jeudi 11 août 2011

Sur la Correspondance Gide-Martin du Gard


 L'Evènement, n°26, mars 1968
Douze ans après sa psychobiographie consacrée à Gide, Jean Delay faisait paraître la Correspondance André Gide – Roger Martin du Gard* (Gallimard, 1968, 2 vol.). L'évènement**, dans son numéro 26 de mars 1968, consacrait 10 pages à annoncer... l'évènement. 
Le dossier se composait alors de l'article de Stéphane Fabert donné ci-dessous, d'encarts citant « l'opinion » de Sartre, Roy, Giovoni, Magny, Gide et Mauriac sur les deux hommes, de lettres tirées de leur Correspondance et de deux inédits. Inédits sur lesquels nous reviendrons...


 

« Martin du Gard
et Gide
l'art et la sincérité

La correspondance entre Gide et Martin du Gard que va publier Gallimard, avec une présentation de Jean Delay, s'étale sur près de quarante ans : 1913, 1951. Les deux auteurs sont aussi des témoins embarqués dans l' histoire, deux acteurs.

LES recueils de lettres effraient : sont-ils réservés aux chercheurs et aux dénicheurs d'anecdotes ? Il faut passer sur les débats littéraires oubliés, les noms propres — souvent inconnus — les rhumes, les déplacements saisonniers, les changements de paysages, cette part obligatoirement faite au quotidien, et qui garantit l'authenticité de toute correspondance.
Les lettres de Gide et de Martin du Gard sont un curieux mélange d'art et de sincérité. Leur principal intérêt est de montrer qu'œuvre et vie sont indissociables, et que l'une n'explique pas l'autre, ou réciproquement.
S'il est absurde de présenter Gide et Martin du Gard, il l'est peut-être moins de préciser quelque peu leurs rapports. Tous deux personnages publics, ils ont connu les honneurs suprêmes de la « carrière ». Ils ne les ont pas vécus de la même manière. Gide a fait incontestablement figure de monstre sacré, de référence absolue. Ce n'est pas le cas de Martin du Gard : il refuse « la légende
absurde du bénédictin laborieux muré dans sa tâche quotidienne », mais, s'il fait partie de la société littéraire et de la Société tout court, il s'est toujours aménagé une zone de silence, il a recherché l'abri des murs, de la campagne, des pensions de province.

André Gide et Roger Martin du Gard, Pontigny 1923
Deux grands bourgeois aisés : là aussi, il faut distinguer. Gide n'eut d'autre préoccupation que celle de gérer des biens et il se consacra, sans souci, à la passion d'écrire, de voyager, de sentir et d'analyser. Martin du Gard connaîtra des jours difficiles et certaines lettres nous étonnent, qui décrivent son émoi d'être un bourgeois sans argent, un propriétaire sans biens, un capitaliste sans capital : « Et ne perdez pas de vue l'absurdité de ma situation ! Je suis co-propriétaire d'une maison de rapport, avenue de Villiers, co-propriétaire d'un immeuble, rue du Dragon, dont nous n'avons que la nue-propriété ». Et plus loin : « Allez expliquer ça au prolétaire conscient pour qui je suis un heureux capitaliste ! Jamais il n'admettra qu'à l'heure actuelle être propriétaire de quoi que ce soit est une charge sans profit ! Et qu'on est riche que si l'on ne possède rien ! » (lettre à Gide).

Deux amis : Gide parle dans son Journal de leur « entente profonde », de son « incomparable ami dont la seule présence le rattache à la vie ». « Tout est fichu si nous n'osons plus être, l'un vis-à-vis de l'autre naturels, et si notre amitié doit exiger des soins de plante rare », écrit-il en réponse à Martin du Gard qui craignait que « son excessive franchise atteigne leur amitié dans son rayonnement qui ne va pas sans libre jeu de franchise et même un certain manque d'égards ».
Deux compagnons de métier enfin : d'un côté, le « Corneille du roman bourgeois », comme le définit Claude Roy, plongé dans son œuvre comme un moine en religion, perfectionniste, janséniste de l'écriture, refusant toute complaisance, gommant les effets pour parvenir à cette perfection neutre, à ces mots qui coulent de source, privilèges d'un travail écrasant ; de l'autre, Gide, un homme à périodes : période des récits, période des voyages, période du roman et de sa longue genèse. Mais toujours l'écriture : il médite, il reprend, il polit, il tempère — « seul l'art m'agrée, parti de l'inquiétude, qui tend à la sérénité »***. Cette sérénité du cœur, c'est la plume qui la gagne.

Gide et Martin du Gard : dirons-nous que l'Edouard des Faux Monnayeurs dialogue avec Jean Barois ? Les figerons-nous en esthète et scientiste ? Il faut préciser les rapports de l'homme et de l'œuvre.
« Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu'on soit sincère », s'exclame Armand Vedel dans les Faux-Monnayeurs. La vie et l'œuvre de Gide peuvent se définir comme une lutte contre soi-même et le monde pour la conquête de la sincérité. Après une enfance marquée, nous dit-il, par des crises nerveuses et la « difficulté d'être », vient une première libération. « II faut sentir le plus possible » : refus de la famille et du puritanisme, exaltation des sensations, prodigalité. Mais aussi la nécessité de l'analyse. Survient une crise puis la deuxième libération, la recherche d'une morale qui sera en même temps une esthétique, une ironie, un doute, une disponibilité conçus comme les critères absolus. L'œuvre de Gide se confond dès lors avec sa vie. La Porte étroite est un tableau des déboires du mysticisme. La Symphonie pastorale est une condamnation de l'hypocrisie, L'Immoraliste est une mise en doute de l'individualisme.

Mais le mensonge, l'hypocrisie, les règles imposées du dehors ont leurs sources dans la société et dans le colonialisme que Gicle va dénoncer. Abandonnant ses manuscrits pour les documents et les statistiques, Gide intervient publiquement, suscite des débats, se démène à tous vents et supporte les campagnes calomnieuses. Il retrouve le « mysticisme » dans la Russie de Staline pour laquelle il éprouvait, à la grande crainte de certains de ses amis, une sympathie pleine d'espoir. L'ordre stalinien lui apparaît comme une Eglise avec ses dogmes et ses grands prêtres, ses confessions et son inquisition. Il écrira Retour d'U.R.S.S. suivi des Retouches

Le doute est pour Gide, un moyen de vérification ; il est une fin en soi pour Martin du Gard, « La méfiance universelle » est partout dans une œuvre et une vie qu'il nous invite à confondre. A propos du projet des Thibault, il écrivait : « Un tel sujet m'offrait l'occasion d'un fructueux dédoublement, j'y voyais la possibilité d'exprimer simultanément deux tendances contradictoires de ma nature : l'instinct d'indépendance, d'évasion, de révolte, le refus de tous les conformismes et cet instinct d'ordre, de mesure, ce refus des extrêmes que je dois à mon hérédité » (Souvenirs).

Chez Martin du Gard le tâtonnement de l'esprit dans la vie, le refus des positions tranchées correspondent au tâtonnement de l'écriture, au refus des effets de style, aux scrupules sur le choix des termes, sur le parti à prendre, la perpétuelle description du pour et du contre. Ni emphase, ni cri, la parole est le produit d'une longue méditation, d'un recul qui en garantit l'honnêteté. De la crainte du fanatisme résulte scepticisme, solitude et angoisse. Si Gide s'ouvre au monde pour analyser ensuite, Martin du Gard est fondamentalement sur le qui-vive. 

Dans le dialogue des deux hommes, le thème de la religion sous-tend tout une démarche. Pour Martin du Gard l'athéisme est paradoxalement un cadeau du ciel : il ne le met jamais en doute, la moindre trace de religiosité lui est insupportable. Entend-il parler de conversion ? « Tout ça est atrocement pénible. Je voudrais pouvoir m'en détourner. Mais je ne puis. Cela réveille en moi des cendres qui refroidissaient mal, de secrètes rancunes. Ça me touche de trop près pour qu'on puisse me demander d'être tolérant ». 
L'athéisme est le fondement de l'attitude de Martin du Gard, la condition même du métier d'homme : « Grandeur de l'homme sans Dieu ». La croyance en un Dieu gendarme lui parait la plus méprisable des échappatoires, le plus facile moyen d'esquiver ce cheminement humain dans l'obscurité. Cette croyance conduit au fanatisme, à l'instauration d'une dictature, à la soumission de la raison, à l'affiliation aux dogmes et aux liturgies.

Si Martin du Gard a posé l'athéisme comme un postulat nécessaire, Gide l'a conquis de haute lutte. Et c'est là, nous dit Sartre, un point essentiel : « II a vécu ses idées, l'une surtout, la mort de Dieu (...). Ce que Gide nous offre de plus précieux, c'est sa décision de vivre jusqu'au bout l'agonie et la mort de Dieu... l'athéisme est devenu sa vérité concrète ». 

Est-ce là, comme le pense P.H. Simon, « préférer le confort de l'apostasie à l'amusement de l'alternative » ?
Etrange confort ! « l'alternative » était en effet son vice intime : choisir lui paraissait détestable parce que cela signifiait repousser ce que l'on ne choisissait pas. Comprenant trop bien l'interlocuteur (« C'est resté une des rares constantes de ma nature et ce qui fait qu'en politique je ne vaux rien : je comprends trop bien l'adversaire »), Gide admettait que l'on soit chrétien mais il le refusait pour lui. Il rejoignait ainsi d'une certaine manière Martin du Gard en écrivant : « C'est à l'homme seul qu'incombe la solution de tous les problèmes que lui seul aura soulevés. » Mais au nom d'une conception de l'humanité en action et non plus comme chez Martin du Gard au nom d'une certaine conception de la nature humaine. L'homme ne peut attendre aucun secours de la grâce : il doit s'accomplir lui-même.

« Tout ce que j'ai préparé est situé historiquement », écrit Martin du Gard, mais nous ne pouvons guère douter du mépris dans lequel il tient l'actualité. Non qu'il ne s'intéresse aux événements ; mais ils lui paraissent secondaires en ce qu'ils se contentent d'expliciter la condition humaine. L'histoire sert à mieux traquer l'homme, c'est, comme l'a écrit C.E. Magny, un « élément de tragique supplémentaire », une souffrance de plus à subir, et sans appel.

Y a-t-il même possibilité de progrès ? Martin du Gard doute que l'homme puisse se perfectionner : la partie est trop inégale. Antoine Thibault a beau dire « que l'histoire de l'humanité est une lutte victorieuse contre des forces nuisibles », nous lisons en filigrane que le mot « victorieux » est de trop. Que faire alors ? Martin du Gard pense que tout combat doit être celui d'un individu, ou d'une petite élite, jamais celui d'un ensemble. « Tâtonner seul dans le noir n'est pas drôle, mais c'est un moindre mal ».

L'écrivain a-t-il une responsabilité particulière ? Si l'homme doit nécessairement refuser la bannière des partis et des factions, n'adhérer que « modérément, équitablement et de manière critique », l'écrivain ne connaît qu'une seule règle : faire son œuvre. Martin du Gard-écrira à Gide : « A quoi sert d'habiter un sommet si ce n'est pas pour contempler de haut le grouillement... que répondrez-vous au Seigneur quand il vous demandera compte ? Direz-vous : bah, je n'avais plus rien à dire alors j'ai été me faire zigouiller sur les barricades. Il vous répondra : plus rien à dire, et qu'en savais-tu ? » 

La place de l'écrivain est devant sa table, non sur une tribune. Si l'écrivain s'y hasarde, il y perd jusqu'à la voix : « Ils emploient le vocabulaire à formule creuse des politiciens et négligent leur vrai devoir qui, semble-t-il, serait de poursuivre leur œuvre d'écrivain ». Poursuivre l'œuvre : c'est un impératif catégorique. Martin du Gard se montrera sévère pour Gicle : « Quoi, lui dira-t-il, vous endossez les hardes du tribun, vous exhibez sur une estrade le mérite acquis dans l'ombre du cabinet, vous le compromettez, vous substituez au recul nécessaire l'empressement de la déclamation ? »

Si Gide assigne à l'histoire une place inexistante dans ses livres (il nous assure que ni le Retour d'U.R.S.S., ni le Voyage au Congo ne sont « de la littérature »), il signe des pétitions et use de son prestige littéraire pour appuyer des causes politiques, « C'est ainsi, dit Gide, que tout récemment la notion d'un progrès possible de l'humanité a pris dans mon esprit une place prépondérante. Et le progrès, on ne peut commencer d'y croire sans désirer aussitôt y aider ». Bref, l'homme est par nature « embarqué sinon engagé », et sa libération passe par la libération du corps social.

Mais, nous l'avons vu, la morale gidienne se confond avec une esthétique : il en est de même pour la politique. « Dès qu'elle cesse d'être abstraite et s'humanise, la revendication de Promethée contre les dieux entre dans le domaine de l'art ». L'homme légitimement révolté dans sa quête du bonheur devient Prométhée, l'ordre social se mue en « Dieux », et la politique en esthétique. Là aussi, Gide se retrouve implicitement aux côtés de Martin du Gard. Il souscrit à ces lignes de T. Mann (Avertissement à l'Europe) : « La vie collective comparée à la vie individuelle est la sphère de la facilité. »

Parlera-t-on d'échec ? Martin du Gard a vécu son rationalisme, une certitude : l'adhésion individuelle est la seule possible, le libre exercice de la raison, trompée sans doute mais persévérante, est l'unique chemin vers la vérité. Gide a vécu une assurance : l'art supprime mensonges et mystifications, il libère l'homme des dieux et des autorités.

Gide et Martin du Gard ont cru que la politique était la protestation individuelle « bien tournée » d'un honnête homme et que l'humanisme se définissait par opposition au fanatisme. En septembre 1940, Gide écrit : « Nous entrons dans une époque où le libéralisme va devenir la plus suspecte et la plus impraticable des vertus ».

Stéphane Fabert »

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* Correspondance André Gide – Roger Martin du Gard. 1913-1951, ed. Jean Delay, Gallimard, 1968, Paris, 2 vol., 1913-1914 et 1935-1951, 739 et 581 pp. Signalons encore qu'en 1972 Delay donnait une introduction à la Correspondance Jacques Copeau – Roger Martin du Gard, ed. Claude Sicard, Gallimard, 1972, Paris, 2 vol.
** Mensuel fondé en février 66 par Emmanuel D'Astier de la Vigerie. Pierre Dumayet, Pierre Viansson-Ponté, Paul-Marie de la Gorce, Jean et Simone Lacouture apportaient leur signature aux côtés de celles des jeunes journalistes Danièle de la Gorce, Michel-Antoine Burnier, Jean Bertolino, Bernard Kouchner... La ligne éditoriale qualifiée de « gaullisto-tiers-mondisme » devait beaucoup à la personnalité curieuse de tout de son fondateur. En mai 68 , Emmanuel D'Astier s'intéresse au mouvement mais demeure gaulliste alors que la bande des jeunes journalistes est dans la rue. En soutenant la révolte, le journal se coupe d'une partie de son lectorat et les problèmes d'argent surviennent. Un numéro allégé reparaît entre les deux tours de la présidentielle de 69 mais L'évènement ne survivra pas à son fondateur qui meurt en juin. Une partie de son équipe éditoriale se retrouve en 1970 pour lancer la nouvelle formule du journal Actuel.
**** La phrase exacte est : « Seul l’art m'agrée, parti de l'inquiétude, qui tende à la sérénité. » Elle a été l'objet d'une controverse stylistique avec André Billy dans Le Littéraire et cette controverse a également été mise à profit par Etiemble en introduction à une critique de Thésée parue en mars 47 dans Les Temps modernes : « N'importe qui aurait écrit : seul m'agrée l'art qui, parti de l’inquiétude, tend à la sérénité. André Gide met plus d'inquiétude que de sérénité en son style. » (André Billy, Le Littéraire,13 juillet 1946) ; « Non, décidément, je ne puis préférer : seul m'agrée l’art qui, parti de l’inquiétude, tend à la sérénité. Le subjonctif tende me plaît : il retient l'esprit du lecteur. La phrase proposée par vous paraît plate et passerait inaperçue. » (André Gide, Le Littéraire, 27 juillet 1946).

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