mardi 23 août 2011

Gide et la commission du Front Populaire (1/2)

 Dossier sur la Correspondance Gide-Martin du Gard,
fac-similé du fragment de lettre de Gide à Coppet,
L'évènement, n°26, mars 1968 (cliquer pour agrandir)


Après l'article de Stéphane Fabert sur la Correspondance Gide – Martin du Gard et les « opinions » sur les deux hommes, L'évènement de mars 1968 donnait deux « inédits » : un projet d'article avorté sur la liberté signé Roger Martin du Gard (à paraître bientôt du côté de notre blog ami consacré à RMG) et un fragment de lettre de Gide à Marcel et Christiane de Coppet datée de Pontigny, le 2 mai 1938 [1]. Voici la transcription qu'en livrait la revue :

« (...) J'avais déjà, avant Pâques, donné beaucoup de temps à la préparation de mon rapport, j'en ai même écrit deux chapitres (sur cinq qu'il devrait avoir). 1° sur les Sociétés de Prévoyance. 2° sur la suppression des Prestations. Les trois autres devant être sur l'Office du Niger, sur les questions d'enseignement, et le dernier sur des considérations générales. Mais la Commission d'Enquête a vécu ; et comme d'autre part je me débattais dans des difficultés inextricables et n'étais plus bien sûr de moi, j'ai lâché prise — quitte à répondre plus tard. Je sais bien que, même indépendamment de la Commission, je pourrai publier un Retour de l'A.D.F. [sic, pour A.O.F.] en pendant à mon Retour de l'U.R.S.S. Mais je redoute le raffut, n'étant pas ici bien assuré de ce que je veux dire. Je crains aussi de vous faire un tort considérable si je présente les « directives » de votre administration comme protectrice des droits et des intérêts des indigènes et d'achever de dresser contre vous les colons et ceux qui les soutiennent — étant donné surtout les tendances possibles d'un nouveau gouvernement en réaction contre celui du Front Populaire. Déjà certaines phrases des deux chapitres déjà rédigés me paraissent dangereuses et je n'ose les communiquer, fût-ce seulement à Guerunl [sic, pour Guernut], sans d'abord vous les avoir fait connaître. Je vous les adresse, par poste ordinaire (car rien d'urgent), tout en me disant que vous allez être bien déçu.
Le ton très incertain de ces pages vient de ce que je ne sais à qui elles s'adressent ; ce n'est ni un article pour le public ignorant, ni un rapport. Bref, je ne crois pas qu'il y ait lieu de les divulguer. (...)[2]
Bien affectueusement avec vous deux. Votre vieil ami.
André Gide »


Pour comprendre sur quel « rapport » Gide peine autant en 1938, il faut remonter en 1936. Le Front Populaire remporte les élections et le 4 juin Léon Blum, l'ami de jeunesse de Gide, est nommé président du conseil par Albert Lebrun. Le sous-secrétaire d'état aux affaires étrangères est également une proche de Gide : Andrée Viénot, fille de Loup Mayrisch. Gide et Viénot imaginent alors de faire nommer leur ami Marcel de Coppet au Maroc.

En août 1929 au Tertre, Gide et Martin du Gard
entourent Marcel de Coppet et revoient sa traduction
 de Old Wive's Tale de Bennet
Marcel de Coppet, administrateur colonial, avait accueilli Gide au Tchad en 1926 et l'avait aidé à dresser son réquisitoire contre les compagnies concessionnaires et les dérives du colonialisme dans Voyage au Congo et Retour du Tchad. Fin 1929, Coppet s'était fiancé avec la fille de son ami Roger Martin du Gard, Christiane. Dès son arrivée au ministère des colonies le 4 juin, Marius Moutet fait appeler Gide dans son bureau pour lui expliquer qu'il veut en effet confier à Coppet un poste important, mais que ce ne sera pas au Maroc...


Blum et Moutet ont d'autres ambitions pour Coppet qui est nommé gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française, décision votée par le conseil des ministres du 8 août 1936. Connu pour ses idées progressistes, Marcel de Coppet était l'homme idéal pour mettre en place la vision de Blum dans les colonies : « J'estime qu'un système colonial n'est pas viable quand il ne peut être animé du dedans par les indigènes qui doivent en bénéficier », explique-t-il dans une circulaire du 24 juin 36 au Corps Diplomatique.

Coppet part donc prendre son poste à Dakar, avec pour ainsi dire Gide dans ses bagages. Il embarque à Marseille à bord du Canada le 11 février, « avec l'espoir que, là-bas, je me saurai gré d'être parti », confie Gide à son Journal le 12, en mer. Après une escale à Alger, il débarque à Dakar le 19 février. En mars il est à Saint-Louis-du-Sénégal, l'ancienne capitale de l'A.O.F. Peu de temps après son retour en France en avril, il repart pour l'U.R.S.S. le 17 juin. Plus que jamais au cours de ces années-là, Gide est le « contemporain capital ». Il en a d'ailleurs conscience quand il confie à Green, en 1935, qu'il est devenu « une personne représentative »[3]

En janvier 1937 le gouvernement met sur pied une « commission d'enquête parlementaire sur la situation politique économique et morale dans les territoires français d'outre-mer » destinée à engager « la rénovation du système colonial français ». La Commission d’enquête dans les territoires de la France d’outre-mer est instituée par la loi du 30 janvier 1937. Dans les six mois qui suivent on fixe sa composition, son financement et son fonctionnement et elle peut tenir sa séance inaugurale le 8 juillet 1937. Elle compte une quarantaine de membres comme le montre ce document des Archives Nationales qui en dresse la liste et les affecte en trois sous-commissions, la 1ère en Afrique du Nord, la 2ème en A.O.F. et la 3ème en Indochine.


Composition de la commission d'enquête
dans les colonies et pays de protectorat
(Archives Nationales de l'Outre-Mer)
Députés et sénateurs, anciens administrateurs coloniaux, missionnaires, syndicalistes, représentants français au Bureau international du travail, côtoient des scientifiques et des hommes et femmes de lettres. Citons parmi eux : 
- Andrée Viollis, grand reporter, proche de Gide, spécialiste de l'Asie et nommée à ce titre dans la 3ème sous-commission; 
- Victor Basch, philosophe d'origine hongroise, co-fondateur de la Ligue des Droits de l'Homme, à qui Gide fait passer un chèque de 10000 francs pour l'aide aux femmes et enfants en Espagne en juin 37; 
- Pierre Viénot, mari d'Andrée Viénot, député, spécialiste du Maghreb et du Proche-Orient, affecté à la 1ère sous-commission; 
- l'éthnologue Lucien Lévy-Bruhl qui est avec Gide membre de la 2ème sous-commission. 
Henri Guernut, ancien ministre des Colonies et co-fondateur de la Ligue Internationale des Droits de l'Homme, est le directeur de la commission.






Le 13 septembre 1937, le très officiel Bulletin d'Information et de Renseignements de l'A.O.F. annonce la prochaine venue de la commission et donne les consignes pour accueillir comme il se doit ses enquêteurs : 





Toutefois, ce n'est qu'en octobre 37 que Gide obtient plus de détails quant à sa participation, comme nous l'apprennent les Cahiers de la Petite Dame [4] à l'entrée du 5 octobre : 

« Il a revu ces jours-ci, au Ministère, le secrétaire de cette commission coloniale dont il fait partie. Comme il n'a aucun titre particulier, on n'a pu le verser dans aucune des branches existantes : agriculture, législation, etc., et il apprend qu'on a imaginé de l'affecter ainsi que Lévy-Bruhl aux « Aspirations des Indigènes », et on lui indique dans ce programme éminemment vague : l'instruction et les comparaisons avec les méthodes anglaises. « Alors, lui disait Curtius, cela va encore vous tenir éloigné de la littérature ? – Je m'en suis pourtant beaucoup rapproché », dit-il.
Gide pense qu'il ne va pas pouvoir partir avant la mi-novembre, et il compte toujours emmener Pierre comme secrétaire »

Le 10 novembre 37, toujours dans les Cahiers de Maria Van Rysselberghe, les préparatifs s'affinent :

« Il a eu différentes entrevues au sujet de son voyage d'Afrique qui brusquement semble se dessiner et les craintes de tous ordres qu'il en avait, s'évanouir. Il me fait écrire à Pierre qu'il croit bien être à même de partir avec lui vers la mi-décembre et qu'au préalable il doit présenter un rapport qui servirait de base à justifier son envoi en Afrique. Pour ce travail comme pour la préface qu'Yvon lui demande de faire à son nouveau livre sur l'U.R.S.S. [5], Pierre serait d'un grand secours intellectuel et moral. »

Mais si dès le 14 juillet 1936 à Dakar, Européens et Africains défilaient ensemble pour fêter l'avènement du Front Populaire, du côté des colons conservateurs, la perspective de voir le duo Coppet-Gide mettre de nouveau le nez dans leurs affaires n'est pas du tout de leur goût. Le 6 février 1936, l'hebdomadaire de Brazzaville et Léopoldville L'Etoile de l'A.E.F., sous la plume de Géo Caillet, avait dénoncé les « voyageurs ayant glosé inutilement sur des choses qu'ils n'ont pas même entrevues de leur chambre d'hôtel, se bornant à reproduire de mesquins racontars. Parmi ceux-là il faut citer André Gide, Jean Marlet, Raymond Susset, Marcel Sauvage, Zia Péli et tant d'autres de moindre envergure, dont les ragots ont encombré une certaine presse. (…) Nous n'avons que faire ici de romanciers ou de journalistes à l'imagination trop fertile. »

Fin novembre 37, Andrée Viollis avertit par télégramme Gide et Pierre Herbart de possibles manigances contre Coppet. « Et Pierre fait cette réflexion : « Je ne serais pas autrement étonné si on essayait de saboter votre voyage. » » [6]


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[1] Erreur de Gide ou de la transcription ? D'après les Cahiers de la Petite Dame, Gide n'est parti au Foyer de Pontigny pour se reposer et travailler que le 4 mai, et ce jusqu'au 16.
[2] Sur le fac-similé de la lettre publié dans la revue, on peut ici lire au moins trois lignes supplémentaires (voir l'image) : « Roger m'a écrit d'émouvantes lettres, se disant prêt à accourrir [sic] au premier appel; et évidemment il est de ceux (il est peut-être celui) que j'aurais le plus de réconfort à revoir » Madeleine Gide est morte le 17 avril et Martin du Gard a beaucoup soutenu Gide par ses lettres. D'ailleurs sitôt rentré de Pontigny, Gide rejoint Martin du Gard à Serigny.
[3] Julien Green, Journal 1935-1939, entrée du 10 juillet 1935
[4] Maria Van Ryssleberghe, Cahiers de la Petite Dame, t. III, NRF, Gallimard, 1975
[5] Il s'agit de la préface à L'U.R.S.S. telle qu'elle est, Yvon, Gallimard, 1938
[6] Maria Van Ryssleberghe, op. cit., pp. 54-55

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