vendredi 19 février 2010

19 février 1951



Masque mortuaire d'André Gide


« DEPUIS QUE VOUS N'ÊTES PLUS


«Mieux vaut être une épine au flanc de son ami, que l'écho de sa voix*.»

Emerson.


Depuis que vous n'êtes plus, grande ombre, il me semble que votre intégrité doive se recomposer dans le cœur de vos amis. Nous le savons bien, vous n'avez jamais voulu paraître celui que vous étiez vraiment. Mais n'est-ce pas toujours le plus difficile? Lorsqu'on est comme vous doté de richesses puissantes et contradictoires, comment ne deviendrait-on pas un objet de légendes, la proie facile du malentendu? C'est à nous, qui vous aimions, de conserver pure votre empreinte; c'est à nous qu'incombe le difficile devoir d'éclairer votre figure, de vous débusquer de vous-même.


La première fois que je l'ai rencontré, il avait une trentaine d'années. On n'imagine pas séduction plus rare, charme plus enveloppant; mais ce qui dans mon souvenir domine toutes les impressions, c'est la profonde originalité de cet être. Sur rien, il ne pensait comme personne; ce qu'il disait ne procédait jamais du paradoxe, mais d'une vision nouvelle à laquelle cette courtoisie dont il ne se départait jamais vous invitait à collaborer; et l'ivresse inconsciente qu'il éprouvait à se sentir si particulier en augmentait le prix. Le plaisir qu'il dispensait ainsi était un véritable envoûtement. Par quel prodige, dont je reste encore éblouie, sommes-nous devenus amis tout de suite, sautant par-dessus le stade de la relation? Il est vrai que celui qui provoqua notre rencontre possédait ce don de simplicité qui va jusqu'à l'indiscrétion ingénue et supprime ainsi tous les préambules, toutes les pudeurs mutiles. J'ai nommé Ghéon, dont le souvenir entraînant est inséparable des premières années de notre amitié. Nos vies étaient parallèles et il me semble qu'il n'est pas un événement marquant auquel nous n'ayons participé ensemble. Cette période, qui va de 1900 à la Grande Guerre, est dans ma mémoire comme une merveilleuse coupe débordante d'initiations et de joies.

La guerre vint mettre le poids de ses charges dans nos vies : durant deux années, nous avons travaillé quotidiennement du matin au soir à la même œuvre et cette période de travail, avec tout ce qu'elle nous révéla de nous-mêmes, cimenta notre attachement d'une sincérité qui ne connut jamais de défaillance.

En 27, après que la mort eut fait dans ma vie une brèche cruelle qui en changea le cours, je me revois, revenue à Paris et ne sachant encore comment, ni où, refaire un foyer, lui disant un soir : « II me semble que, depuis des mois, je vis en valise. » II me répondit : « Mais moi, chère amie, je n'ai jamais vécu autrement. Ah! tâchons du moins de poser nos valises l'une à côté de l'autre. » Ainsi fîmes-nous, depuis lors et jusqu'à sa fin, nous vécûmes en symbiose pour notre plus grand profit. Notre amitié était faite d'attrait, de confiance absolue, mais aussi de résistance — et ce dernier point n'est pas le moins important. C'est cette résistance qui empêcha ce long attachement de s'enliser dans l'accoutumance, qui empêcha nos contours de s'effacer — et jusqu'au bout notre affection est demeurée vivante, j'allais dire : armée. Avec l'âge, nos différences s'accentuant, j'étais devenue l'indispensable objection, celle qu'il quêtait, celle qui lui était devenue nécessaire. Mais avec quelle chaleur nous retrouvions toujours l'adhésion, devenue plus précieuse de tout ce qu'elle avait à surmonter.

Si j'ai dit ces choses c'est pour expliquer, pour excuser aussi mon sentiment, peut-être téméraire, de l'avoir bien connu, et de l'avoir aimé sans aveuglement, malgré cette première admiration restée intacte.

Tout éclairage peut être déformant dès l'instant qu'on s'en contente, et ce n'est que sous les feux croisés de ceux qui l'ont aimé que peut apparaître son vrai visage. Osons donc un éclairage excessif, excessif du fait de n'éclairer qu'un point.

Lui qui savait regarder un insecte, une fleur, avec une attention scrupuleuse et avertie; qui avait des sens infaillibles qui lui permirent d'exprimer toutes les sensations avec les termes les plus justes et les plus nuancés; lui qui durant le premier quart de ce siècle fut l'esprit critique le plus hardi, le plus subtil, le plus sûr; lui qui avait pour l'être humain une inlassable curiosité et les antennes les plus délicates — comment faire comprendre qu'il est certain domaine de la vie où la réalité lui échappait? Je veux parler du domaine des rapports entre les êtres — j'ai bien dit des rapports. En fait, ce qui était l'intéressait beaucoup moins que ce qui aurait pu être, que ce qui pourrait être : d'où la tentation de l'expérience toujours présente et le jeu passionnant des possibles, qui servit si admirablement son art et nous vaut l'enrichissement d'un Candaule, d'un Lafcadio. Ce monde des conjectures éternelles, c'est celui de la poésie, et c'est par là qu'il était un poète. Mais dans la vie, l'imagination du possible fausse les données du réel et peut ainsi masquer les vraies possibilités. Comment une telle disposition n'eût-elle pas entraîné un comportement déroutant et toujours imprévisible? Ici, trop engagé, là, pas assez; ici usant et abusant; là, avec la même candeur, laissant user et abuser de lui. Quand on pense, comme lui, qu'en psychologie tout reste encore à découvrir, on fait peu de cas de ce qu'on sait déjà, et la logique n'ayant que des bases incertaines, n'a guère de rigueur. La sienne se réfugiait dans l'art : lui, qu'un manque de logique dans une phrase faisait bondir d'indignation, n'avait aucune logique dans ses comportements. Il admettait difficilement que, telle chose étant, telle autre ne pouvait pas être : c'eût été rétrécir son champ des possibles. Je le taquinais souvent, lui disant qu'il ignorait systématiquement la soustraction, et ne connaissait que l'addition. Mais prenons garde qu'en abandonnant la logique de la vie quotidienne, il en retrouvait peut-être une plus profonde. Le savant aussi : ce qu'il a de plus précieux, de plus fertile, c'est ce qui le pousse aux hypothèses, par intuition de ce qui existe peut-être en puissance et n'est pas encore découvert; et, ces hypothèses, il les lance en dépit des règles existantes, vérités aujourd'hui, erreurs peut-être demain. Ne retrouvons-nous pas ici ce jeu des possibles que lui aussi lançait en dépit de toutes les règles existantes, de ces notions que les années, l'expérience, la civilisation ont fini par mêler à notre conscience? Mais pour lui ces notions courantes (convenances, conventions, dignité, esprit de suite, point d'honneur, conviction, ligne de conduite, etc.), c'est peu dire qu'en toute innocence il passait outre : au fond, ces notions étaient pour lui vides de sens, artificieuses, élaborées, non essentielles.

Si on consent à le regarder un instant sous cet éclairage, que de mots pénibles et grinçants prononcés contre lui (esprit retors, machiavélique, satanique, perfide, fuyant, calculateur) tomberaient d'eux-mêmes, eux aussi, vides de sens.

Mais je laisse à d'autres le soin de sa défense. J'ai hâte d'épancher mon infinie reconnaissance, et d'évoquer ce qu'il avait à mes yeux de plus précieux, de plus particulier : ce don d'exaltation, qui laisse derrière lui une traînée lumineuse. Là, nulle attitude voulue, nulle coquetterie, nul désir de plaire; l'exaltation sourdait de lui comme son expression la plus naturelle, la plus irrépressible. Je voudrais laisser dans l'ombre l'exaltation qui lui venait à travers l'œuvre d'art et qui faisait de lui un initiateur incomparable, pour ne parler que de l'exaltation qui lui venait de la vie : d'un papillon, d'un beau soir, d'une confidence, d'un mot généreux, d'une rencontre. Qu'il est difficile de parler de l'exaltation sans lui enlever son prestige, qui vient justement de ce qui se refuse à l'expression!...

Comment suivre cet imperceptible sentier qui mène la sensibilité et la fait brusquement déboucher dans un univers lyrique, où, par la vertu d'associations spontanées, des harmoniques se mettent à chanter et vous portent! Il y faut un champ de résonances plus grand, plus sonore, plus riche que celui des autres, et une âme généreuse qui donne son plus beau feu dans le partage, dans la fraternité, et fait «un instant singulier», comme dit Valéry, «devenir un monument de la mémoire».

Ceux qui lui doivent des instants pareils ne pourront s'empêcher de l'assimiler à un merveilleux magicien, qui arrivait à spiritualiser toute la vie par sa seule ferveur et à élever dans les cœurs le niveau de l'être humain.

Est-il plus bel éloge? »

Maria Théo Van Rysselberghe.


* Better be a nettle in the side of your friend than his echo.

jeudi 18 février 2010

... vu par Fabre-Luce

"Nombreux témoignages sur Gide après sa mort. Il est toujours amusant, en pareille occasion, de discerner les ramilles d'esprit. Les uns s'intéressent aux «idées» de Gide, à son évolution d'un christianisme tourmenté vers un matérialisme serein. D'autres partent de l'homme et cherchent dans sa pensée une expression de son tempérament. Les deux grilles laissent connaître une part de la réalité. Mais, dans le cas de Gide, la seconde livre certainement davantage. Il est resté jusqu'au bout intimement attaché à son «vice».
On le voit dans son Journal et dans beaucoup de témoignages. En 1939, sur le chemin de Malagar, Claude Mauriac détourne avec peine le septuagénaire d'un jeune Annamite. Jouhandeau note que, dans leur dernier entretien, l'octogénaire lui reproche de préférer la tendresse à la volupté. On voudrait savoir à quels moments Gide a quitté ces préoccupations pour d'autres, et si même cela lui est jamais arrivé. Quand, à la fin de sa vie, il essaie de «déconvertir» ses amis (de préférence : des cadets), c'est peut-être surtout une façon de les mettre en état de moindre résistance, de les préparer à une séduction ? S'ils ne se livrent pas à lui, qu'ils se livrent, du moins, à d'autres! S'ils ne commettent pas le péché de chair, qu'ils commettent le péché d'esprit ! Il demande à Green : «Pourquoi ne feriez-vous pas une embardée du côté du démon ?» Dans une telle phrase, on saisit le tentateur. (Il est vrai qu'il ajoute aussitôt, ce qui est merveilleusement «gendelettre» : «Vous feriez semblant.») Sous prétexte de sincérité, il pousse Green à réparer les omissions de son journal, affirmant, pour l'y encourager, qu'il va faire de même. Il tient d'ailleurs sa promesse : la publication des notes de Tunis suit de peu cette conversation. Il a l'air de dire à l'Ingénu de Virginie : «Chiche.» (Soit, répond celui-ci, mais outre-tombe.) On frémit en imaginant dans l'au-delà cette âme qui regrette si ardemment son corps, qui déjà l'a regretté pendant cinquante années de décadence.
Tout cela est complaisance sénile à un rut, mais aussi fidélité à une expérience dominante. Certains sensuels sont positivement illuminés par le plaisir charnel, comme un mystique peut l'être par l'extase. Ils se font ensuite les paladins de leur plaisir, comme d'autres d'une foi religieuse ou politique. Ajoutez à cela la fierté qui pousse un «coupable» à s'insurger contre la malédiction de la société : Sade, pendant un temps, distingua mal entre ses plaisirs sanglants et ceux de la Révolution.
Dans Les Sept Voluptés spirituelles*, cette clef du «plus grand plaisir possible» m'avait servi à pénétrer chez un certain nombre d'auteurs. Mais je ne soupçonnais pas moi-même alors combien de portes elle pouvait ouvrir. Je le découvris d'abord par les réactions de quelques lecteurs distingués. Certains, d'eux-mêmes, m'indiquaient leur serrure particulière. D'autres n'avaient pas de serrure, donc, en un sens, pas de trésor. Ceux-là s'insurgeaient contre ma méthode. Je me souviens de l'un d'eux, abstentionniste notoire : il était révolté. Je lisais dans ses yeux la crainte d'avoir été exclu d'une révélation. Gide, quand il se trouvait avec Charles du Bos, avec Green, éprouvait une crainte inverse. Le paradis des autres vous donne toujours un sentiment aigu de solitude.
Dans La Table Ronde, article très brillant de Jacques Laurent sur les audaces mesurées de Gide : «II veut vivre à sa guise, mais avec les félicitations de la brigade des mœurs... toucher ses dollars au cours noir, mais par le truchement de l'Office des changes.» II y a peut-être ici quelque injustice. Vers la fin du siècle dernier, les mœurs étaient impérieuses. On voit cela dans cette première partie des Mémoires de Zweig, qui se déroule à Vienne avant 1914. Ayant changé de tyrannie, nous pensons : «Douce Autriche-Hongrie.» Pas du tout! Conventions sexuelles et maladies vénériennes empoisonnaient la vie des jeunes gens. Ce qui est sûr, c'est que l'audace gidienne a cessé d'en être une à mesure que le danger se déplaçait. L'homme a gardé le prestige de son attitude, alors qu'elle ne comportait plus de risque. Les mœurs qu'il affichait sont même devenues un moyen de parvenir, en tout cas d'intéresser le public. En 1951, le professeur Gilbert Dreyfus** écrit : «L'homosexualité conditionnée reconnaît pour causes majeures la mode, le snobisme, l'arrivisme et l'esprit de lucre.» En écrivant Corydon, Gide aspirait peut-être vraiment, comme l'indique Roger Martin du Gard, au martyre d'Oscar Wilde. Mais il n'a réussi qu'à devenir l'idole des Verdurin et l'enseigne d'un clan de profiteurs. Son «côté Goethe» a été porté et sauvé par son «côté J.-J. Rousseau». Le bagne qu'il convoitait a été remplacé par une rente. Il faut voir là l'effet d'une malédiction particulière qui l'excluait du tragique.
Gide a aussi pris parti sur des questions sociales et politiques. Mais, là encore, il ne semble guère en avoir éprouvé d'inconvénients : c'est sans doute qu'il ne s'engageait pas à fond. Je ne crois pas beaucoup aux héroïsmes que ne marque aucun drame. Adhésion au communisme, puis Retour de l'U.R.S.S. : deux publicités successives. Pendant la guerre, après quelques hésitations, Corydon — dégoûté par le vertuisme de Vichy comme il l'avait été par le vertuisme soviétique — se rallie au général de Gaulle. Sa réputation de non-conformisme valorise son conformisme de la Libération. Il finit par mourir (ou presque) en habit, sur la scène de la Comédie-Française, félicité par le président de la République. Dernière image : un général, en mission officielle, vient s'incliner sur ce corps qui menaçait les conscrits.
En 1949, Gide signa une requête en faveur de Bardèche. «Vous me prenez par mon faible», dit-il à Guitard venu le solliciter. S'il tenait tant à la liberté de l'écrivain, il avait une belle occasion de le manifester en 1944***. Mais alors il soutenait la «justice» (l'injustice) contre la «charité» (injustice atténuée)... Quand un homme est mort, on regrette de ne lui avoir pas parlé plus sincèrement. Tout être a droit à la vérité. En 1945, je trouvais déjà Gide trop vieux pour lui écrire ce que je pensais de son attitude. Je ne voulais pas «troubler ses dernières années». (Ainsi tuons-nous les vieillards bien avant leur mort.) Mais sans doute Gide, s'il avait connu ce scrupule, ne l'eût-il pas approuvé. Il aurait voulu être traité en jeune — contredit."

Alfred Fabre-Luce, Journal 1951, Amiot-Dumont, 1952, Paris

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* A. Fabre-Luce, Les Sept voluptés spirituelles, Chez l'auteur, 1946
** L'auteur du célèbre Que sais-je ? « Les intersexualités » en 1972.
*** Le beau-frère de Brasillach a été inquiété à la Libération mais vite relâché. En 1948 son Nuremberg ou la terre promise, apologie révisionniste de l'Allemagne nazie, lui vaut la prison pour apologie des crimes de guerre.

mercredi 17 février 2010

La NRF sur Canal Académie

Une connexion satellite paresseuse, quand elle n'est pas capricieuse, m'a empêché de signaler plus tôt deux émissions de Canal Académie consacrées à la NRF. L'occasion de revenir encore un peu sur la revue après les festivités du centenaire et signaler à celles et ceux qui ne la connaîtraient pas cette radio en ligne souvent très intéressante.

Dans « La NRF, une revue d’exception dans le paysage littéraire du début du XXe siècle ! », Hélène Renard reçoit Robert Kopp qui a rassemblé dans un volume des Cahiers de la NRF les contributions d’une quinzaine de spécialistes réunis autour de ce centenaire de la NRF à la Fondation des Treilles. Ce cahier porte le titre : La place de la NRF dans la vie littéraire du XX ème siècle : 1908-1943.

Plus ancienne, l'émission Un jour dans l'histoire de Christophe Dickès intitulée « La Nouvelle Revue Française entre Guerre et Paix (1914-1925) » reprend le titre de l'ouvrage de l’historienne franco-israélienne Yael Dagan, paru en 2008 aux éditions Tallandier dans la collection Histoire d'Aujourd'hui.

vendredi 5 février 2010

Index texan

Que lit-on, ou plutôt que ne peut-on pas lire, dans les prisons texanes ? La réponse ici.

Les Faux-monnayeurs à l'écran (suite)

L'adaptation des Faux-monnayeurs par Benoît Jacquot tout d'abord saluée par Télérama a fait l'objet d'une critique plus sévère dans La Croix :

"«Je serais très curieux de savoir quand ce film passera sur France Télévisions », lance, sourire en coin, Benoît Jacquot en présentant son dernier film, Les Faux monnayeurs, un Fipa d’or d’honneur dans les bras.

Quel est donc ce film qui ferait trembler France Télévisions ? L’adaptation du roman polyphonique d’André Gide écrit en 1924. Un texte dont la structure, les ramifications et les personnages sont d’une richesse narrative complexe. Des êtres de chair qui se cherchent et qui se donnent, qui se séduisent et se trompent, qui se perdent et qui se retrouvent. Histoire de jeunes éphèbes et d’adultes, de beauté des corps et d’émois sensuels, le roman de Gide explore la ronde des sentiments homosexuels, pédérastes (un mot et une passion qui en 1924 étaient moins tabou qu’en 2010) dans la grande bourgeoisie parisienne.

On comprend donc le « sourire en coin ». Dans l’esprit de Benoît Jacquot, son film est nécessairement sulfureux. Il espère la polémique. Il aspire au scandale. Donc il en rajoute dans l’esthétisme, dans le maniérisme, dans le soin donné aux plans, aux décors, aux costumes, aux caractères, aux personnages. Une lumière, un découpage, une atmosphère léchés, soignés, travaillés… affectés. Le sourire en coin nous poursuit.

Et si tout cela était vain, creux, superficiel ? Après le Chateaubriand de Pierre Aknine, pourtant, on hésite à critiquer Benoît Jacquot. Toutefois, si on le compare avec son modèle, le roman de Gide, on doit bien reconnaître que la portée « subversive » de son adaptation reste inférieure à celle du texte. Qu’importe…

En fait, tout cela est un peu daté. Et la provocation, et le propos, et le goût du scandale. Les moins de 40 ans si chers à Patrice Duhamel pourront sans doute être sensibles à la beauté formelle du film de Benoît Jacquot, mais ne seront en rien choqués par cette œuvre artificiellement provocatrice. Le sourire en coin du réalisateur, le « Je serais curieux de savoir quand ce film passera sur France Télévisions » a démystifié son projet, a dévoilé un instant ce qu’il est : un faux-monnayeur.

Du reste, à la conférence de presse de France Télévisions, Patrice Duhamel s’étonne de la crainte de Benoît Jacquot. Le numéro 2 du service public n’est pas Tartuffe. « Les Faux Monnayeurs seront évidemment diffusés sur notre antenne », assure-t-il aux journalistes venus le rencontrer. Nous voilà rassurés. Benoît Jacquot peut dormir en paix : la réaction ne passera pas !
" (Le bloc-notes du Fipa 2010 : de Gide à Nurse Jackie, par Laurent Larcher, envoyé spécial de "La Croix" à Biarritz, 31 janvier 2010)

Pierre Assouline dans Le Monde note aussi cet accueil «contrasté» :

"Soit, mais la fiction ? C'est surtout là qu'on guette la littérature au tournant. Las ! Les deux grandes productions françaises les plus attendues ont laissé un sentiment contrasté. [...]

Les Faux-monnayeurs, de Benoît Jacquot, était l'autre grand spectacle annoncé par la rumeur. Contemporain consacré comme capital par l'histoire littéraire, diariste, épistolier et critique exceptionnels, Gide était un romancier plus limité. Cette histoire-là était réputée inadaptable. On comprend pourquoi. Le réalisateur est passé outre pour en faire son film le plus radical, voire élitiste, d'une beauté glacée, voire austère. Le parti pris est respectable mais le résultat, distendu et désincarné par l'incrustation de cartons ("Monsieur Profitendieu suit Bernard qui retourne chez Edouard voir Olivier"), donne un tempo lent à l'ensemble qui s'étire dans un ennui distingué.

A la sortie, ceux qui louèrent l'audace formelle du film se virent opposer une sournoise apologie de la pédophilie. Mais tous s'accordèrent dans l'idée que, puisque le film est programmé par la direction de France Télévisions "dans le courant de l'année à 20 h 30", ce sera certainement un soir où, sur TF1, l'équipe de France de football tiendra l'affiche dans un registre légèrement différent.
" (Le Monde des Livres, Pierre Assouline, 4 février 2010)

L'Humanité, sous la plume de Claude Baudry, résume :

" [...] les Faux monnayeurs, d’après Gide, a divisé les spectateurs entre ceux qui ont aimé cette œuvre exigeante et ceux qui ont détesté. Un peu de dispute dans un univers qui en manque, au fond, c’est déjà bien. "

... vu par Théo Ananissoh

Dans un entretien avec Boniface Mongo-Mboussa pour Africultures, l'écrivain togolais Théo Ananissoh évoque ses modèles littéraires à l'occasion de la sortie de son nouveau roman Ténèbres à Midi, chez Gallimard :


"B. Mongo-Mboussa : Quand on évoque votre écriture, on parle du style sobre d'une écriture directe, mais je crois que ce qui vous caractérise, c'est avant tout le ton juste. Quelles sont vos sources d'inspiration ? Vos maîtres en écriture ?

Théo Ananissoh : Ah ! Ce n'est pas aisé de répondre à une telle question. Quand l'idée et l'envie de devenir écrivain viennent à l'adolescence, le temps d'y arriver, on a accumulé beaucoup de lectures, donc d'influences et de références littéraires. Ce sont souvent des écrivains et leurs œuvres entières, mais parfois aussi c'est juste un livre en passant si je puis dire. Je me souviens de tel recueil de nouvelles d'Hermann Hesse dont j'ai admiré la sérénité d'écriture quand j'avais quinze, seize ans ou, à la même époque, de tout Maxime Gorki dont l'empathie pour les êtres m'émouvait beaucoup.

Une œuvre littéraire a plusieurs aspects. Nous pouvons aimer un roman pour l'histoire ou les personnages et négliger l'écriture ou inversement ; je ne me lasse pas de relire André Gide pour l'exceptionnel exercice de l'esprit qu'est chacune de ses phrases. Thomas Mann m'a appris que le critère, c'est l'orgueil de l'esprit. Il m'a sauvé de tout cet énorme complot qui consiste à refuser d'exiger de l'Afrique des preuves de son exercice de l'esprit. Dans Ténèbres à Midi, Bamezon dit que le monde est une création humaine ; eh bien, n'y sont bien lotis que ceux qui le créent au quotidien, ce monde ! C'est présomptueux de ma part, mais vraiment Thomas Mann est un maître. C'est un écrivain pour qui veut se consacrer à l'art. Son thème fondamental, à mon sens, c'est l'artiste et sa vocation. Ses personnages principaux sont souvent des écrivains (La mort à Venise, Lotte à Weimar - où il met en scène la figure de Goethe…) ou des musiciens (comme dans Le Docteur Fautus). Quoi de plus synonyme de l'esprit que l'artiste tel que l'entend ce grand écrivain allemand, c'est-à-dire le créateur instruit et conscient ?"