOF », semble un peu fanfaron... Quant au « tort considérable » qu'il craint de lui faire en publiant ses conclusions, il n'est peut-être pas exagéré : tombé en disgrâce, Coppet est « muté » à Madagascar en décembre.

Ce voyage un peu dans l'ombre de ceux au Congo et en URSS reste donc à étudier plus en profondeur et peut-être retrouvera-t-on un jour les deux chapitres du rapport de Gide ? Il est en tout cas le dernier d'importance au cœur du continent africain. En 1944, Gide en exil à Alger trouve soudain l'occasion de s'envoler pour Gao mais il n'y restera que quelques jours, pris par la fièvre. C'est de là que le 24 avril 44 il écrit à Anne Heurgon sa fascination pour cette Afrique et son désir de s'enfoncer « dans les ténèbres lumineuses du monde noir. »


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[1] Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t. III, Gallimard, 1975, p. 55
[2] Notons tout de même : Dakar du 19 au 23 janvier au moins, puis Kaolak au moins jusqu'au 27 janvier, Kayes, Bafoulabé, Kita les 1er et 2 février, Bamako le 6, Siguiri le 9, Kankan le 10, rejoint Mamou par le train le 11 puis Dalaba jusqu'au 18 février.
[3] Gide, Journal 1889-1939, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1939, note ajoutée à l'entrée datée de Kaolak (janvier 1938), p. 1296
[4] Voir la lettre de Gide à Coppet dans la première partie de ce billet.
[5] Gide, Journal 1889-1939, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1939, p.1297
[6] Gide, op.cit. p. 1298
[7] Pierre Herbart, Le Chancre du Niger, introduction d'André Gide, Gallimard, 1939
[8] Voir Nicole Bernard-Duquenet, Le Front populaire et le problème des prestations en AOF, in Cahiers d'études africaines, Vol. 16, N°61-62. 1976. pp. 159-172
[9] Denise Savineau, La famille en A.O.F. : condition de la femme. Rapport inédit, L'Harmattan, 2007
[10] Gide, op. cit. p. 1300
[11] Gide, op. cit. p. 1304
[12] Maria Van Rysselberghe, op. cit. p. 75

mardi 23 août 2011

Gide et la commission du Front Populaire (1/2)

 Dossier sur la Correspondance Gide-Martin du Gard,
fac-similé du fragment de lettre de Gide à Coppet,
L'évènement, n°26, mars 1968 (cliquer pour agrandir)


Après l'article de Stéphane Fabert sur la Correspondance Gide – Martin du Gard et les « opinions » sur les deux hommes, L'évènement de mars 1968 donnait deux « inédits » : un projet d'article avorté sur la liberté signé Roger Martin du Gard (à paraître bientôt du côté de notre blog ami consacré à RMG) et un fragment de lettre de Gide à Marcel et Christiane de Coppet datée de Pontigny, le 2 mai 1938 [1]. Voici la transcription qu'en livrait la revue :

« (...) J'avais déjà, avant Pâques, donné beaucoup de temps à la préparation de mon rapport, j'en ai même écrit deux chapitres (sur cinq qu'il devrait avoir). 1° sur les Sociétés de Prévoyance. 2° sur la suppression des Prestations. Les trois autres devant être sur l'Office du Niger, sur les questions d'enseignement, et le dernier sur des considérations générales. Mais la Commission d'Enquête a vécu ; et comme d'autre part je me débattais dans des difficultés inextricables et n'étais plus bien sûr de moi, j'ai lâché prise — quitte à répondre plus tard. Je sais bien que, même indépendamment de la Commission, je pourrai publier un Retour de l'A.D.F. [sic, pour A.O.F.] en pendant à mon Retour de l'U.R.S.S. Mais je redoute le raffut, n'étant pas ici bien assuré de ce que je veux dire. Je crains aussi de vous faire un tort considérable si je présente les « directives » de votre administration comme protectrice des droits et des intérêts des indigènes et d'achever de dresser contre vous les colons et ceux qui les soutiennent — étant donné surtout les tendances possibles d'un nouveau gouvernement en réaction contre celui du Front Populaire. Déjà certaines phrases des deux chapitres déjà rédigés me paraissent dangereuses et je n'ose les communiquer, fût-ce seulement à Guerunl [sic, pour Guernut], sans d'abord vous les avoir fait connaître. Je vous les adresse, par poste ordinaire (car rien d'urgent), tout en me disant que vous allez être bien déçu.
Le ton très incertain de ces pages vient de ce que je ne sais à qui elles s'adressent ; ce n'est ni un article pour le public ignorant, ni un rapport. Bref, je ne crois pas qu'il y ait lieu de les divulguer. (...)[2]
Bien affectueusement avec vous deux. Votre vieil ami.
André Gide »


Pour comprendre sur quel « rapport » Gide peine autant en 1938, il faut remonter en 1936. Le Front Populaire remporte les élections et le 4 juin Léon Blum, l'ami de jeunesse de Gide, est nommé président du conseil par Albert Lebrun. Le sous-secrétaire d'état aux affaires étrangères est également une proche de Gide : Andrée Viénot, fille de Loup Mayrisch. Gide et Viénot imaginent alors de faire nommer leur ami Marcel de Coppet au Maroc.

En août 1929 au Tertre, Gide et Martin du Gard
entourent Marcel de Coppet et revoient sa traduction
 de Old Wive's Tale de Bennet
Marcel de Coppet, administrateur colonial, avait accueilli Gide au Tchad en 1926 et l'avait aidé à dresser son réquisitoire contre les compagnies concessionnaires et les dérives du colonialisme dans Voyage au Congo et Retour du Tchad. Fin 1929, Coppet s'était fiancé avec la fille de son ami Roger Martin du Gard, Christiane. Dès son arrivée au ministère des colonies le 4 juin, Marius Moutet fait appeler Gide dans son bureau pour lui expliquer qu'il veut en effet confier à Coppet un poste important, mais que ce ne sera pas au Maroc...


Blum et Moutet ont d'autres ambitions pour Coppet qui est nommé gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française, décision votée par le conseil des ministres du 8 août 1936. Connu pour ses idées progressistes, Marcel de Coppet était l'homme idéal pour mettre en place la vision de Blum dans les colonies : « J'estime qu'un système colonial n'est pas viable quand il ne peut être animé du dedans par les indigènes qui doivent en bénéficier », explique-t-il dans une circulaire du 24 juin 36 au Corps Diplomatique.

Coppet part donc prendre son poste à Dakar, avec pour ainsi dire Gide dans ses bagages. Il embarque à Marseille à bord du Canada le 11 février, « avec l'espoir que, là-bas, je me saurai gré d'être parti », confie Gide à son Journal le 12, en mer. Après une escale à Alger, il débarque à Dakar le 19 février. En mars il est à Saint-Louis-du-Sénégal, l'ancienne capitale de l'A.O.F. Peu de temps après son retour en France en avril, il repart pour l'U.R.S.S. le 17 juin. Plus que jamais au cours de ces années-là, Gide est le « contemporain capital ». Il en a d'ailleurs conscience quand il confie à Green, en 1935, qu'il est devenu « une personne représentative »[3]

En janvier 1937 le gouvernement met sur pied une « commission d'enquête parlementaire sur la situation politique économique et morale dans les territoires français d'outre-mer » destinée à engager « la rénovation du système colonial français ». La Commission d’enquête dans les territoires de la France d’outre-mer est instituée par la loi du 30 janvier 1937. Dans les six mois qui suivent on fixe sa composition, son financement et son fonctionnement et elle peut tenir sa séance inaugurale le 8 juillet 1937. Elle compte une quarantaine de membres comme le montre ce document des Archives Nationales qui en dresse la liste et les affecte en trois sous-commissions, la 1ère en Afrique du Nord, la 2ème en A.O.F. et la 3ème en Indochine.


Composition de la commission d'enquête
dans les colonies et pays de protectorat
(Archives Nationales de l'Outre-Mer)
Députés et sénateurs, anciens administrateurs coloniaux, missionnaires, syndicalistes, représentants français au Bureau international du travail, côtoient des scientifiques et des hommes et femmes de lettres. Citons parmi eux : 
- Andrée Viollis, grand reporter, proche de Gide, spécialiste de l'Asie et nommée à ce titre dans la 3ème sous-commission; 
- Victor Basch, philosophe d'origine hongroise, co-fondateur de la Ligue des Droits de l'Homme, à qui Gide fait passer un chèque de 10000 francs pour l'aide aux femmes et enfants en Espagne en juin 37; 
- Pierre Viénot, mari d'Andrée Viénot, député, spécialiste du Maghreb et du Proche-Orient, affecté à la 1ère sous-commission; 
- l'éthnologue Lucien Lévy-Bruhl qui est avec Gide membre de la 2ème sous-commission. 
Henri Guernut, ancien ministre des Colonies et co-fondateur de la Ligue Internationale des Droits de l'Homme, est le directeur de la commission.






Le 13 septembre 1937, le très officiel Bulletin d'Information et de Renseignements de l'A.O.F. annonce la prochaine venue de la commission et donne les consignes pour accueillir comme il se doit ses enquêteurs : 





Toutefois, ce n'est qu'en octobre 37 que Gide obtient plus de détails quant à sa participation, comme nous l'apprennent les Cahiers de la Petite Dame [4] à l'entrée du 5 octobre : 

« Il a revu ces jours-ci, au Ministère, le secrétaire de cette commission coloniale dont il fait partie. Comme il n'a aucun titre particulier, on n'a pu le verser dans aucune des branches existantes : agriculture, législation, etc., et il apprend qu'on a imaginé de l'affecter ainsi que Lévy-Bruhl aux « Aspirations des Indigènes », et on lui indique dans ce programme éminemment vague : l'instruction et les comparaisons avec les méthodes anglaises. « Alors, lui disait Curtius, cela va encore vous tenir éloigné de la littérature ? – Je m'en suis pourtant beaucoup rapproché », dit-il.
Gide pense qu'il ne va pas pouvoir partir avant la mi-novembre, et il compte toujours emmener Pierre comme secrétaire »

Le 10 novembre 37, toujours dans les Cahiers de Maria Van Rysselberghe, les préparatifs s'affinent :

« Il a eu différentes entrevues au sujet de son voyage d'Afrique qui brusquement semble se dessiner et les craintes de tous ordres qu'il en avait, s'évanouir. Il me fait écrire à Pierre qu'il croit bien être à même de partir avec lui vers la mi-décembre et qu'au préalable il doit présenter un rapport qui servirait de base à justifier son envoi en Afrique. Pour ce travail comme pour la préface qu'Yvon lui demande de faire à son nouveau livre sur l'U.R.S.S. [5], Pierre serait d'un grand secours intellectuel et moral. »

Mais si dès le 14 juillet 1936 à Dakar, Européens et Africains défilaient ensemble pour fêter l'avènement du Front Populaire, du côté des colons conservateurs, la perspective de voir le duo Coppet-Gide mettre de nouveau le nez dans leurs affaires n'est pas du tout de leur goût. Le 6 février 1936, l'hebdomadaire de Brazzaville et Léopoldville L'Etoile de l'A.E.F., sous la plume de Géo Caillet, avait dénoncé les « voyageurs ayant glosé inutilement sur des choses qu'ils n'ont pas même entrevues de leur chambre d'hôtel, se bornant à reproduire de mesquins racontars. Parmi ceux-là il faut citer André Gide, Jean Marlet, Raymond Susset, Marcel Sauvage, Zia Péli et tant d'autres de moindre envergure, dont les ragots ont encombré une certaine presse. (…) Nous n'avons que faire ici de romanciers ou de journalistes à l'imagination trop fertile. »

Fin novembre 37, Andrée Viollis avertit par télégramme Gide et Pierre Herbart de possibles manigances contre Coppet. « Et Pierre fait cette réflexion : « Je ne serais pas autrement étonné si on essayait de saboter votre voyage. » » [6]


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[1] Erreur de Gide ou de la transcription ? D'après les Cahiers de la Petite Dame, Gide n'est parti au Foyer de Pontigny pour se reposer et travailler que le 4 mai, et ce jusqu'au 16.
[2] Sur le fac-similé de la lettre publié dans la revue, on peut ici lire au moins trois lignes supplémentaires (voir l'image) : « Roger m'a écrit d'émouvantes lettres, se disant prêt à accourrir [sic] au premier appel; et évidemment il est de ceux (il est peut-être celui) que j'aurais le plus de réconfort à revoir » Madeleine Gide est morte le 17 avril et Martin du Gard a beaucoup soutenu Gide par ses lettres. D'ailleurs sitôt rentré de Pontigny, Gide rejoint Martin du Gard à Serigny.
[3] Julien Green, Journal 1935-1939, entrée du 10 juillet 1935
[4] Maria Van Ryssleberghe, Cahiers de la Petite Dame, t. III, NRF, Gallimard, 1975
[5] Il s'agit de la préface à L'U.R.S.S. telle qu'elle est, Yvon, Gallimard, 1938
[6] Maria Van Ryssleberghe, op. cit., pp. 54-55

vendredi 19 août 2011

"L'opinion" dans L'évènement de mars 68




 Dossier sur la Correspondance Gide-Martin du Gard

L'évènement, n°26, mars 1968 (cliquer pour agrandir)

SARTRE (Qu'est-ce que la littérature) : « Pour l'essentiel, les écrivains de cette période me paraissent avoir réalisé en leur personne et par leurs œuvres l'ébauche d'une réconciliation entre la littérature et le public bourgeois... incapables d'embrasser sans réserve l'idéologie bourgeoise comme aussi bien de condamner sans recours la classe dont ils font partie... pour se sauver eux-mêmes, ifs sauveront la bourgeoisie en profondeur. »

ROY (Descriptions Critiques I) : « Le drame de Roger Martin du Gard, le drame de ses héros, c'est de ne consentir à fonder leur réflexion que sur la science... mais de ne consentir à fonder leur morale que sur une adhésion individuelle de l'esprit à chaque instant remise en question, menacée par la critique intérieure, solitaire. »

GIOVONI (député à l'Assemblée consultative provisoire — 7 juillet 1944) : « Cet écrivain frelaté qui a exercé une trouble influence sur les jeunes esprits, fait du défaitisme en pleine guerre... Sa manie de l'originalité et de l'exotique, son immoralisme et sa perversité en font un individu dangereux... Aujourd'hui la littérature est une arme de guerre : c'est pourquoi je réclame la prison pour André Gide. »

C.E. MAGNY (Histoire du Roman Français depuis 1918) : « Le monde de Roger Martin du Gard refuse absolument le sublime, s'interdit d'en poser la possibilité, aussi est-il muré dans son tragique intérieur et c'est cette fermeture métaphysique délibérée de la pan de l'auteur qui lui donne à la fois sa grandeur et son caractère désespéré. »

A. GIDE (Journal) : « Longue conversation avec R. Martin du Gard, tapi dans son matérialisme comme un sanglier dans sa bauge, Le Dantec, Taine sont ses Evangiles ; dans tout ce que je lui objecte, il tient à voir une manifestation de mon hérédité chrétienne. »

F. MAURIAC (Le Figaro Littéraire, 22-1-1968) : « Ce grand bourgeois de gauche (R. Martin du Gard) a pu, il en convient, avoir paru naguère d'accord avec Gide dans son effort pour comprendre le bolchevisme, mais, ajoute-t- il, je me refuse à être affilié (comme d'ailleurs j'ai constaté moi-même au lendemain de la libération qu'il refuse à se « mouiller »). »

Dossier sur la Correspondance Gide-Martin du Gard
L'évènement, n°26, mars 1968 (cliquer pour agrandir)

mardi 16 août 2011

Gide et Malraux à Pontigny

Malraux et Martin du Gard à Pontigny 
Début 1922, le premier volet d'un article intitulé « Aspect d'André Gide »* valut à son auteur, André Malraux, une lettre reconnaissante de Gide. Mais la revue Action dans laquelle était parue cette étude en était déjà à son douzième et dernier numéro. Leur rencontre se fait cette même année. Malraux l'a souvent racontée : « Il [Gide] tenait la sphère de la brioche dans sa bouche et il était surmonté de la brioche entière... Pour me serrer la main, il a arraché la brioche et m'a tendu la main. ». « Il restera toujours une brioche entre eux, quelque chose d'opaque et d'incongru », commente Jean Lacouture dans sa biographie de Malraux.

En 1924 à Pontigny, Marcel Arland fait signer le texte en soutien à Malraux, alors accusé de « bris de monument » et de « détournement de fragment de bas-reliefs » à Angkor, aux amis présents, dont Gide. Et quatre ans plus tard, lors de la session qui avait pour thème « Jeunesses d'après-guerre à cinquante ans de distance : 1878-1928 », Malraux marquait l'histoire des Décades par une joute oratoire fameuse avec André Chamson, sous le regard déjà admiratif de Gide. Ce que l'on connait moins, c'est l'étrange prévenance de Paul Desjardins à l'égard de Clara Malraux : le maître de Pontigny craignait que Gide n'enlevât Malraux !

Dans le tome IV de ses souvenirs***, Clara Malraux se souvient de l'approche de Paul Desjardins sur le chemin entre la gare et l'abbaye. Et je ne résiste pas au plaisir de prolonger un peu la citation pour entrapercevoir le visage de Groethuysen et goûter à l'air pontignacien. D'ailleurs ne manquez pas samedi 27 août prochain la soirée littéraire de Pontigny avec Pierre Masson, président de l'Association des Amis d'André Gide,qui fera revivre ces décades où l'on voyait un « Gide en famille ». 


« En 1928, je ne parvins à Pontigny qu'aux prix de quelques efforts. Selon André ce lieu où soufflait l'esprit devait être, tel le mont Athos, réservé à la masculinité. L'invitation qui nous vint de participer à une décade était-elle destinée à André seul ou nous visait-elle tous deux? Je l'ignore. Toujours est-il qu'André l'interpréta comme le concernant, lui****. Pour moi, je voulais qu'elle m'impliquât. « La femme doit suivre son mari en tout lieu », tel était le prétexte qui avait permis qu'on me libérât de l'hôpital-prison. Ce texte de loi, pensais-je, ne devait pas seulement justifier ma présence dans les tragédies mais aussi dans les comédies.
« Je suis le drapeau de Jeanne d'Arc, déclarai-je, j'ai été à la peine, je serai à l'honneur. » L'argument n'était pas en soi très convaincant, de plus il avait un caractère récriminatif peu plaisant. Je ne m'aimais pas dans le rôle de râleuse, mais je n'en pouvais plus d'être réduite à incarner la femme au foyer, rôle dont je savais que je le jouais plus mal qu'il n'est permis. Au demeurant peu d'effort aurait suffi à nous apprendre qu'en ce lieu sur lequel régnait un sage, on acceptait la présence des « compagnes ». Quant aux créatures féminines à part entière, exception faite pour les jeunes personnes qui à l'école de Sèvres jouissaient de l'enseignement de M. Desjardins mais n'avaient pas pour autant le courage ou le droit d'intervenir dans les discussions, sans doute n'en existait-il pas à l'époque, aux yeux des pontignaciens du moins.
L'endroit alors s'atteignait par le train. La gare se trouvant à quelques kilomètres de l'Abbaye où se déroulaient les festivités de l'esprit, M. Desjardins venait à pied au-devant de ses hôtes. Des groupes se formaient durant le chemin, plus ou moins provisoires. Le moment vint où M. Desjardins s'approcha de moi. Visage de saint un peu démoniaque, allongé par une barbichette grise, légèrement démodée. « Chère petite madame », me dit-il, avec une élégante douceur, « chère madame vous êtes très jeune et je comprends toutes les susceptibilités (moi, je ne comprenais pas à quoi il voulait en venir), vous êtes très jeune et votre mari est très jeune (oui, il est même plus jeune que moi). Il a beaucoup de charme. Une fois encore, je comprends toutes les susceptibilités, toutes les inquiétudes même. » A l'écart de nous marchait une bonne partie de l'intelligentsia française, pourvue de cols hauts, de cravates, de bottines. Dans les paroles dont j'étais la modeste cible, il y eut un temps d'arrêt destiné sans doute à me permettre de m'exprimer. Je ne le fis pas. « André Gide doit venir passer quelques jours parmi nous, dans notre humble demeure. Si cela peut vous déplaire ou vous inquiéter, dites-le moi. »
Soixante ans de respectabilité me surmontant, je n'ai su que marmonner : « Je serai heureuse qu'il vienne » tandis qu'en moi se bousculait un petit discours enragé où il était question « que j e m'en fous qu'André lui plaise ou qu'il plaise à André — d'autant plus que j'ai tout lieu de croire que mon époux a le goût des femmes et en ce moment très précisément de moi —, que leurs rapports à Gide et André les regardent, que nous avons lui et moi donné la preuve que nous voulons être libres, que nous avons payé pour cela, que nous avons volé des statues, que j'ai eu un amant, que j'en ai même eu deux, que nous continuerons à faire des choses interdites, que pour le moment, nous nous contentons de participer à la publication d'œuvres érotiques, de goûter aux joies paisibles de l'opium, d'aider de jeunes personnes à se faire avorter, de signer des traites en ignorant comment nous les paierons, que nous avons le goût de la transgression, voilà». De rage, je bégayais dans mes pensées : « Comprenez que si en ce moment nous jouons à votre jeu, ce n'est qu'un faux-semblant qui durera autant qu'il nous conviendra», achevais-je en moi-même.
Là-dessus, je jetais un coup d'œil sur ceux qui, disséminés devant et derrière moi, animaient ce paysage bourguignon, plein d'une sagesse que nous ignorions. Aucun de ces hommes n'avait jamais accompli un geste illégal. Leur vie entière était une non-remise en question des règles transmises par leurs prédécesseurs. Leurs débats avaient lieu avec de plus hautes instances que celles que nous affrontions. Car enfin Pontigny était né de l'Union pour la Vérité, l'Union pour la Vérité était née de l'affaire Dreyfus. Depuis lors, ceux qui se réunissaient rue Visconti ou dans l'Abbaye se posaient des problèmes éthiques sous un angle chrétien, teinté parfois d'un discret socialisme guesdiste, éclairé d'humanisme. La guerre, la révolution russe, le colonialisme suscitaient peu d'angoisse en eux : pour la plupart la cause des Alliés était d'une pureté virginale, le communisme l'intrusion des barbares dans un monde ordonné, la présence des Blancs en Asie et en Afrique, une nécessité de civilisation. A quel moment s'aperçoit-on que la maison va s'effondrer? Les fissures se montraient à peine. Les hommes de pensée, en France, savaient que les civilisations sont mortelles, mais le même Valéry qui avait constaté ce fait approuvait qu'on tirât sur les grévistes de Fourmies.
Très peu de ceux qui en cette année 1928 résidèrent avec nous dans l'Abbaye avaient franchi le seuil de l'Europe — en étaient-ils même? De ce qu'avait produit l'Asie, seule la mystique les intéressait. Qu'ils en eussent conscience ou non, leur vrai débat continuait d'être avec les spiritualités. Desjardins aspirait à « rouler sous la Sainte Table » - - il y roula au cours de la seconde guerre. Le prototype qu'il souhaitait incarner était tout monastique, précisé peut-être par la cathédrale qui, reliée à elle par ce qu'il restait du monastère, surplombait la maison d'habitation, la grande salle romane, réfectoire des moines où nous prenions les repas, à l'étage supérieur la bibliothèque où l'on se recueillait parmi les livres.
« Un langage réservé me paraît l'indice du vrai » et aussi « j'ai l'amour de l'ombre et de l'anonymat » a écrit Desjardins. Curieusement sa nature s'opposait à ses aspirations. Il n'y pouvait rien; quand, après qu'on l'en avait suffisamment supplié, il acceptait d'intervenir dans les débats, c'était avec un indiscutable brio. Quand on allait le rejoindre dans un des coins de la charmille où il se dissimulait modestement et ostensiblement, on s'étonnait de son acuité intellectuelle, de la multiplicité de ses connaissances, on s'étonnait aussi de la dure ironie cachée sous sa modestie. Surtout lorsqu'on sortait d'une conversation avec Groeth qui seul était son égal, son supérieur mme. Mais l'amour, l'amour intellectuel, il va de soi, habitait Groethuysen. Un jour qu'un agréable jeune homme, debout, dans le salon-forum de Pontigny, perdit contenance jusqu'à s'arrêter au bout d'une demi-phrase, à l'étonnement de l'auditoire qui attendait peu de lui mais néanmoins quelque chose, celui qui « savait penser la pensée des autres » intervint avec douceur : « Comme vient de nous le dire notre ami... » L'ami n'avait rien dit, mais eût-il pu parler selon son désir, l'exposé eût été celui que Groeth prononça si simplement qu'un instant nous crûmes qu'il n'était que le porte-parole de celui qui n'avait pu s'exprimer. Peut-être ce dernier le crut-il aussi.
A Pontigny, en somme, Dieu n'était pas mort, le thomisme triomphait, allant même jusqu'à rejeter toute autre forme de catholicisme, Marx n'était qu'à peine né, le freudisme faisait sourire, Nietzsche gênait un peu. En cet été 1928, ceux qui se rassemblaient en ce lieu, reflet de l'Université et d'une certaine littérature, ignoraient encore qu'ils étaient à la veille d'abandonner nombre de leurs valeurs.
A notre départ, je pense que Desjardins n'éprouvait plus de souci quant au trouble que pouvait faire naître en nous la présence, de courte durée d'ailleurs, d'André Gide. Mais mon époux lui causa d'autres tourments. « Malraux, écrivit-il, avec ses certitudes tranchantes me déconcerte et je bafouille devant lui. » Un peu plus tard, Gide, à son tour, constata qu'avec André comme avec Valéry, il se sentait bête. Quant à nous, la rencontre avec les pontignaciens nous laissait un peu éberlués. Dans le train du retour, André riait en pensant à l'une de ses voisines qui lui avait confié qu'elle avait l'intellection rapide : je l'avais, hélas, habitué à un autre vocabulaire. Il attendait d'une femme qu'elle parlât de sa « comprenette rapide ».

Clara Malraux, Le bruit de nos pas IV. Voici que vient l'été
(Grasset, 1973, Paris, pp. 72-77)


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* « Aspect d'André Gide », Action, Mars-Avril 1922, à lire dans les gidianArchives
** Malraux, une vie dans le siècle, Jean Lacouture, Seuil, 1976 (dans la collection Points, édition mise à jour fin 75 de l'édition originale, Seuil, 1973)
*** Le bruit de nos pas IV. Voici que vient l'été, Clara Malraux, Grasset, 1973, Paris
**** Quelques pages plus tôt, Clara Malraux expliquait déjà : « J'aurais voulu travailler; André s'indignait : pourquoi avouer notre misère – qu'au demeurant tout le monde connaissait. Ecrire ? André me le déconseillait. S'il ne m'a dit que plus tard : « Mieux vaut être ma femme qu'un écrivain de second ordre », déjà il me le laissait entendre. » (Ibid. p.34)

jeudi 11 août 2011

Sur la Correspondance Gide-Martin du Gard


 L'Evènement, n°26, mars 1968
Douze ans après sa psychobiographie consacrée à Gide, Jean Delay faisait paraître la Correspondance André Gide – Roger Martin du Gard* (Gallimard, 1968, 2 vol.). L'évènement**, dans son numéro 26 de mars 1968, consacrait 10 pages à annoncer... l'évènement. 
Le dossier se composait alors de l'article de Stéphane Fabert donné ci-dessous, d'encarts citant « l'opinion » de Sartre, Roy, Giovoni, Magny, Gide et Mauriac sur les deux hommes, de lettres tirées de leur Correspondance et de deux inédits. Inédits sur lesquels nous reviendrons...


 

« Martin du Gard
et Gide
l'art et la sincérité

La correspondance entre Gide et Martin du Gard que va publier Gallimard, avec une présentation de Jean Delay, s'étale sur près de quarante ans : 1913, 1951. Les deux auteurs sont aussi des témoins embarqués dans l' histoire, deux acteurs.

LES recueils de lettres effraient : sont-ils réservés aux chercheurs et aux dénicheurs d'anecdotes ? Il faut passer sur les débats littéraires oubliés, les noms propres — souvent inconnus — les rhumes, les déplacements saisonniers, les changements de paysages, cette part obligatoirement faite au quotidien, et qui garantit l'authenticité de toute correspondance.
Les lettres de Gide et de Martin du Gard sont un curieux mélange d'art et de sincérité. Leur principal intérêt est de montrer qu'œuvre et vie sont indissociables, et que l'une n'explique pas l'autre, ou réciproquement.
S'il est absurde de présenter Gide et Martin du Gard, il l'est peut-être moins de préciser quelque peu leurs rapports. Tous deux personnages publics, ils ont connu les honneurs suprêmes de la « carrière ». Ils ne les ont pas vécus de la même manière. Gide a fait incontestablement figure de monstre sacré, de référence absolue. Ce n'est pas le cas de Martin du Gard : il refuse « la légende
absurde du bénédictin laborieux muré dans sa tâche quotidienne », mais, s'il fait partie de la société littéraire et de la Société tout court, il s'est toujours aménagé une zone de silence, il a recherché l'abri des murs, de la campagne, des pensions de province.

André Gide et Roger Martin du Gard, Pontigny 1923
Deux grands bourgeois aisés : là aussi, il faut distinguer. Gide n'eut d'autre préoccupation que celle de gérer des biens et il se consacra, sans souci, à la passion d'écrire, de voyager, de sentir et d'analyser. Martin du Gard connaîtra des jours difficiles et certaines lettres nous étonnent, qui décrivent son émoi d'être un bourgeois sans argent, un propriétaire sans biens, un capitaliste sans capital : « Et ne perdez pas de vue l'absurdité de ma situation ! Je suis co-propriétaire d'une maison de rapport, avenue de Villiers, co-propriétaire d'un immeuble, rue du Dragon, dont nous n'avons que la nue-propriété ». Et plus loin : « Allez expliquer ça au prolétaire conscient pour qui je suis un heureux capitaliste ! Jamais il n'admettra qu'à l'heure actuelle être propriétaire de quoi que ce soit est une charge sans profit ! Et qu'on est riche que si l'on ne possède rien ! » (lettre à Gide).

Deux amis : Gide parle dans son Journal de leur « entente profonde », de son « incomparable ami dont la seule présence le rattache à la vie ». « Tout est fichu si nous n'osons plus être, l'un vis-à-vis de l'autre naturels, et si notre amitié doit exiger des soins de plante rare », écrit-il en réponse à Martin du Gard qui craignait que « son excessive franchise atteigne leur amitié dans son rayonnement qui ne va pas sans libre jeu de franchise et même un certain manque d'égards ».
Deux compagnons de métier enfin : d'un côté, le « Corneille du roman bourgeois », comme le définit Claude Roy, plongé dans son œuvre comme un moine en religion, perfectionniste, janséniste de l'écriture, refusant toute complaisance, gommant les effets pour parvenir à cette perfection neutre, à ces mots qui coulent de source, privilèges d'un travail écrasant ; de l'autre, Gide, un homme à périodes : période des récits, période des voyages, période du roman et de sa longue genèse. Mais toujours l'écriture : il médite, il reprend, il polit, il tempère — « seul l'art m'agrée, parti de l'inquiétude, qui tend à la sérénité »***. Cette sérénité du cœur, c'est la plume qui la gagne.

Gide et Martin du Gard : dirons-nous que l'Edouard des Faux Monnayeurs dialogue avec Jean Barois ? Les figerons-nous en esthète et scientiste ? Il faut préciser les rapports de l'homme et de l'œuvre.
« Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu'on soit sincère », s'exclame Armand Vedel dans les Faux-Monnayeurs. La vie et l'œuvre de Gide peuvent se définir comme une lutte contre soi-même et le monde pour la conquête de la sincérité. Après une enfance marquée, nous dit-il, par des crises nerveuses et la « difficulté d'être », vient une première libération. « II faut sentir le plus possible » : refus de la famille et du puritanisme, exaltation des sensations, prodigalité. Mais aussi la nécessité de l'analyse. Survient une crise puis la deuxième libération, la recherche d'une morale qui sera en même temps une esthétique, une ironie, un doute, une disponibilité conçus comme les critères absolus. L'œuvre de Gide se confond dès lors avec sa vie. La Porte étroite est un tableau des déboires du mysticisme. La Symphonie pastorale est une condamnation de l'hypocrisie, L'Immoraliste est une mise en doute de l'individualisme.

Mais le mensonge, l'hypocrisie, les règles imposées du dehors ont leurs sources dans la société et dans le colonialisme que Gicle va dénoncer. Abandonnant ses manuscrits pour les documents et les statistiques, Gide intervient publiquement, suscite des débats, se démène à tous vents et supporte les campagnes calomnieuses. Il retrouve le « mysticisme » dans la Russie de Staline pour laquelle il éprouvait, à la grande crainte de certains de ses amis, une sympathie pleine d'espoir. L'ordre stalinien lui apparaît comme une Eglise avec ses dogmes et ses grands prêtres, ses confessions et son inquisition. Il écrira Retour d'U.R.S.S. suivi des Retouches

Le doute est pour Gide, un moyen de vérification ; il est une fin en soi pour Martin du Gard, « La méfiance universelle » est partout dans une œuvre et une vie qu'il nous invite à confondre. A propos du projet des Thibault, il écrivait : « Un tel sujet m'offrait l'occasion d'un fructueux dédoublement, j'y voyais la possibilité d'exprimer simultanément deux tendances contradictoires de ma nature : l'instinct d'indépendance, d'évasion, de révolte, le refus de tous les conformismes et cet instinct d'ordre, de mesure, ce refus des extrêmes que je dois à mon hérédité » (Souvenirs).

Chez Martin du Gard le tâtonnement de l'esprit dans la vie, le refus des positions tranchées correspondent au tâtonnement de l'écriture, au refus des effets de style, aux scrupules sur le choix des termes, sur le parti à prendre, la perpétuelle description du pour et du contre. Ni emphase, ni cri, la parole est le produit d'une longue méditation, d'un recul qui en garantit l'honnêteté. De la crainte du fanatisme résulte scepticisme, solitude et angoisse. Si Gide s'ouvre au monde pour analyser ensuite, Martin du Gard est fondamentalement sur le qui-vive. 

Dans le dialogue des deux hommes, le thème de la religion sous-tend tout une démarche. Pour Martin du Gard l'athéisme est paradoxalement un cadeau du ciel : il ne le met jamais en doute, la moindre trace de religiosité lui est insupportable. Entend-il parler de conversion ? « Tout ça est atrocement pénible. Je voudrais pouvoir m'en détourner. Mais je ne puis. Cela réveille en moi des cendres qui refroidissaient mal, de secrètes rancunes. Ça me touche de trop près pour qu'on puisse me demander d'être tolérant ». 
L'athéisme est le fondement de l'attitude de Martin du Gard, la condition même du métier d'homme : « Grandeur de l'homme sans Dieu ». La croyance en un Dieu gendarme lui parait la plus méprisable des échappatoires, le plus facile moyen d'esquiver ce cheminement humain dans l'obscurité. Cette croyance conduit au fanatisme, à l'instauration d'une dictature, à la soumission de la raison, à l'affiliation aux dogmes et aux liturgies.

Si Martin du Gard a posé l'athéisme comme un postulat nécessaire, Gide l'a conquis de haute lutte. Et c'est là, nous dit Sartre, un point essentiel : « II a vécu ses idées, l'une surtout, la mort de Dieu (...). Ce que Gide nous offre de plus précieux, c'est sa décision de vivre jusqu'au bout l'agonie et la mort de Dieu... l'athéisme est devenu sa vérité concrète ». 

Est-ce là, comme le pense P.H. Simon, « préférer le confort de l'apostasie à l'amusement de l'alternative » ?
Etrange confort ! « l'alternative » était en effet son vice intime : choisir lui paraissait détestable parce que cela signifiait repousser ce que l'on ne choisissait pas. Comprenant trop bien l'interlocuteur (« C'est resté une des rares constantes de ma nature et ce qui fait qu'en politique je ne vaux rien : je comprends trop bien l'adversaire »), Gide admettait que l'on soit chrétien mais il le refusait pour lui. Il rejoignait ainsi d'une certaine manière Martin du Gard en écrivant : « C'est à l'homme seul qu'incombe la solution de tous les problèmes que lui seul aura soulevés. » Mais au nom d'une conception de l'humanité en action et non plus comme chez Martin du Gard au nom d'une certaine conception de la nature humaine. L'homme ne peut attendre aucun secours de la grâce : il doit s'accomplir lui-même.

« Tout ce que j'ai préparé est situé historiquement », écrit Martin du Gard, mais nous ne pouvons guère douter du mépris dans lequel il tient l'actualité. Non qu'il ne s'intéresse aux événements ; mais ils lui paraissent secondaires en ce qu'ils se contentent d'expliciter la condition humaine. L'histoire sert à mieux traquer l'homme, c'est, comme l'a écrit C.E. Magny, un « élément de tragique supplémentaire », une souffrance de plus à subir, et sans appel.

Y a-t-il même possibilité de progrès ? Martin du Gard doute que l'homme puisse se perfectionner : la partie est trop inégale. Antoine Thibault a beau dire « que l'histoire de l'humanité est une lutte victorieuse contre des forces nuisibles », nous lisons en filigrane que le mot « victorieux » est de trop. Que faire alors ? Martin du Gard pense que tout combat doit être celui d'un individu, ou d'une petite élite, jamais celui d'un ensemble. « Tâtonner seul dans le noir n'est pas drôle, mais c'est un moindre mal ».

L'écrivain a-t-il une responsabilité particulière ? Si l'homme doit nécessairement refuser la bannière des partis et des factions, n'adhérer que « modérément, équitablement et de manière critique », l'écrivain ne connaît qu'une seule règle : faire son œuvre. Martin du Gard-écrira à Gide : « A quoi sert d'habiter un sommet si ce n'est pas pour contempler de haut le grouillement... que répondrez-vous au Seigneur quand il vous demandera compte ? Direz-vous : bah, je n'avais plus rien à dire alors j'ai été me faire zigouiller sur les barricades. Il vous répondra : plus rien à dire, et qu'en savais-tu ? » 

La place de l'écrivain est devant sa table, non sur une tribune. Si l'écrivain s'y hasarde, il y perd jusqu'à la voix : « Ils emploient le vocabulaire à formule creuse des politiciens et négligent leur vrai devoir qui, semble-t-il, serait de poursuivre leur œuvre d'écrivain ». Poursuivre l'œuvre : c'est un impératif catégorique. Martin du Gard se montrera sévère pour Gicle : « Quoi, lui dira-t-il, vous endossez les hardes du tribun, vous exhibez sur une estrade le mérite acquis dans l'ombre du cabinet, vous le compromettez, vous substituez au recul nécessaire l'empressement de la déclamation ? »

Si Gide assigne à l'histoire une place inexistante dans ses livres (il nous assure que ni le Retour d'U.R.S.S., ni le Voyage au Congo ne sont « de la littérature »), il signe des pétitions et use de son prestige littéraire pour appuyer des causes politiques, « C'est ainsi, dit Gide, que tout récemment la notion d'un progrès possible de l'humanité a pris dans mon esprit une place prépondérante. Et le progrès, on ne peut commencer d'y croire sans désirer aussitôt y aider ». Bref, l'homme est par nature « embarqué sinon engagé », et sa libération passe par la libération du corps social.

Mais, nous l'avons vu, la morale gidienne se confond avec une esthétique : il en est de même pour la politique. « Dès qu'elle cesse d'être abstraite et s'humanise, la revendication de Promethée contre les dieux entre dans le domaine de l'art ». L'homme légitimement révolté dans sa quête du bonheur devient Prométhée, l'ordre social se mue en « Dieux », et la politique en esthétique. Là aussi, Gide se retrouve implicitement aux côtés de Martin du Gard. Il souscrit à ces lignes de T. Mann (Avertissement à l'Europe) : « La vie collective comparée à la vie individuelle est la sphère de la facilité. »

Parlera-t-on d'échec ? Martin du Gard a vécu son rationalisme, une certitude : l'adhésion individuelle est la seule possible, le libre exercice de la raison, trompée sans doute mais persévérante, est l'unique chemin vers la vérité. Gide a vécu une assurance : l'art supprime mensonges et mystifications, il libère l'homme des dieux et des autorités.

Gide et Martin du Gard ont cru que la politique était la protestation individuelle « bien tournée » d'un honnête homme et que l'humanisme se définissait par opposition au fanatisme. En septembre 1940, Gide écrit : « Nous entrons dans une époque où le libéralisme va devenir la plus suspecte et la plus impraticable des vertus ».

Stéphane Fabert »

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* Correspondance André Gide – Roger Martin du Gard. 1913-1951, ed. Jean Delay, Gallimard, 1968, Paris, 2 vol., 1913-1914 et 1935-1951, 739 et 581 pp. Signalons encore qu'en 1972 Delay donnait une introduction à la Correspondance Jacques Copeau – Roger Martin du Gard, ed. Claude Sicard, Gallimard, 1972, Paris, 2 vol.
** Mensuel fondé en février 66 par Emmanuel D'Astier de la Vigerie. Pierre Dumayet, Pierre Viansson-Ponté, Paul-Marie de la Gorce, Jean et Simone Lacouture apportaient leur signature aux côtés de celles des jeunes journalistes Danièle de la Gorce, Michel-Antoine Burnier, Jean Bertolino, Bernard Kouchner... La ligne éditoriale qualifiée de « gaullisto-tiers-mondisme » devait beaucoup à la personnalité curieuse de tout de son fondateur. En mai 68 , Emmanuel D'Astier s'intéresse au mouvement mais demeure gaulliste alors que la bande des jeunes journalistes est dans la rue. En soutenant la révolte, le journal se coupe d'une partie de son lectorat et les problèmes d'argent surviennent. Un numéro allégé reparaît entre les deux tours de la présidentielle de 69 mais L'évènement ne survivra pas à son fondateur qui meurt en juin. Une partie de son équipe éditoriale se retrouve en 1970 pour lancer la nouvelle formule du journal Actuel.
**** La phrase exacte est : « Seul l’art m'agrée, parti de l'inquiétude, qui tende à la sérénité. » Elle a été l'objet d'une controverse stylistique avec André Billy dans Le Littéraire et cette controverse a également été mise à profit par Etiemble en introduction à une critique de Thésée parue en mars 47 dans Les Temps modernes : « N'importe qui aurait écrit : seul m'agrée l'art qui, parti de l’inquiétude, tend à la sérénité. André Gide met plus d'inquiétude que de sérénité en son style. » (André Billy, Le Littéraire,13 juillet 1946) ; « Non, décidément, je ne puis préférer : seul m'agrée l’art qui, parti de l’inquiétude, tend à la sérénité. Le subjonctif tende me plaît : il retient l'esprit du lecteur. La phrase proposée par vous paraît plate et passerait inaperçue. » (André Gide, Le Littéraire, 27 juillet 1946).

mardi 9 août 2011

Emile Henriot sur La Jeunesse d'André Gide


Le quatrième et dernier texte d'Emile Henriot recueilli dans Courrier littéraire. XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains (Albin Michel, 1956) consacré à Gide et encore inédit en ligne a paru en 1956 dans Le Monde. Avec pour titre Une explication d'André Gide, il salue la parution du premier des deux volumes de La jeunesse d'André Gide, par Jean Delay (Gallimard, coll. Vocations, 1956 pour le tome 1 et 1957 pour le tome 2).


« Il n'est pas certain que le tempérament du romancier, dans la mesure 
où il l'éloigne de la vérité historique, ne le rapproche, du même coup, 
de la vérité psychologique. Aussi les libertés qu'il lui arrive de prendre 
avec l'exactitude, autant qu'elle indisposent l'historien, captivent un psychologue. »
Jean Delay, Introduction à une psychobiographie,
in La Jeunesse d'André Gide, vol.1 André Gide avant 
André Walter, 1869-1890, Gallimard, 1956




« UNE EXPLICATION D'ANDRÉ GIDE

Le professeur Jean Delay a été un des témoins de cet écrivain dans ses dernières années. Il connaissait l'homme, il admirait son œuvre, il s'est humainement intéressé aux démarches de son esprit, et il a obtenu de ses héritiers communication de ses inédits, correspondances et journaux intimes, que Gide avait toute sa vie soigneusement conservés dans sa curiosité de lui-même et son besoin de mise au jour et de justification. Le commentaire psychologique et d'une objectivité clinique de cette longue confidence restait à tracer, et voilà le sujet épuisé pour longtemps après cet ouvrage exhaustif de M. Jean Delay sur la Jeunesse d'André Gide (1), dont nous n'avons encore sous les yeux que la première partie, celle qui concerne André Gide avant André Walter, c'est-à-dire son portrait dans son premier livre écrit à vingt ans.

Jean Delay a raison de le remarquer : dans cette époque de formation d'un caractère ambigu les jeux n'étaient pas faits encore, mais l'étude de Gide enfant et adolescent, commandé par de lourdes influences familiales, permet d'assister de page en page à leur lente et presque fatale préparation. Le tempérament futur du personnage paraît fixé dès ses premières habitudes. Cependant, si l'observateur, à travers tant de témoignages écrits, peut discerner et déceler les influences morales, spirituelles, de sa parenté, dans les conditions que nous allons voir, un élément constitutif me semble échapper à son enquête. On nous dit bien quelle fut la sexualité d'André Gide, qui devait peser toute sa vie sur son comportement physique et moral, mais on manque d'information sur celle de ses parents, sous leur apparence guindée et silencieuse à cet égard. Pourquoi le drame physique d'André Gide ne lui aurait-il pas été ataviquement légué, lui aussi ? Héritier et victime d'une disposition spirituelle, pourquoi ne l'aurait-il pas été aussi d'une certaine prédestination des sens où les interdits de son entourage familial n'ont fait que le renforcer par la suite ? M. Jean Delay n'a pu s'empêcher de se poser lui-même la question, dans le dilemme ainsi nettement formulé : savoir si les... mettons si les déviations de Gide ont été chez lui cause ou conséquence de la sévère éducation qu'il a reçue, contre laquelle il n'a cessé de protester, jusqu'à l'éclatement final de ce puritain libéré ? Tout est délicat et parfois « à la limite du dicible », comme en convenait Gide lui-même ; mais, puisque psychologie génétique il y a dans cette analyse rigoureuse et les hautes leçons qui la suivent, il faut accompagner partout l'enquêteur, jusque dans l'intimité ténébreuse où s'élaborent ces mystères.

André Gide est le fils par sa mère des Rondeaux de Rouen, par son père des Gide d'Uzès, protestants les uns et les autres ; grands bourgeois du côté des riches et solennels Rondeaux, juristes sévères côté Gide. Le père est le plus sympathique, mort trop tôt pour avoir agi sur son fils resté orphelin à dix ans et qui gardera de ce père sensible, intelligent et replié un souvenir affectueux doublé du regret de ne lui point devoir davantage. Ce Gide, transplanté de son Languedoc brûlé, grinçant de cigales, dans la grasse et végétative Normandie, ne paraît pas avoir été heureux en son ménage rigoriste. Quelques notes retrouvées font apercevoir en lui un homme fin et mélancolique, avec de bons yeux pour s'analyser.

« Celui qu'il faut plaindre ici-bas, ce n'est pas l'amant sans espoir, ni l'amant trompé, ni l'amant qui a perdu ce qu'il aime, c'est l'homme qui n'a point aimé. » Il a pu aussi se plaindre autre part de voir s'éteindre et mourir en lui « tant de sentiments, dira-t-il, que je sentais faits pour être immortels ». Ce moraliste désabusé avait dû souffrir d'être dépossédé par sa femme au maintien strict, boutonnée et peu féminine, au visage ingrat, une vraie fille de la Bible, terrifiée et terrifiante avec sa peur panique du péché. Paul Gide aimait les livres, les poètes. Ayant un trop court instant entrevu près de lui une vie plus souriante et plus libre, le fils unique laissé aux « femmes de devoir » dont s'est plaint Rimbaud exprimera plus tard le regret d'avoir été privé de l'influence paternelle, qui l'aurait fait peut-être différent. Mauriac aussi, un jour de souvenir et de retour sur soi, dans une petite phrase émouvante, a noté le même regret d'un père trop tôt disparu, qui l'a abandonné aux soins et à la coupe d'une mère inquiète, rigide, despotique par souci du bien... De l'influence des mères sur les fils, de certaines mères sur certains fils : il y aurait là matière à une étude à part pour l'éclairage intime de ces natures dominées par un excès ou par un manque, comme ce fut le cas de Proust, de Rimbaud, de Larbaud ou de Léautaud. C'est au premier chef celui de Gide.

Sa mère a joué un rôle écrasant, exercé une influence déterminante dans sa vie. Respectable sans doute, et pleine d'amour pour son enfant nerveux, de santé fragile, de caractère difficile, mais intransigeante, volontaire, n'admettant aucune discussion ; la femme des tiroirs et des housses, des comptes bien tenus, de la bibliothèque fermée à clé, des horaires à la minute près, bardée de principes, de lois, d'interdits ; ayant le dégoût de la chair, l'horreur du péché, l'abomination de la nature et des exigences de l'esprit. Elle était de ces êtres qui rendent la vertu haïssable et impraticable et justifient toutes les révoltes. En face d'elle, irritant par ce qui le courbe et l'annihile, sympathique dans sa rébellion, son fils gouverné, craintif, honteux, humilié, ligoté par la loi que lui impose cette mère abusive, horrifié des péchés dont on lui fait peur, réfugié dans ses tristes et puérils plaisirs, simulant d'inquiétantes crises pour se protéger, épouvanté par les menaces idiotes d'un très illustre médecin, brimé au collège et confiné dans la demeure maternelle pour y achever ses études, entouré de monstres qu'il se fait, entre ses ferveurs et ses retombées, dans la compagnie quasi-exclusive de cousines, de tantes, toutes saintes femmes de l'obédience de sa mère ; il faut imaginer le malheureux André étouffant, cherchant la sortie et l'évasion, plein de vénération pourtant pour cette mère sans reproche, dans l'atmosphère irrespirable où elle le contraint. M. Jean Delay cite de nombreuses lettres, jusqu'ici inédites, de Gide à sa mère, et le second volume à paraître (déjà entrevu) en contiendra bien davantage, remarquables par leur minutie, effarantes par l'absence de liberté qu'elles comportent dans le besoin révolutionnaire de liberté qu'elles expriment de la part de l'enfant désolé « de n'être pas pareil aux autres », et plus tard de l'adolescent déjà touché par son génie et qui déclarera se sentir « élu » ; ou, pour parler moins bibliquement, qui aura trouvé sa vocation, cette « vocation » que Jean Delay s'est proposé de définir : ce sera d'écrire et de se décrire.

Avant même que d'avoir à dire, le sujet d'étude est formé ou plus exactement noué en lui, comme les botanistes disent que sortant de la fleur les fruits commencent à se nouer : le thème continu de Gide, ce sera sa division. Je signale particulièrement dans le beau, l'attachant travail du savant et très attentif professeur Delay les chapitres consacrés à l'enfance peureuse, coupable et divisée d'André Gide, son lent et douloureux passage « de l'anxiété a l'évasion ». Mais Gide s'est-il jamais évadé de lui-même ? Toute sa vie il aura cherché sa sortie, pour ne se trouver tout à fait que dans le dégagement noblement désintéressé de la fin. Son œuvre littéraire cependant n'aura pas été sans quelque complaisance à lui-même dans sa perpétuelle auto-inspection, ses oscillations et son inquiétude cultivée entre son puritanisme et sa soif de liberté, son horreur de la chair et son besoin d'aimer, son angélisme et sa « pédophilie », — ah ! que voilà un terme délicat et nuancé pour ne pas dire son homosexualité, puisqu'il faut, paraît-il, distinguer ! — ses élans d'âme et ses appétits d'émotions sensuelles, ses ferveurs, ses sanglots, ses répulsions, et malgré son intelligence sa parfaite incompréhension, son hostilité à l'égard de ce qui ne sentait pas comme lui, de ce qui n'était pas (lui la victime de « la famille ») de sa famille spirituelle et même de sa famille physiologique.
« André Gide avant André Walter », spécifie M. Jean Delay en ce premier tome pour caractériser le passage et la première libération du jeune écrivain dans ses Cahiers d'André Walter, écrits, publiés à vingt ans, pour le révéler à un petit nombre, dont Barrès qui généreusement s'employa à les faire connaître. Je n'ai pas beaucoup de goût pour ce livre geignard, exalté et balbutiant, dans ses exclamations et ses phrases à points de suspension, inachevées. Mais le document peut à bon droit intéresser un psychologue, et M. Delay, qui sait bien lire, en fait un grand cas, à ce titre ; il y trouve André Gide, sinon tout entier, tout chargé de son devenir, double, angélique et narcissien, peut-être même déjà ému par de jeunes baigneurs, sous les saules. C'est là qu'apparaît littérairement le personnage d'Emmanuèle, qui avait déjà pris une place importante dans la vie spirituelle et sentimentale de Gide, en la personne de sa cousine maternelle Madeleine Rondeaux. Il l'avait aimée dès l'enfance, et il l'aimera toute sa vie, la seule femme qu'il lui fût possible d'aimer, sans la toucher ; l'ayant épousée par la suite en un mariage blanc, qui le restera — peut-être d'un commun accord (la question sera posée). Gide s'était fait une doctrine de l'horreur sacrée de la femme, de l'amour sans œuvre de chair, et de l'œuvre de chair ou plus exactement du hors-d'œuvre de chair sans amour. Il se voulait ange en cette matière, en cette absence de matière. Emmanuèle-Madeleine, elle aussi de nature angélique, en plus naturel, avec moins de complications, s'était prêtée à ces vues, après s'y être d'abord refusée. Les Cahiers d'André Walter, où cet amour évanescent était expliqué, chanté, analysé dans ses limites, non seulement ne l'avaient pas convaincue mais l'avaient fait se retirer, quand Gide la demanda en mariage, son livre d'aveux à la main. Tout est étrange dans la vie de ces personnages hors série. La mère d'André Gide étant morte, qui avait toujours trouvé déraisonnable l'idée même de ce mariage entre cousins germains, Madeleine consentit pourtant à devenir l'épouse d'André ; et pour le professeur Delay il n'est pas douteux qu'il y eut là une sorte de substitution, comme si la jeune fille (son aînée de deux ans) avait décidé de prendre auprès d'André la place de la mère disparue. Ce que devait donner ce singulier ménage est bien difficile à comprendre et, malgré la littérature dont Gide a noyé et comme embaumé ce problème, reste pénible à imaginer. Madeleine-Emmanuèle a pu passer pour l'Alissa de la Porte étroite ; Gide, toujours enclin à distinguer, à spécifier, a plus d'une fois contesté l'identification possible. A l'en croire, ce n'est pas Alissa qui a été peinte d'après Madeleine, c'est Madeleine qui se serait mise à ressembler à Alissa : la vie n'inspire pas toujours les romans ; quelquefois même elle les imite. Un des derniers écrits d'André Gide, après la mort de Madeleine, Et nunc manet in te, a tardivement révélé, d'une façon assez horrible, la douloureuse réprobation de l'épouse angélique à l'égard des expériences corydonesques du peu angélique amateur de très jeunes éphèbes. Elle avait même brûlé ses lettres, dont l'écrivain ne se consola pas. Mais c'est lui, dans son extravagant besoin de sincérité et d'aveux qui nous a fait savoir dans quelle circonstance, témoin de ses aberrations, Madeleine-Emmanuèle lui avait trouvé « l'air d'un criminel ou d'un fou ». Tout cela est assez difficile à concevoir pour les êtres que l'on dit normaux ; mais il paraît que ce sont eux qui aujourd'hui constituent l'exception.
Les explications de M. Jean Delay sont très intéressantes et d'un esprit lucide, indépendant de toute polémique. Il ne se préoccupe pas de juger, d'excuser, de justifier. Il estime en médecin n'avoir pas qualité pour cela. Il tient que son rôle, sur un sujet donné, sur un cas, est objectivement d'expliquer, de faire comprendre. Ayant bien connu Gide, il admire sa sincérité, qui ne fait pas de doute à ses yeux ; et plus encore, grâce à cette sincérité, l'extraordinaire connaissance que Gide avait non seulement de lui-même, mais de ceux comme lui affectés des mêmes singularités, des mêmes perversions, des mêmes soifs, du même besoin d'avoir gidiennement raison en proclamant leur libération légitime. On conçoit en effet, toutes réserves faites sur l'apologie par Gide du gidisme, on conçoit l'intérêt marqué par un spécialiste de la psycho-physiologie humaine, comme le professeur Delay, pour les témoignages donnés par Gide sur son cas. Toute l'œuvre de l'auteur des Nourritures terrestres, du Traité du Narcisse et de Si le grain ne meurt, lui est consacrée, qui n'est qu'un journal sans fin, même quand il a tourné ses expériences en essais, en drames, en soties, en romans. Voir, entre autres démonstrations lumineuses, ce que M. Delay dit du portrait admirable en soi du petit Boris dans les Faux Monnayeurs ; où Gide a certainement transféré plus d'un trait de l'enfant qu'il fut, stylisé et porté au type dans ce personnage symptomatique du roman. L'ouvrage capital de Jean Delay est à lire. J'ai retrouvé dans ses analyses le beau talent sensible, scrupuleux, déjà signalé, de l'auteur de la Cité grise et des Reposantes. Dans son objectivité, son souci de saisir le vrai, sa rigueur et sa précision scientifique, sa pesée exacte des termes, son goût très fin et son attention sans défaut, il me semble avoir heureusement apporté l'exemple et le conseil d'un art neuf dans la critique et la biographie littéraire. Dans ce livre, c'est Delay qui compte autant qu'André Gide. Celui-ci d'ailleurs, qu'on l'aime, ou qu'on l'admire ou non, méritait cet ample travail. Sans préjuger de ce que l'avenir fera de lui, il a tenu un rôle important dans notre époque, ayant aidé des inquiets à devenir librement eux-mêmes, sans souci du bien ou du mal. Quant à sa propre libération, nous aurons à la voir s'achever dans le second volume de M. Delay, où nous retrouverons le personnage en train de poursuivre son évolution, « d'André Walter à André Gide », par laquelle il s'est accompli comme homme libre et comme artiste. On aime mieux ne pas penser à ce que sa vertueuse mère en aurait dit.
1956.»


1. Jean Delay, la Jeunesse d'André Gide (André Gide avant André Walter, 1869-1890), un vol., Gallimard.

(Emile Henriot, Courrier littéraire 
XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains
Albin Michel, 1956)