jeudi 25 mars 2010

Gide sur France Culture

Pour quelques jours encore on peut écouter en ligne l'émission Les nouveaux chemins de la connaissance diffusée par France Culture le mercredi 24 mars et intitulée «Tristesses du bonheur 3/5 : Gide - un bonheur terrestre ?» dans laquelle Raphaël Enthoven reçoit Pierre Masson.

Dans «philosophie», il y a «philo», comme dans «culture» il y a «cul» : Raphaël Enthoven donne dans la «philo». Cela pour vous donner une idée du style de cette émission qui commence par une tentative de Les Nourritures terrestres pour les nuls. Le genre de commentaire de texte qui, notamment dans l'enseignement des lettres, forge la haine des textes.

Une (je suppose) comédienne donne de belles lectures des Nourritures (il ne faut pas manquer l'enchaînement de la lecture de ladite comédienne avec une chanson d'Elvis Presley...). Le présentateur s'y essaie aussi, sur fond de musiquette new-age, c'est roulant. A ce sujet, je me suis demandé si ces lectures étaient ajoutées au montage ou enchaînées en direct. A peine la phrase de son interlocuteur finie, il embouche son texte comme il emboucherait une trompette. Solo !

Autre grand moment quand Pierre Masson cite Gide : «Apprendre à être heureux, c'est une gymnastique, comme celle des haltères.» «... «des haltères», il l'écrit en deux mots ou en un mot?», demande le philosophe, très fier de sa boutade, et qui précisera plus tard, parlant du «lecteur de bonne foi», qu'il l'écrit là aussi en deux mots.

M. Enthoven ne fait pas que prêter ses jeux de mots idiots à Gide, il trouve encore de belles comparaisons de ses images avec celles du film Microcosmos et affiche tout au long de l'émission un mépris dédaigneux pour Gide «qu'il na pas lu... ou presque». Il a beau en appeler à Zarathoustra, ses commentaires tombent au mieux à plat, et le plus souvent à côté.

Face à un tel foutriquet habitué à briller aux dépens de ses hôtes, Pierre Masson a réussi à maintenir le cap d'un discours cohérent. Et à ne pas se laisser enfermer dans cette dissertation oiseuse du début, élargissant les vues de l'auditeur à Candaule, à Saül, et même, «Tant pis pour vous!», aux Faux-Monnayeurs. Tant mieux pour nous !

mercredi 24 mars 2010

Subjonctif, encore

Où il est question d'un imparfait du subjonctif chez Gide. Et de bien d'autres choses...


« En 1934, rue du Vieux-Colombier, Paul Valéry me parlait incidemment de Gide : «Pourquoi, lui demandai-je, si vous êtes indifférent à son œuvre, mettez-vous si haut la Conversation avec un jeune Allemand ? - Qu'est-ce que c'est ?» Je le lui rappelai. «Ah, oui ! Ce doit être parce qu'il y a une réussite d'imparfait du subjonctif!...» Puis, avec la relative gravité qu'il mêlait à son argot patricien : «J'aime bien Gide, mais comment un homme peut-il accepter de prendre des jeunes gens pour juges de ce qu'il pense ?... Et puis, quoi! Je m'intéresse à la lucidité, je ne m'intéresse pas à la sincérité. D'ailleurs, on s'en fout*.» Ainsi finissaient souvent les idées qu'il jugeait, selon la formule de Wilde, bonnes pour parler. » (André Malraux, Antimémoires, Gallimard, Paris, 1967)


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* Le Trésor de la Langue Française est formel : les verbes foutre et s'en foutre ne se conjuguent pas à l'imparfait du subjonctif. Au «pédantisme à la cavalière» et aux «préjugés phonétiques» relevés par Souday s'ajouterait une autre incorrection... Et pourtant, ne trouve-t-on pas dans Un jour, poème dialogué de Francis Jammes publié en 1895 au Mercure grâce à Gide : «Elle dit qu'il faudrait qu'ils foutissent le camp» ? Ou chez Louÿs : «Parmi les principaux verbes de la quatrième conjugaison, il est inutile de citer foutre, je fous, je foutais, je foutrai, que je foutisse. La conjugaison de ce verbe est intéressante, mais on vous grondera plutôt de la connaître que de l'ignorer!» (Manuel de civilité pour les petites filles à l'usage des maisons d'éducation).

mardi 23 mars 2010

Outrecrânant subjonctif

Buste de la tombe de Paul Souday
au Père-Lachaise (source)


Gide ne manque pas de charmes. Pour cette blogueuse, ses imparfaits du subjonctif sont érotiques et contagieux... Voilà qui m'a fait songer au texte de Paul Souday paru le 15 septembre 1916 dans le journal Le Temps et intitulé «Le pauvre subjonctif». Texte précurseur où l'on trouve déjà les préoccupations d'un François Taillandier ou d'un Renaud Camus*.


«LE PAUVRE SUBJONCTIF

Un poète très connu publiait l'autre jour, dans un journal très répandu, un poème intitulé : la Fête de la Marne. Entre autres belles choses, on y lisait ces deux vers :

Plus tard, plus tard, enfant de demain, toi pour qui

Ces vaillants seront morts avant que tu naquis...

Avant que tu naquis ! On croit avoir la berlue, on se frotte les yeux, et on relit. Mais on a beau examiner le texte et le contexte, c'est bien cela ! Naquis n'est pas une faute d'impression; le poète n'avait pas écrit: «avant que tu naquisses»; il n'y a pas l'ombre d'une rime en isse dans le voisinage, et naquis rime manifestement avec qui; l'auteur ne peut bénéficier d'aucun doute. II lui était si facile d'écrire: «quand tu n'étais pas né» ! Il semble avoir employé une tournure qui exigeait un subjonctif (ou un autre) que pour bien manifester son dédain de ce mode malheureux.

Il est clair que le subjonctif éprouve une certaine difficulté à vivre. A l'imparfait, il a contre lui le pédantisme à la cavalière et de bizarres préjugés phonétiques. Car enfin si M. Albert Glatigny a pu intituler une de ses pièces : l'Illustre Brizacier sans que personne l'accusât de cacophonie, pourquoi brisassiez, du verbe briser, serait-il intolérable ? Et que reprochez-vous à aimassiez, du verbe aimer, puisque vous n'avez pas d'objection contre émacié (un visage émacié)? Des écrivains croient paraître légers en taxant de lourdeur l'imparfait du subjonctif et en le bannissant rigoureusement de leurs ouvrages. Remy de Gourmont, qui avait beaucoup de talent, mais un jugement vacillant, a soutenu qu'en presque toute circonstance ce triste imparfait n'était plus guère « qu'un signe de mauvaise éducation ». Et peut-être Gourmont a-t-il dit le contraire un autre jour : il excellait à se contredire; mais ce jour-là il a dit une absurdité. Un signe incontestable de mauvaise éducation, c'est de ne point parler correctement. Et si l'imparfait du subjonctif a l'air affecté, la faute en est aux ignorants et aux plaisantins qui attentent contre la langue. Ce sont eux qui sont mal élevés. Mais la situation s'aggrave, et c'est tout le subjonctif, même au, présent, qui tend à disparaître. Déjà, dans ce même article de 1910, Gourmont notait que le peuple dit : «J'attends qu'on sort. Je veux qu'on vient. Il faut qu'on finit...» De la conversation populaire, ce solécisme affreux passe peu à peu dans l'imprimé.

Nous avons reçu à ce sujet une intéressante communication d'un des meilleurs et des plus subtils écrivains de ce temps, qui malheureusement ne nous autorise pas à publier son nom. II a relevé dans divers journaux des phrases comme celles-ci : «Cela dura jusqu'à ce que l'infanterie allemande déboucha (sic) du bois au pas cadencé... Tirpitz a fait de la flotte allemande le plus grand instrument qui a fait ses preuves dans la guerre... Il est possible que l'idée de faire cueillir des lauriers au kronprinz a fait décider que l'attaque... Elles ont refusé de quitter la ville bien que l'ennemi se rapprochait... Poursuivre la guerre un an, deux ans, jusqu'à ce qu'elle aura à droite et à gauche annexé et fait évacuer...» Notre correspondant constate que cet infortuné subjonctif a presque complètement disparu de la langue anglaise, et il craint que cette faillite ne soit également inévitable chez nous, à cause de la tendance qu'ont toutes les langues à se simplifier. Mais cette simplification n'est qu'un pseudonyme de l'ignorance, et le «sabir» ou le «petit-nègre» sont encore plus simples. Nous estimons qu'il serait possible de réagir. Il faudrait seulement que les professeurs daignassent prendre soin de la santé de la langue, au lieu de s'hypnotiser dans un fatalisme pseudo-scientifique; et il faudrait d'abord qu'ils ne donnassent point le mauvais exemple, jusqu'à tolérer de grossières fautes de français dans des thèses pour le doctorat ès-lettres. Il y a un intérêt majeur à sauver le subjonctif. Nous sommes entièrement de l'avis de notre éminent correspondant lorsqu'il l'appelle un «instrument délicat de la pensée», et lorsqu'il ajoute : «Avec le subjonctif, avec le sens, le besoin du subjonctif, tendent à disparaître les règles qu'avait imposées un sentiment subtil de relation, de subordination, de dépendance. Par exemple on accorde de moins en moins, dans le langage courant, les participes; ou entend dire couramment : L'enveloppe qu'ils ont ouvert (sic)... Il n'est plus question de nuancer sa pensée : il n'est même plus question de penser du tout. On exige des autres et de soi des opinions nettes, tranchées, des convictions franches, des tournures indicatives. On sur-affirme. On écrit : La ville assiégée n'a jamais souffert un seul instant de la famine... Cette lutte énorme qui probablement sera la plus sanglante de toutes les batailles précédentes... Nous devons vouloir que, de plus en plus, elle lui ressemble de moins en moins...» Notre ami croit que la guerre a beaucoup contribué à multiplier ces erreurs et ces négligences. Il termine ainsi : «Encore un peu de temps et l'emploi du subjonctif, l'application de certaines règles de notre grammaire, celles-là même qui faisaient dire que notre langue était une éducation de l'esprit, va paraître une affectation. Encore un peu de temps et la langue d'un écrivain, je ne dis pas précieux, mais simplement correct, va paraître archaïque, savante, artificielle. Encore un peu et nous allons voir se creuser entre notre langue écrite et notre langage courant cette sorte de fossé qui, du temps de Tacite... Voilà pourquoi M. Albert Sarraut, en protégeant nos études classiques, à droit à notre reconnaissance. Du train dont allait notre instruction, la nouvelle génération allait être incapable, je ne dis pas d'aimer, mais même simplement de comprendre les classiques auteurs où se reconnaît et s'admire la France, où chacun de nous prend conscience de soi.»

La séparation de la langue littéraire et de la langue populaire serait un malheur à la fois pour la littérature et pour le peuple. Nous l'avions, en somme, évitée jusqu'ici. Il serait cruellement paradoxal qu'elle s'accomplît sous le régime de l'instruction obligatoire, qui fournit au contraire les plus sûrs moyens de l'empêcher. Mais il faut avoir la ferme volonté de s'en servir et ne point se donner de prétextes pour pactiser avec le jargon.»


L'entrée du 16 septembre 1916 du Journal de Gide nous apprend qu'il est l'auteur de cette « communication d'un des meilleurs et des plus subtils écrivains de ce temps » citée par Souday - avec en prime un néologisme qui montre bien qu'une langue mise au mors n'est pas une langue mise à mort :


«Dans le Temps de ce matin a paru un article de Souday (Le pauvre subjonctif), contenant des fragments de la lettre que je lui avais écrite. Je regrette un peu de lui avoir demandé de ne pas me nommer, car tout ce qu'il cite de ma lettre me paraît bon. J'ai toujours une tendance à outrecrâner...»


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* Ainsi que le fait remarquer «M. Pierre», l'ami de Renaud Camus, quelque part dans Outrepas je crois, les récriminations linguistiques du Journal de Camus ne sont pas sans rappeler celles du Journal de Gide...

lundi 22 mars 2010

Palimpseste, de Gore Vidal

Gore Vidal est né en 1925.
Il a 23 ans lorsqu'il rencontre Gide à Paris.



«Plus distingué, mais tellement moins talentueux que Truman Capote, Gore Vidal, surdoué prolixe mais sans génie, n'aura coiffé son rival littéraire et frère ennemi que dans l'art de survivre. Car que reste-t-il de Gore Vidal écrivain, outre un parfum de scandale ? Qui lit encore Un garçon près de la rivière, qui se souvient d'Ouragan, de Julien l'Apostat ou même de l'infernal Gore Vidal's Caligula de Tinto Brass (1979), film mégalo et unique en son genre où Rome, orgueilleuse et assoiffée de sexe, rayonnait dans toute sa juvénile cruauté sous les traits de Malcolm McDowell ?» se demandait Myriam Anderson en 2007 dans le Figaro Magazine.

Si le nom de Gore Vidal reste indéniablement moins connu que celui de Truman Capote, la journaliste sous-estime un peu l'importance du premier. La collection Re-trouvailles, des Editions Galaade qui ont re-publié en 2006 Kalki et Julien, a donné à relire le style et l'inspiration si particuliers de Vidal. Myra Breckinridge réédité dans la collection Rivages poche en 2003 et le plus récent En direct du Golgotha (sous-titré the Gospel according to Gore Vidal dans son titre original...), disponible aussi à Rivages poche, méritent le détour.

«Je n'ai rien à dire, je n'ai que des choses à ajouter», explique Gore Vidal dans la préface de ses mémoires parus en français en 2006 à Galaade Editions, Paris, dans une traduction de Lydia Lakel. Voilà pourquoi il choisit de les titrer Palimpseste. A plusieurs reprises aussi, Gore Vidal vient gratter les mémoires des autres pour écrire les siens. C'est ainsi qu'il corrige les souvenirs de John Lehmann sur sa rencontre avec Gide en 1948 :

"«Un jour, je persuadai André Gide de me laisser lui présenter le jeune Gore Vidal. Gore en rêvait depuis des années, et il était dans un état d'intense excitation lorsque nous sonnâmes à la porte de la rue Vaneau.» J'aime ce mot : persuadai. Valeureux John ? II est vrai qu'en ce temps-là je voulais rencontrer le grand homme de lettres, mais dire que je «rêvais» de rencontrer Gide, ou tout autre écrivain, relève de l'exagération.
Après tout, j'avais grandi aux côtés de personnalités bien plus célèbres que les vieux écrivains à qui je présentais mes hommages, comme le jeune Gide l'avait fait un jour à Oscar Wilde. Mais John ne savait rien de mon passé, et je n'allais rien lui en dire. À cette époque, j'aimais donner l'impression d'être un joueur de tennis professionnel devenu pute. John Bowen, alors rédacteur en chef d'Isis Magazine à Oxford, intitula sa critique d'Un garçon près de la rivière : «Embrasse-moi encore, lèvres de feu, je suis en amiante.» Nous sommes restés amis depuis.

«Le maître se montra des plus cordiaux et interrogea minutieusement Gore sur la place de la sexualité dans les textes américains. Gore finit par dire, un peu nerveux, qu'il lui avait envoyé un exemplaire d'Un garçon près de la rivière, bien qu'il n'eût jamais reçu de remerciement. Gide lui dit qu'il s'en souvenait très bien et changea immédiatement de sujet. Il parla des perversions étranges qui régnaient, paraît-il, parmi les riches vieilles filles et veuves de New York. Plus tard, Gore soupira et en conclut que Gide n'avait pas lu son livre. Je n'en étais pas si sûr.» En fait, je n'avais pas envoyé d'exemplaire de mon livre à Gide. Joseph Breitbach, un romancier français de l'époque et ami de Gide, me raconta que ce dernier lui avait dit, quelque peu amusé, avoir reçu plusieurs exemplaires de mon livre, mais envoyés par des personnes bien intentionnées qui estimaient qu'il devait rester informé des derniers ouvrages «sur la question», comme dirait le Dr Kinsey. Selon Breitbach, Gide aurait été content de rencontrer son auteur. Mais Breitbach quitta Paris, et ce fut donc le généreux John qui réalisa le rêve de toute ma vie : serrer la main qui avait serré la main d'Oscar Wilde.

J'ai un bon souvenir de cette rencontre. L'appartement était ensoleillé. Le bureau de Gide, en bois brut, donnait sur la rue Vaneau, pas très loin de l'appartement parisien de Mrs Wharton, rue de Varenne. Gide avait soixante-dix-neuf ans, des jambes courtes, un gros ventre et un imposant crâne d'œuf sur lequel trônait un béret de velours, très vie de bohème (1) ; il portait égale­ment une veste en velours vert foncé. Sa voix était profonde et assez théâtrale, semblable à celle d'un acteur de la Comédie-Française que j'avais vu dans Le Maître de Santiago de Montherlant.
Je félicitai le maître pour son récent prix Nobel, qui avait fait l'effet d'une bombe au sein de l'académie Scandinave, car Gide fut le premier admirateur avéré de l'homosexualité à recevoir ce prix. Il était radieux ; il récitait : «D'abord le rapport Kinsey, et après ça le prix Nobel (1).» John rata cela.

Je racontai à Gide ma rencontre avec le Dr Kinsey. Le maître était fasciné par l'homme et par son rapport, qui avait fait de lui une personnalité, sinon respectable, du moins crédible et valable. Il savait qu'Un garçon près de la rivière était associé au rapport. Oui, il avait discuté du livre avec Breitbach. Oui, j'aurais aimé avoir son soutien, mais rien ne m'était parvenu, du moins pas directement. Je considérais notre rencontre comme importante parce que Gide avait passé l'essentiel de sa vie sous le même genre de nuages qui s'amoncelaient à présent au-dessus de moi. Heureusement pour lui, la France avait atteint un certain degré de civilisation, et il avait pu régner sur le monde littéraire ; malheureusement pour moi, les États-Unis n'ont jamais été civilisés. Survivre n'est donc pas chose facile pour qui se trouve en porte-à-faux avec un pays aussi férocement superstitieux. Mais de la même manière que Gide avait survécu dans son monde, j'avais bien l'intention de survivre dans le mien. Dommage que notre rencontre ait eu lieu sous les auspices du condescendant John, au lieu de notre ami commun Breitbach, qui aurait pu orienter la conversation vers des sujets plus intéressants que ceux amenés par mon mauvais français appris à Exeter et les incessants cher maître (1) de John.

«Je reçois tant de livres, dit Gide. Tellement intéressants.» Ses yeux sombres pétillaient de joie. «Tenez.» II me tendit un volumineux manuscrit illustré, orné de lettres majuscules rouges écrites à la main. «Envoyé par un vicaire qui vit dans la campagne anglaise.» Les illustrations étaient de superbes images d'écoliers nus s'adonnant à toutes sortes de pratiques sexuelles.
J'étudiai ces images avec plaisir, puis je lui demandai : «Comment est le texte ?
- Un petit peu trop littéraire (1).» Le téléphone sonna. Gide décrocha. «Ah, cher maître.» (1) J'entendis une voix forte et nasale s'étrangler dans le combiné. Gide éloigna le téléphone de son oreille afin de nous faire entendre la conversation «Henry de Montherlant», murmura-t-il. Je devins, par la suite, un admirateur plus fervent de l'œuvre de Montherlant que de celle de Gide. Il y a quelques années, je fus très ému de trouver, sur la couverture d'une traduction de Julien en néerlandais, une note de Montherlant disant qu'il aimait lire et relire ce livre pour la «beauté» avec laquelle j'avais ressuscité les dernières étincelles du paganisme." (pp. 269-272)


« A l'époque je traquais les mensonges de Capote. », poursuit Gore Vidal.


"Truman m'avait également montré une bague en or sertie d'une améthyste. «C'est André Gide qui me l'a donnée. Il n'arrête pas de m'appeler.» Sous mes yeux, Truman se transformait ainsi en un brasier de pierres précieuses, avec le vieux Gide en guise d'insecte suicidaire. Je pouvais donc demander à Gide : «Que pensez-vous de Capote ?»
- Qui ?»
Je répétais son nom. Lehmann était mystérieusement gêné, comme si je trichais, en quelque sorte. Pensait-il que le mensonge de Capote ne devait pas être démonté ? Gide finit par comprendre de qui je parlais.
«Non, je ne l'ai jamais rencontré, mais plusieurs personnes m'ont envoyé ceci.» Il sortit de son bureau la photo de Truman posant pour Life. Il me fit un grand sourire. «Est-il à Paris ?»*

Nous parlâmes ensuite d'Oscar Wilde. Je ne me rappelle pas une seule de ses paroles. Il se demandait également ce que les Anglo-Saxons admiraient tant chez Henry James.
Au moment de partir, il me demanda si je voulais un livre. Je répondis : «Oui, Corydon.» II eut l'air surpris. C'était son premier livre «sur la question», un dialogue assez fin de siècle (1) sur les amours d'un berger virgilien. «Je ne donne jamais ce livre», me dit-il en m'accompagnant hors de la pièce. « Mind the step (2)», furent ses seuls mots en anglais. Mais il me dit qu'il était particulièrement fier d'avoir traduit Conrad de l'anglais vers le français.
La bibliothèque de Gide comportait deux niveaux, et une galerie séparait le niveau inférieur du supérieur. Il me tendit un exemplaire de Corydon sur lequel il écrivit : «Avec toute ma sympathie.» Ainsi l'ancien monde rencontrait-il le nouveau, à la croisée d'une page de titre." (pp. 273-274)

Notes :
1. En français dans le texte
2. «Attention à la marche.»


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* Sur la rencontre plus certaine de Gide et Capote en 1950 à Taormina, voir ce billet.


Gore Vidal, Palimpseste,
traduit de l'anglais par Lydia Lakel,
Galaade Editions, Paris, 2006
(et en poche dans la collection Points du Seuil)

samedi 20 mars 2010

Nul n'est prophète

Restons dans l'anecdote...

A Chaminadour, c'est Gide qui a été choisi pour la dictée du Championnat d'orthographe et de langue française. Plus précisément : un extrait de la Symphonie pastorale comme nous l'apprend La Montagne, le journal de mon enfance (qui, visiblement, n'a plus de correcteurs...).

vendredi 19 mars 2010

Lost in translation


Gide s'est toujours méfié des pensées détachées. Le si mal compris "Familles, je vous hais" prouve qu'il avait bien raison. Mais alors que penser de ce "The color of truth is grey" qui fait florès aux Etats-Unis jusqu'à s'afficher sur des maillots de corps ?

lundi 15 mars 2010

Portraits anglais

Arnold Bennett et Edmund Gosse sont parmi les premiers à signaler l'existence de Gide aux lecteurs anglais. En 1905, Edmund Gosse dans French profiles dresse déjà un tableau de la littérature française où Gide n'apparaît pas encore mais un important article de Gosse intitulé The writings of M. André Gide paraît dans la Contemporary Review en septembre 1909. Bennett signait lui aussi un article sur Gide dans la revue The New Age.



Arnold Bennet, par W. Rothenstein


Edmund Gosse, par W. Rothenstein


Valéry Larbaud sert de pont entre les deux pays. En 1911, Bennett rencontre Gide en France et la même année Gide part pour l'Angleterre où il rencontrera Gosse et Conrad. L'année suivante, lors d'un nouveau séjour en Angleterre, Gide partage le repas de Noël avec Henry James chez Gosse. En 1912 également, Edmund Gosse avait publié Portraits and Sketches (William Heinemann, Londres) parmi lesquels un portrait de Gide qui commence ainsi :


«International taste in literary matters is apt to be very capricious. France, well informed about Stevenson and Mr. Kipling, full of curiosity regarding Swinburne and Mr. Hardy, could not, to the day of his death, focus her vision upon the figure of George Meredith. These are classic names, but, among those who are still competitors for immortality, mere accident seems to rule their exotic reputation. The subject of the following reflections is an example of this caprice. He was born forty years ago ; his life has been, it appears, devoted to the art of writing, of which he has come to be looked upon in France as a master. In Germany, in Italy, he has a wide vogue, especially in the former. By a confined, but influential, circle of readers he is already looked upon as the most interesting man of letters under the age of fifty. But, so far as I have noticed, his name is almost unknown in England. This is the more extraordinary because, as I hope to suggest, his mind is more closely attuned to English ideas, or what once were English ideas, than that of any other living writer of France. He has reproved (in «Lettres a Angèle» and elsewhere) the «detestable infatuation» of those who hold that nothing speaks intelligibly to the French mind, nor can truly sound well in a French ear, except that which has a French origin. M. Gide has shown himself singularly attentive to those melodies of the spirit which have an English origin, but his own music seems as yet to have found no echo here.»

(Edmund Gosse, Portraits and Sketches, pp. 269-270)




Joseph Conrad, par W. Rothenstein

Et puis vint le bouillonnant séjour anglais de 1918, en compagnie de Marc. Gide retrouve Bennett, Gosse, rencontre les Stratchey-Bussy dont la charmante Dorothy... Il faut lire le très complet «Gide à Cambridge» de David Steel (BAAG n°125, janvier 2000, disponible sur le site Gidiana) pour mesurer toute l'importance de ce voyage. Et aussi Le Désir à l'œuvre de Naomi Segal (Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 2000) aux nombreuses collaborations dont celle de David Steel et qui donne le journal de Marc à Cambridge.

Dans Gide à Cambridge, David Steel raconte :

«C'est alors qu'une autre de ses connaissances anglaises, peintre lui aussi, le contacta : William Rothenstein, qui avait fait sa rencontre dans les milieux artistiques de Paris, avant le tournant du siècle, et avec qui, depuis 1913, il échangeait une correspondance sporadique. Rothenstein était un ami de Rabindranath Tagore et avait admiré L'Offrande lyrique, la traduction que Gide avait faite en 1913 du Gitanjali et dont il lui avait offert un exemplaire dédicacé. En fait, le peintre avait déclaré à Tagore qu'en ce qui concernait les traductions d'anglais en français il «n'avait jamais rien lu d'aussi remarquable [...] depuis les traductions de Poe faites par Baudelaire». Ce fut pour l'inviter à passer un week-end à Iles Farm, Far Oakridge, près de Stroud, que Rothenstein lui écrivit maintenant. Gide lui répondit pour expliquer la situation concernant son «neveu» de 17 ans qu'il hésitait à abandonner. Tous deux seraient les bienvenus, lui assura le peintre. Ils passèrent donc un long week-end, du 9 au 13 août, au plus profond du Gloucestershire. [...] Arrivés par chemin de fer dans le Gloucestershire en début de soirée, ils trouvèrent Mme Rothenstein qui les attendait en voiture. Marc sympathisa vite avec le jeune John (plus tard Sir John Rothenstein, critique d'art et mémorialiste). Avisé, cultivé et compréhensif, Rothenstein admirait la vaste culture et la puissance intellectuelle de son invité. On parla de la guerre, de la trahison de la culture allemande par ses chefs, de «la proscription de la vérité» par les deux camps, des écrits de Gide, du travail du peintre et, en cette première période post-cubiste, de l'abstraction dans la peinture. Gide, toujours farouche en la matière, consentit à jouer du piano. Au menu également, promenades et baignades. Le poète John Drinkwater et sa femme Kathleen, actrice, étaient voisins. Ils passèrent dans la soirée du vendredi et reçurent Gide et Marc chez eux le dimanche après-midi et le soir du lundi. Durant les conversations à Iles Farm, Rothenstein fit une douzaine d'études de son visiteur français, dont certaines au crayon, d'autres à la sanguine. Plusieurs étaient du goût du modèle. Il pressa le peintre, qui avait vécu à Paris, d'y retourner faire le portrait de Proust et d'autres de ses amis. Gide, écrivit Rothenstein, «avait un faciès mi-monacal, mi-diabolique ; il me rappelait des portraits de Baudelaire. Il y avait en lui un rien d'exotique. Il apparaissait en gilet rouge, veste de velours noir et pantalon beige, avec, à la place du col et de la cravate, une écharpe mollement nouée. Lorsqu'il nous quitta, il me manqua. La conversation, telle qu'il la pratiquait, si ardente, si profonde, me donnait la nostalgie de Paris.»

John Drinkwater, par W. Rothenstein


[...] Aux Rothenstein, Gide expédia, le 16 août, une lettre de chaleureux remerciements :

«Grantchester.

Cher Monsieur et ami,

Il faut pourtant que je vous redise encore quel exquis et durable souvenir j'ai remporté de Iles Farm, et de l'accueil charmant de Mme Rothenstein, et de la gentillesse de vos enfants, et de la beauté du pays, et de l'amabilité de vos voisins. Tout cela se tasse et luit au fond de ma mémoire et je n'y repenserais point sans nostalgie si vous ne m'aviez laissé l'espoir de vous revoir en France bientôt.

Le temps se maintient splendide, et hier avec Mme Bussy et Roger Fry nous avons été déjeuner sur l'herbe remontant en canoé la Cam...

Hélas, l'appel de la classe de Marc va mettre un terme à ces joies ; il fait un dernier effort, ces jours-ci, pour s'engager dans l'armée anglaise -- mais sans grand espoir d'y réussir. -- Il joint aux miens ses hommages pour Mme Rothenstein et ses salutations les plus cordiales pour vous tous.

Au revoir. Croyez-moi votre bien reconnaissant et affectueux.

André Gide.

P. Sc. Je reçois à l'instant le gilet vert. Merci ! --- C'est un vieil ami qui m'a accompagné au cours de tant d'aventures lointaines, que j'aurais regretté de le perdre.

J'ai écrit au Mercure de vous envoyer mon essai sur Wilde et j'espère que vous le recevrez dans quelques jours. » »

(David Steel, Gide à Cambridge 1918, BAAG n°125, pp. 41-43)



André Gide, par W. Rothenstein

Ce sont les dessins de Rothenstein qui illustrent ce billet, parus dans Twenty-four portraits en 1920 (George Allen & Unwin LTD, Londres), où l'on retrouve Gide, Bennett, Gosse et Conrad dans le même premier volume, aux côtés de Elgar, Frazer ou Wells...


Dans les coulisses d'Antoine et Cléopâtre

Dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°158 (avril 2008), Jean Claude compilait et commentait un important dossier sur Antoine et Cléopâtre. Important par le volume des lettres échangées entre Gide, Ida Rubinstein, Paul Dukas, Igor Stravinski et Léon Bakst pour l'essentiel. Important par la durée de ces échanges depuis la «commande» d'Ida Rubinstein le 5 février 1917 jusqu'aux représentations en juin 1920. Important enfin par le commentaire de Jean Claude au fil de cette chronologie.

Deux lettres brèves et significatives engagent ce processus. A la demande d'Ida Rubinstein : «Ayant le très vif désir de jouer Antoine et Cléopâtre aussitôt après la fin de la guerre, je serais heureuse que vous puissiez m'en faire une traduction», datée du 5 février, Gide répond le 7 février d'un simple : «Oui, Madame, avec ravissement, et je vous sais le plus grand gré de me choisir pour ce travail admirable, que j'ai conscience en effet de pouvoir accomplir pour votre plus grand consentement.»

C'est d'enthousiasme que Gide accepte l'aventure et se plonge dans la traduction de la pièce de Shakespeare. Dans un contexte où tout semblait pourtant contraire à ce projet. La fin de la guerre est proche, assure Ida Rubinstein, mais tout de même... Cuverville est sous la neige. Depuis mai 1916, le coup de foudre pour Marc Allégret tourmente Gide, pris aussi dans la crise religieuse qui donna Numquid et tu...? En plein dans l'écriture de Si le grain ne meurt, avril 1917 marque un tournant dans sa vie.

Le Journal et la correspondance montrent pourtant l'intérêt, le «ravissement» même, que Gide prend à cette traduction. Les lettres inédites tirées des Archives Catherine Gide données par Jean Claude le montrent aussi très soucieux du complexe échafaudage du spectacle - décors, musique, choix des acteurs, conditions financières, termes du contrat. Et en janvier 1918 la traduction est achevée.

Il faudra encore deux ans pour que le spectacle prenne forme. Janvier 1920 : Gide suit le travail du décorateur Jacques Drésa, du costumier Jean-Philippe Worth. En février il découvre la musique composée par Florent Schmitt. En mai, enfin, les répétitions commencent avec De Max, Max Dearly, Jean Yonnel, Jean Tissier, Pierre Bertin... Et comme chaque fois, Gide désespère du théâtre. «Cette attitude a toujours été la sienne : le divorce entre un texte auquel il apporte avec enthousiasme tous les soins et les conditions matérielles, de quelque nature qu'elles soient, propres à toute représentation et auxquelles il est incapable de s'adapter», note Jean Claude.

Et le spécialiste du théâtre gidien de préciser : «Il est vrai aussi qu'en cette circonstance, il s'est laissé entraîner dans un spectacle fastueux faisant appel à de multiples participants et à une interprète, exigeante certes, mais imprévisible et narcissique.» Sur la réception des cinq représentations d'Antoine et Cléopâtre on pourra consulter le dossier de presse des Gidian Archives. Si Martin du Gard juge le spectacle une «lamentable exhibition de music-hall»*, les critiques restent élogieuses pour le texte de Gide.


Ida Rubinstein en Cléopâtre (Le Théâtre, n°384, 1920)


Ce bref rappel pour introduire une amusante scène croquée sur le vif par le terrible et anonyme auteur (il signe d'un ?) du Théâtre indiscret de l'an 1924 paru en 1925 chez G. Crès, Paris. A l'occasion de la reprise en 1924 du Martyre de Saint-Sébastien, ce ? fait un portrait au vitriol d'Ida Rubinstein et se souvient des répétitions d'Antoine et Cléopâtre où l'on voit un Gide «muet, obstinément muet, perdu dans son rêve»...


« Les coulisses de l'Opéra (suite).

L'Opéra travaille à une reprise du Martyre de Saint-Sébastien. Mme Ida Rubinstein est en tête de la on n'ose plus dire distribution. On sait que Mme Ida Rubinstein paie pour jouer. Elle subventionne l'Opéra, elle consent des cachets royaux aux artistes dont elle s'entoure, elle s'offre le luxe de faire, à certains, ce qu'on appelle des ponts d'or. Son secrétaire, M. Sébastien Voirol, est chargé de répandre, en son nom, des libéralités diverses, renouvelables. On compte les personnes qui, touchant de près ou de loin, au théâtre, n'émargent pas au budget de Mme Rubinstein. Le mot distribution est, pour quelque temps, rayé du vocabulaire de l'Opéra. Il n'en est pas plus question que de corde dans la maison d'un pendu.

En pareille occasion, quand l'Opéra travaille, c'est bien simple : on vient à dix-huit heures, en vertu d'une convocation dûment paraphée, et l'on attend Mme Ida Rubinstein. On peut apporter sa nourriture.

Aux environs de vingt et une heures, une auto de la dimension d'une baraque Vilgrain vient aboutir à la cour de l'Opéra. Mme Ida Rubinstein parée comme un cheval de corbillard en descend. C'est tout de suite la panique. Des gens courent à travers les couloirs. Un veston rattrape un pagne. Un casque heurte un chapeau de paille. Des décors se déplacent. Des cintres se mettent en mouvement. Le rideau de scène se lève et un régisseur, échangeant sa pipe contre une trompette, sonne au ralliement. Tout le monde crie :

— La patronne !

Mme Ida Rubinstein ne va pas tout de suite sur la scène. Elle passe parmi les fauteuils dans lesquels sont enfoncés une trentaine de curieux. Elle jette un coup d'œil, au hasard examine en détail une personne ou deux, puis, se tournant vers M. Rouché ou bien avisant le régisseur général, laisse tomber d'un air profondément dégoûté :

— Je ne danserai pas ce soir.

Mme Ida Rubinstein est une vieille habituée de l'Opéra. C'est sa maison. Trente soirs de suite elle y fit répéter Antoine et Cléopâtre de M. André Gide. C'était en juin. La scène était furieusement animée. On entendait, des cintres :

— Envoyez la maison d'Antoine !

— Avancez la galère de Cléopâtre !

M. Grétillat faisait son entrée.

— Trop tôt, Grétillat, lui crie Desfontaines.

Et l'on recommence.

— Trop tôt, Grétillat, réitère Desfontaines.

Trop tôt, toujours trop tôt. M. Grétillat n'en fait qu'à sa tête ! M. Grétillat est un homme trop pressé. Il est parti trop tôt de l'Odéon. Mais il n'a pas l'air, un seul instant, de s'en douter.

— Trop tôt, Gretillat, trop tôt !

Et l'on recommence.

Dans un coin, De Max tenant en équilibre sur sa tête, un casque d'un demi-mètre de haut, se débattait péniblement dans le texte de M. André Gide.

Une nuit totale enveloppait la scène.

Un souffleur à toute épreuve se démenait dans sa boîte. Les périodes passaient, passaient. Impossible de saisir un mot.

Un silence brusqué interrompait l'avalanche.

— Qu'est-ce qui t'arrête, vieux, demandait Desfontaines.

— Je voudrais qu'on m'envoyât de la lumière ! répond De Max.

— Pourquoi faire?

— Parce que, mes enfants, je m'adresse depuis une demi-heure au soleil.

M. Brasseur était aussi de la partie. Il avait son melon, sa canne et ses gants. Un rien l'habille. Autour de lui, des fellahs, en costumes, pareils à des garçons dans un établissement de bain à bon marché par temps de vie chère.

M. André Gide était muet, obstinément muet, perdu dans son rêve.

M. Francis Viélé-Griffin, l'auteur de Phocas le jardinier, avec ses oreilles en vide-poches, était là. Il savourait. Le poète de la Jeune fille aux joues roses, M. Porché, la figure encadrée de noir, comme une lettre de deuil, savourait. Mme Simone aussi savourait.

Le sabotage d'une œuvre est toujours la revanche de quelqu'un. »

Le théâtre indiscret de l'an 1924, par ? (pp. 196-201)


__________________________

* «J'imagine que le jour où vous serez face à face avec l'ombre de Shakespeare, sur les rives élyséennes, il vous embrassera un peu rudement, avec tendresse et avec rancune, vous qui avez mis au service de son génie, votre génie et votre savoir, mais qui l'avez, ce soir de juin — pour quelles curiosités ? — vendu en place publique, et laissé dépecer au son des tambourins, par cette bande de chantres d'église, de peintres et de danseurs, de marchands en soieries et paillettes, sous les yeux d'un public de music-hall !!» (Martin du Gard à Gide, 14 juin 1920).


mercredi 10 mars 2010

André Gide voyage...

... c'est le titre de la préface que Gilles Leroy donnait à l'édition des récits de voyages de Gide dans la collection Biblos de Gallimard parue en 1993.

Le site Gidiana donne une chronologie des voyages de Gide établie par Pierre Masson avec les compléments de Daniel Durosay.


Photographie de Marc Allégret tirée de
André Gide par lui-même, de Claude Martin
coll. "Ecrivains de toujours", Seuil, 1963


En fouillant un peu le site Gidiana, ce que je vous encourage vivement à faire, vous trouverez de nombreux textes en ligne, articles du BAAG, thèses ou même livres en ligne comme le André Gide. Voyage et écriture de Pierre Masson, paru aux Presses Universitaires de Lyon en 1983.

mardi 9 mars 2010

Gide au Japon (suite)

Suite aux questions soulevées dans le précédent billet, Akio Yoshii, professeur de langue et de littérature à l'université de Kyushu et auteur entre autres de l'édition critique du Retour de l'Enfant prodigue (Presses Universitaires du Kyushu, Fukuoka, 1992), a bien voulu apporter sa précieuse lanterne.

« Le « jeune écrivain japonais » qui adressa une lettre à Gide le 29 novembre 1950 est Mitsuo NAKAMURA. Cette très belle lettre, traduite par lui-même en japonais, fut publiée dans la revue Tenbô d’avril 1951. Elle reste jusqu'ici inédite en français : l’original en est conservé aux Archives Catherine Gide », m'apprend le professeur Yoshii qui précise : « Certes il y a quelques autres Japonais qui échangèrent des lettres avec Gide, mais comme auteur d'une pareille lettre, on ne connait que Nakamura... »

Par le texte de Nakayama paru dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France que je donnais dans le précédent billet, on connaît au moins une phrase de cette lettre inédite de Nakamura : «Je suis un jeune écrivain japonais né d'un grain que vous avez semé ...». La réponse d'André Gide à cette lettre en révèle d'autres extraits, réponse publiée dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°19, juillet 1973, pp. 5-7 :


ANDRÉ GIDE À NAKAMURA MITSUO


[Paris,] Le [mardi] 2 janvier 1951.

Cher Mitsuo Nakamura,

Votre longue et excellente lettre du 29 novembre m’est parvenue hier. Il me faut vous avouer que la joie apportée par les renseignements que vous me donnez sur l’accueil de mes livres au Japon, sur l’attention que prête à mes écrits un peuple avec qui je ne pensais point qu’un terrain d’entente morale et intellectuelle fût espérable, fût possible (et vous m’affirmez, à présent, avec preuves, qu’il est certain), cette joie profonde est accompagnée d’un sentiment très grave et proche de l’angoisse : c’est celui de la responsabilité. Vous avez certainement raison de remarquer que notre culture est le résultat même de la lutte du non-conformisme contre les instincts grégaires de l’humanité, le résultat du triomphe plus ou moins immédiat (et qui parfois se fait péniblement attendre) de quelques individus « qui ne se fiaient à personne d’autre qu’à eux-mêmes, qui regardaient toutes choses avec leurs propres yeux, sentaient avec leur propre coeur et recherchaient jusqu’au bout les possibilités de leur moi » ; vous ajoutez, fort judicieusement : « et d’un public intelligent qui sait les apprécier toujours, il est vrai, un peu en retard ». C’est là ce qui me faisait dire, en guise de conclusion à une conférence récente (Bruxelles, répétée au Liban) : « Le monde sera sauvé par quelques-uns. »

Lorsqu’il s’agit de vérités révélées, la ligne de conduite est simple : il n’y a qu’à écouter, à se soumettre, à suivre, quel que soit le dogme enseigné. C’était, c’est le mot d’ordre du fascisme en quelque pays que ce soit : « Credere, oboedire, combattere ». J’ai vu les murs italiens couverts des affiches reproduisant ce mot d’ordre. Nous avons vu à quels abattoirs cela menait des peuples entiers. Nous continuons à le voir. Mais il est si reposant, si confortable, de fournir ainsi à la masse non-pensante, à l’immense majorité des hommes, des raisons, en apparence très généreuses, de se dévouer. La moindre interrogation paraît impie, qui invite l’homme à relever le front et à (se) demander : « Croire à quoi ? Obéir à qui ? Combattre quoi ? » Et pourtant le salut de chacun de nous (et de chaque peuple) est là : dans l’interrogation, le scepticisme. À parler franc, je crains que, pour un long temps, toutes ces volontaires incertitudes ne soient maîtrisées par la force et que tout ce qui faisait notre culture qui (je le vois d’après votre lettre) est la vôtre aussi (de sorte que l’on peut parler d’une manière beaucoup plus générale qu’on n’osait encore le faire hier), — que la culture humaine ne soit en grand péril.

Hélas ! je suis trop vieux, trop fatigué, pour répondre aussi longuement et explicitement que je le voudrais aux anxieuses questions de votre lettre. J’écrivais, je ne sais plus trop où, mais il y a bien longtemps : « Nous sommes semblables à qui suivrait, pour se guider, un flambeau que lui-même tiendrait en mains. » Cette image me paraît, encore aujourd’hui, excellente, car elle porte en elle-même sa critique : elle ne cherche pas à dissimuler ce que l’individualisme comporte nécessairement d’imprudent. C’est pourtant à lui que je me rattache ; c’est en lui que je vois un espoir de salut. Car si je reste fort embarrassé pour préciser ce vers quoi je me dirige et ce que je veux, du moins je veux déclarer avec certitude ce que je ne puis consentir à admettre et contre quoi je proteste : c’est le mensonge. Et je crois que c’est de mensonge que nous risquons de mourir étouffés, qu’il vienne de droite ou de gauche, qu’il soit politique ou qu’il soit d’ordre religieux, et j’ajoute : qu’on s’en serve envers les autres ou envers soi-même et parfois alors quasi inconsciemment. Je crois que la haine du mensonge nous offre un point d’appui, une sorte de contrefort, de plateforme où nous devons pouvoir nous retrouver et nous entendre. Ce que j’en dis n’a sans doute l’air de rien, mais me paraît d’une grande importance, ainsi qu’il paraissait à Descartes. J’y vois tout un programme et une possibilité de salut. Dans quelque pays et sous quelque régime que ce soit, l’homme libre (et fût-il enchaîné), l’homme que je suis, l’homme que je veux être et digne de s’entendre avec vous, c’est celui qui ne s’en laisse pas accroire, l’homme qui ne tient pour certain que ce qu’il a pu contrôler.

Bien attentivement et cordialement votre

André Gide.

lundi 8 mars 2010

Andore Jiido

«Une Anglaise mariée à un Français et qui a passé la guerre au Japon, dans des circonstances qu'elle ne m'a pas dites, m'apprend que les trois livres qui s'étaient le mieux vendus là-bas depuis 1940 était la Porte étroite, la Petite Fadette et Varouna !»

Julien Green, Journal 1946-1950, entrée du 18 mai 1946


Sur la présence d'André Gide au Japon, on trouvera deux textes essentiels portant le même titre :

André Gide au Japon, Eiko Nakamura, in Cahiers André Gide 1, Les Débuts littéraires d'André Walter à L'Immoraliste, Gallimard, Paris, 1969

et

André Gide au Japon, Masahiko Nakayama, in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 70e année, n°2, mars-avril 1970

Je ne résiste pas à la tentation de donner ici ce second texte... Je n'ai pas pu trouver le romancier auteur de cette jolie phrase envoyée à Gide : «Je suis un jeune écrivain japonais né d'un grain que vous avez semé ...», ni cet autre embarrassé devant les problèmes du roman gidien. Si un lecteur avait l'amabilité d'éclairer ma lanterne...

Mais chaque fois que j'ai pu retrouver les références bibliographiques des ouvrages cités par Masahiko Nakayama, je me suis permis de les ajouter en notes, précisions qui ne figurent pas dans l'article original.

Dans sa conclusion de 1970, Masahiko Nakayama souligne le retour en force des études gidiennes au Japon. Quarante ans plus tard, cet engouement ne faiblit pas. Citons notamment les études de Eiko Nakamura (sur La Quête du Paradis. La pensée et l'œuvre d'André Gide, 1995 ou La Quête du Roman. Gide, proust et la mise en abyme, 2003, Surudagai shuppansha, Tokyo), celle de Tsuneaki Ôba (André Gide et la littérature japonaise. Rencontre avec un esprit non prévenu, Sôkyû shuppan, Hachiôji, 2003) et le travail remarquable de Akio Yoshii.

Akio Yoshii a traduit le André Gide de Claude Martin (Andore Jiddo, Kyushu daigaku shuppankai, Fukuoka, 2003). Il est aussi l'auteur d'une remarquable édition critique du Retour de l'Enfant prodigue en français (Presses Universitaires de Kyushu, Fukuoka, 1992). Akio Yoshii était encore très récemment en France sur les traces d'André Gide...


"ANDRÉ GIDE AU JAPON


André Gide et Hermann Hesse, voilà les deux écrivains occidentaux qui sont au Japon les plus lus et les plus populaires. La Porte étroite y a été traduite en onze versions différentes, trois en livres de poche, tirées respectivement à 790 000, 600 000 et 230 000 exemplaires. De plus, le nom de Gide, contrairement à celui de l'auteur allemand qui reste surtout lu par le grand public, est très souvent prononcé par nos écrivains et par nos critiques.

Les années où parurent les premières traductions des œuvres de Gide (La Porte étroite en 1923, L'immoraliste en 1924 ; on sait que Paul Claudel fut ambassadeur de France à Tokyo de 1921 à1924) sont celles aussi qui virent au Japon l'introduction des grandes œuvres de la littérature française. Les traductions de Balzac, de Flaubert, de Zola, de France se succédaient. En même temps, l'apparition de différentes éditions populaires à gros tirage, formule qui contribua à répandre ces nouvelles traductions dans le public, transforma la vie littéraire au Japon. Les amateurs de romans se tournèrent vers les romans européens, et la littérature japonaise contemporaine (sauf, bien entendu, le roman populaire) n'eut qu'un petit nombre de jeunes lecteurs, qui étaient eux-mêmes des écrivains ou ambitionnaient de le devenir. Mais c'est précisément par ce groupe de jeunes lecteurs que les œuvres de Gide, ainsi que celles de Valéry et de Proust, furent le plus favorablement accueillies. Ils trouvèrent que ces auteurs étrangers abordaient les mêmes problèmes que ceux qui, chaque jour, se posaient à eux.

Cette situation montre que la littérature japonaise, qui avait découvert J.-J. Rousseau vers 1880, et ensuite la théorie naturaliste, parvenait au point où elle pouvait s'intéresser à toutes les questions actuelles de la littérature mondiale. En effet, le Japon, qui avait pris le chemin de la modernisation dans la dernière moitié du XIXe siècle, avait, après la première guerre mondiale, réalisé un développement remarquable de ses forces économiques et militaires, rendues comparables à celles des nations puissantes de l'Occident. Et ce progrès provoqua dans notre pays les mêmes difficultés que celles auxquelles faisaient face les pays occidentaux : la panique économique qui poussera le militarisme japonais à la guerre d'invasion et la pénétration du marxisme qui devait bouleverser l'esprit de la nation. On était donc à un grand tournant de l'histoire de notre littérature. Les jeunes écrivains se mettaient à faire le procès des genres traditionnels, surtout du roman prétendument naturaliste, dont lès auteurs, enchaînés par les liens de la vieille société, ne racontaient que leur propre vie privée et qui était imprégné d'un moralisme étroit. Le renouvellement prit deux directions : aller vers une littérature prolétarienne ou suivre la littérature d'avant-garde de l'Occident. C'est à ces jeunes gens qui, lassés des vieilles formules littéraires, tournaient les yeux vers l'Europe avec le sentiment que l'on y créait quelque chose de tout nouveau, que Gide (avec Valéry, Proust et Joyce) apporta justement ce qu'ils cherchaient : l'indépendance des valeurs esthétiques à l'égard des valeurs éthiques, de l'œuvre littéraire à l'égard de la réalité, etc. Peu d'écrivains étrangers ont trouvé des circonstances aussi favorables pour s'introduire chez nous.

La renommée de Gide se répandit aussitôt dans les milieux littéraires. A partir de 1930*, les traductions se succédèrent, non seulement des œuvres de Gide, mais aussi des études critiques de Jacques Rivière, de Léon Pierre-Quint, de Ramon Fernandez, etc. Les revues littéraires firent paraître des numéros spéciaux consacrés à André Gide ; quatre éditions différentes de morceaux choisis furent publiées. Enfin, en 1934, deux éditeurs publièrent chacun les œuvres complètes d'André Gide (en douze** et en dix-huit volumes).

Il convient de remarquer que parmi les traducteurs se trouvaient des romanciers (Jun Ishikawa, Tatsup Hori) et des critiques (Hideo Kobayashi, Tetsutarô Kawakami, etc.) qui allaient jouer des rôles essentiels dans le renouveau littéraire du Japon. C'est en utilisant les expressions employées par eux-mêmes dans leurs traductions qu'ils attaquèrent le roman traditionaliste. Un des points importants du débat était le problème du « je-auteur », et l'on citait le plus souvent le nom d'André Gide. On parlait de «l'acte gratuit», du «roman pur». Dans un traité sur le roman qui fit date, H. Kobayashi (traducteur de Paludes) consacra nombre de pages à l'analyse des Faux-Monnayeurs. D'après ce critique, le «moi» chez les romanciers japonais est contraint de se renfermer dans une vie privée coupée de rapports avec la société, tandis que l'individu dans le roman français est toujours situé dans la société, dans la nature. Ainsi, le «moi» chez Gide est ouvert à toutes les pensées, à toutes les passions, ce qui permet la conception du roman gidien, à savoir un projet de l'expression intégrale de la réalité grâce à des points de vue multipliés. Cette différence fondamentale, conclut le critique, empêche les Japonais de saisir la portée véritable de l'entreprise gidienne, dont seules sont imitées les techniques superficielles. Aussi la première influence de Gide s'exerça-t-elle surtout dans le domaine de la critique littéraire, juste au moment où la critique se constituait pour la première fois au Japon en genre indépendant. Quant au roman proprement dit, on ne peut guère découvrir de traces certaines de l'influence gidienne sur nos auteurs ; ceux-ci ont suivi difficilement le chemin indiqué par la critique pour l'élargissement et l'approfondissement de leur monde romanesque, notre vieille tradition littéraire n'étant pas favorable à la création d'un «nouveau roman».

Dans le domaine de la littérature prolétarienne, Gide jouit d'un bien moindre prestige. Il est vrai que ses deux livres de voyage au Congo et au Tchad et les pages de son journal écrites avant son départ pour l'U.R.S.S. éveillèrent chez beaucoup de lecteurs de la sympathie pour le communisme, mais les écrivains de gauche, qui avaient de l'influence sur toute la jeunesse révolutionnaire, négligeaient pour ainsi dire André Gide. C'est sans doute pourquoi la révolte gidienne contre la morale bourgeoise trouva d'abord peu d'adeptes chez nous. D'ailleurs, l'Union des Écrivains prolétariens fut interdite par le gouvernement en 1934 (trois ans après, le Japon interviendra militairement en Chine). Notons en passant que Gide avait refusé en 1932 d'écrire une préface pour la traduction de ses œuvres complètes en japonais, en protestant contre l'invasion de la Mandchourie par les troupes japonaises.

Dans les années où paraissaient les premières traductions d'André Gide, la montée fasciste modifia profondément la vie intellectuelle du Japon. Sous la menace d'une nouvelle guerre, on parlait de littérature d'engagement et de littérature d'inquiétude. C'était l'occasion pour les lecteurs japonais de découvrir d'autres aspects de Gide.

L'idée de littérature engagée devait naturellement sa naissance aux activités des écrivains français qui avaient donné leur adhésion au Front populaire. Les Japonais suivaient avec grand intérêt ces activités étrangères que leur fit surtout connaître Kiyoshi Komatsu, lequel avait eu quelques entretiens avec Gide***. Les noms de Malraux, d'Eugène Dabit furent connus au Japon. Et c'est surtout le voyage en U.R.S.S. de Gide qui attira l'intérêt majeur des intellectuels. Le Retour de l'U.R.S.S. et Les Retouches furent aussitôt traduits, et nombreux furent les articles publiés dans les journaux, les uns montrant les limites d'un écrivain bourgeois, les autres dénonçant l'impossibilité de la liberté artistique dans une société communiste. De toute façon, les lecteurs japonais surent que le théoricien du «roman pur» était aussi un humaniste militant, ce qui n'alla pas sans produire des répercussions dans les milieux littéraires japonais : les écrivains se mirent à douter que l'analyse de la conscience fût suffisante et ressentirent l'urgence d'élaborer une nouvelle idée de l'homme.

La traduction, en 1934, du Dostoïevsky et Nietzsche de Chestov cristallisa, sous l'appellation de «littérature d'inquiétude», la tendance existentialiste apparue après la ruine de l'idéalisme révolutionnaire. Mais le Dostoïevski de Gide était déjà apprécié de quelques critiques dont le traducteur du livre de Chestov (Tetsutarô Kawakami). Ainsi, grâce à l'écrivain français autant qu'au philosophe russe, les Japonais découvrirent un observateur pénétrant des profondeurs de l'âme humaine en Dostoïevski, qui n'était jusque-là connu que comme penseur philanthropique. Ajoutons que les Japonais ont découvert plusieurs écrivains européens importants à travers les livres d'André Gide (Montaigne, Wilde, etc.).

Le nom d'André Gide se mêlait ainsi dans notre pays à tous les mouvements littéraires importants de rentre-deux-guerres. Les différents problèmes que soulevait à cette époque le développement de notre littérature se trouvaient inscrits dans les œuvres d'un écrivain étranger. Aux yeux des intellectuels japonais, Gide unissait donc en lui seul toutes les pensées essentielles du monde actuel. Notons en passant qu'un journaliste japonais (Kuninosuke Matsuo****) eut, de 1927 à 1932, plusieurs entretiens avec André Gide, qu'il rapporta dans un livre intitulé Entretiens avec Gide. L'auteur y note les propos de Gide sur le catholicisme, le zen, l'esprit du mal, le communisme, etc. Dans un entretien de 1929, lorsque ce journaliste, qui venait de voyager en Russie, raconta les misères et les désordres qu'il avait vus dans la société communiste, Gide refusa net d'y ajouter foi. Pour conclure, l'auteur regrette que Gide n'ait montré presque aucun intérêt pour la civilisation orientale.

La guerre, qui fit prédominer au Japon le patriotisme fanatique, détruisit toute communication avec les esprits occidentaux. Coupée de sa source de stimulation, notre littérature tomba dans la stérilité pendant les cinq années de la guerre du Pacifique. Tout ce qui sentait l'Occident était banni. Un professeur de littérature française, Kenzo Nakajima*****, auteur d'André Gide l'homme et l'œuvre (1951,écrit en japonais), qui, à l'université de Tokyo, faisait, pour la première fois au Japon, un cours sur André Gide, regretta que l'étude de celui-ci devînt de plus en plus incompatible avec l'atmosphère morale et intellectuelle de l'époque. Cependant, les traductions de Gide publiées avant la guerre et répandues à travers tout le Japon continuaient à gagner de nouveaux lecteurs dans la jeune génération. Sous les bombardements, des étudiants lisaient André Gide et en recevaient des révélations sur la vie, sur la littérature. C'est cette génération-là qui fournira les auteurs les plus importants de notre littérature d'après-guerre. «Je suis un jeune écrivain japonais né d'un grain que vous avez semé ...», dira plus tard l'un d'entre eux en adressant une lettre à André Gide.

Dans le Japon démilitarisé et démocratisé, la littérature occidentale fut de nouveau en grande faveur auprès des lecteurs qui avaient été privés, pendant la guerre, de toute nourriture intellectuelle. Libérés par la Nouvelle Constitution (1946) du joug totalitaire et du Ken de l'ancien système familial, et espérant construire une nouvelle société sur la base de la liberté et de l'égalité, les Japonais accueillirent la pensée de Gide avec enthousiasme. Derechef, les œuvres complètes d'André Gide, qui reproduisaient presque complètement en japonais celles de Gallimard (à peu près avec la même couverture et dans le même format) illustrèrent les rayons de toutes les grandes librairies. La jeune génération dévora cette traduction et en reçut, comme la génération précédente, de profondes impressions. On vit en Gide un des plus grands représentants de l'esprit individualiste et anti-fasciste, la conscience de l'Europe. Quant à la situation des milieux littéraires, c'était comme un retour aux années où avaient paru les premières traductions de Gide. Il y avait toujours l'opposition entre le réalisme traditionnel et la nouvelle esthétique occidentale. Le débat sur le roman recommença, et c'est encore André Gide qu'on cita le plus souvent. Une revue influente du modernisme consacra une grande partie de deux de ses numéros aux débats qui eurent lieu entre des écrivains sur Les Faux-Monnayeurs, œuvre privilégiée qui représentait, pour ces promoteurs de la littérature d'après-guerre, la somme des problèmes du roman.

Mais la guerre de Corée détruisit tous les rêves pacifistes. Sous la menace d'une troisième guerre mondiale et alors que se rétablissait le capitalisme japonais, on chercha de nouveau dans les œuvres d'André Gide ou bien les ressources ou bien les limites de l'humanisme individualiste. C'est dans ces circonstances qu'un critique et professeur de littérature française (Mitsuo Nakamura******) adressa une lettre à Gide en le questionnant sur la possibilité et sur le rôle de la culture occidentale dans un monde d'industrialisation et de conformisme. Dans sa réponse datée du 2 janvier 1951, après avoir exprimé sa grande joie de savoir que ses livres étaient lus par un peuple avec lequel il n'avait pas espéré voir partager ses préoccupations morales et intellectuelles, Gide, tout en reconnaissant les périls que courait la civilisation, disait son espoir que l'humanité fût sauvée par des individus capables de douter et de maintenir leur indépendance d'esprit. Quant aux tenants de la littérature marxiste, ils considéraient que la pensée de Gide n'avait plus d'efficacité. Mais il faut remarquer que ce jugement était porté par ceux-là mêmes dont la formation littéraire avait subi son influence.

C'est dans cet état de choses que l'on apprit la mort d'André Gide. Les deux revues les plus influentes de notre pays firent paraître aussitôt chacune un numéro spécial sur André Gide*******. Belle occasion de faire le bilan de ce que Gide avait apporté au Japon, ce qui conduisit tout nécessairement à l'examen du rapport des littératures japonaise et occidentale. Pendant les quelques mois qui suivirent la mort de Gide, on vit les écrivains représentatifs de notre pays raconter, dans diverses revues, leur rencontre avec l'œuvre gidienne et le rôle que l'écrivain français avait joué dans le développement de la littérature japonaise. Le nom de Gide, sans cesse répété dans la presse, redoubla le nombre de ses lecteurs. On traduisit les Notes de Martin du Gard, les Correspondances avec Rilke, avec Claudel.

Cependant, la situation politique du Japon après la mort de Gide (la guerre de Corée qui continuait avait mis le Japon sur le chemin du réarmement) forçait les intellectuels à reconnaître les limites de l'humanisme gidien ; on réclamait une doctrine plus active et plus engagée. Gide était encore en vie qu'une revue littéraire de notre pays organisait déjà une discussion sur «ses successeurs» : Malraux, Sartre. Cette fois, c'est Sartre et Camus qui devinrent l'objet de l'enthousiasme de la jeunesse. Une traduction complète du Journal ne put remettre Gide au rang des plus importants écrivains du monde actuel.

Et aujourd'hui, alors que le nouveau roman et le structuralisme semblent exciter l'intérêt des gens de lettres, le nom de l'écrivain français si familier aux générations précédentes ne se voit que rarement dans la presse. Ce qui ne signifie pas que les Japonais aient abandonné Gide. La presse semble avoir oublié le nom d'André Gide, mais le problème de la liberté qui se posa à ses jeunes héros ne cesse d'intéresser notre jeunesse qui est loin d'être définitivement libérée des vieux jougs familiaux ; de même, la perfection artistique des récits gidiens est très appréciée par les lecteurs japonais qui possèdent le goût de la beauté classique. Aussi La Porte étroite, La Symphonie pastorale demeurent-ils toujours des «best-sellers». Il n'est aucune des collections des grandes œuvres mondiales qui n'ait consacré au moins un volume à celles d'André Gide. Les étudiants de littérature française, quand ils choisissent leur sujet de thèse, montrent la plus grande prédilection pour André Gide et pour Albert Camus. La Jeunesse d'André Gide de Jean Delay fut aussitôt traduite en japonais.

Pour les écrivains japonais d'aujourd'hui, les problèmes qu'a posés André Gide romancier sont loin d'être résolus. Dans notre pays où, malgré les essais incessants de modernisation (c'est-à-dire d'occidentalisation), une longue tradition culturelle, assez différente de la culture européenne, domine l'esprit national, l'introduction des œuvres d'un écrivain européen a presque toujours pour résultat de ne garder que des techniques partielles de celui-ci utilisées dans un contexte bien japonais. L'essence de la pensée de l'auteur étranger et surtout le côté novateur de sa création passent le plus souvent inaperçus. C'est pourquoi, lors des débats cités plus haut sur Les Faux-Monnayeurs, un romancier a dit : «Au Japon, on n'a pas encore produit de roman réaliste comme celui de Balzac, à plus forte raison, de roman à l'esthétique proustienne... C'est cela qui nous embarrasse devant les problèmes que nous pose le roman gidien».

Ainsi, malgré la curiosité qu'ils ont de connaître les productions plus récentes de la littérature européenne (on a traduit en japonais presque tous les romans de Robbe-Grillet, de Sollers), les Japonais n'ont pas encore résolu tous les problèmes gidiens ; malgré les deux grandes époques de vogue dont jouirent les traductions de Gide, nous n'avons pas encore tout appris de l'écrivain français. Comme les quatre-vingt-deux ans de sa vie couvrent presque toute la durée de notre histoire moderne, de même l'œuvre de Gide contient l'essence de toutes les pensées occidentales que, depuis cent ans, c'est-à-dire depuis l'aube du Japon moderne, génération après génération, notre nation a importées. Tant que notre pays n'aura pas résolu les questions qui lui sont posées depuis un siècle, André Gide restera pour nous un écrivain actuel.

Pour terminer, une remarque sur les travaux gidiens des universitaires japonais. Sans grands résultats avant et pendant la guerre à cause du nombre très restreint des chaires de langue et de littérature françaises et surtout à cause des entraves imposées par le chauvinisme culturel, la recherche universitaire sur la littérature française a connu un grand essor après la guerre. La réforme scolaire et le développement de l'enseignement supérieur ont accru le nombre des professeurs de langue et de littérature françaises. Ainsi, le bulletin de la Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises enregistre chaque année plusieurs études sur André Gide (huit pour 1966, six pour 1967). Les plus nombreuses sont celles qui étudient la technique, la composition ou la genèse des œuvres romanesques, surtout des Faux-Monnayeurs, reflétant sans doute l'intérêt majeur des milieux littéraires au Japon. On peut citer, parmi d'autres, comme travaux remarquables, les études de M. Shin Wakabayashi, professeur adjoint à l'Université Keiô (Sur «Les Cahiers d'André Walter», un essai du roman symboliste, 1956 ; Sur «Paludes», 1962 ; Style et Image chez Gide, 1967) et de Mme Eiko Nakamura, professeur adjoint à l'Université Seinan-Gakuin (La conception et la composition des « Faux-Monnayeurs », 1961 ; Tentative de stylisation du roman chez A. Gide et sa répercussion sur les romans d'aujourd'hui, 1967, en français)."

MASAHIKO NAKAYAMA.

in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 70e année, n°2, mars-avril 1970

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*Dès 1929, la revue Shi to shiron éditée par Kôseikaku shoten, N°6, décembre 1929, donne des traductions de textes d'André Gide et de Roger Martin du Gard, entre autres.

** Andore Jiido zenshû (Les œuvres Complètes d'André Gide), dont le douzième volume paraît en 1935 (Kensetsusha, Tokyo) avec plusieurs études dont une traduction de André Gide de Ramon Fernandez et une chronologie. Hideo Kobayashi, cité un peu plus loin, y écrit un Sur André Gide.

*** Sôzô no majin. Jiido tono taiwa. (Le Démon de la création. Mes entretiens avec André Gide), Ginza shuppansha, Tokyo, 1947. Notons que la même année paraît Jiido kaikenki (Mes rencontres avec Gide) de Kuninosuke Matsuo, Okakura shobô, Tokyo.

**** Voir note précédente.

***** Kenzô Nakajima était dès 1936 l'auteur d'un Jiido. Jinsei tokuon (Gide. Un livre pour la vie). Andore Jiido. Shôgai to sakuhin (André Gide. Sa vie et son œuvre), Chikuma shobô, Tokyo, 1951. La même année paraît un numéro de la revue Tenbô consacré à Gide (n°64, avril 1951) auquel Nakajima contribue également.

******La lettre de Mitsuo Nakamura et la réponse dAndré Gide ouvrent le numéro de la revue Tenbô cité dans la note précédente.

******* Avec la déjà citée Tenbô, un numéro de la collection Kaname sensho éditée par Kaname shobô à Tokyo paraît en 1951 rassemblant plusieurs études sur André Gide.

dimanche 7 mars 2010

Gide, de Jean-Jacques Thierry

C'est un petit livre qu'on trouve encore facilement en occasion dans son édition d'origine :
Gide, de Jean-Jacques Thierry, Gallimard, collection «La Bibliothèque idéale», Paris, 1962 (319 pages), ou dans sa version abrégée et mise à jour :

Gide, par Jean-Jacques Thierry, Gallimard, collection «Pour une Bibliothèque idéale», Paris, 1968 (319 pages)


«Pour une bibliothèque idéale se veut le guide facile et sûr pour aborder puis approfondir l'œuvre des classiques français et étranger de tous les temps», annonce la quatrième de couverture de ce livre en format de poche, bon marché, qui se proclame plus loin «l'instrument de travail indispensable que tout étudiant, tout lettré se doit de posséder.»

Le titre de la collection est emprunté au livre de Raymond Queneau qui avait envoyé en 1955 une enquête à quelques deux-cents écrivains pour constituer cette fameuse «bibliothèque idéale», «la liste des cent ouvrages que "tout honnête homme se devrait d'avoir lus".» Shakespeare arrivait en tête suivi de la Bible et de Proust. Le Journal de Gide figurant à la 86e place.

L'auteur de ce Gide, Jean-Jacques Thierry, fut l'un des fondateurs* de la revue Prétexte qui consacrait son premier numéro en 1952 à André Gide. Il avait travaillé à l'édition de 1958 dans la Pléiade des Romans, récits et soties, œuvres lyriques (Edition d'Yvonne Davet et Jean-Jacques Thierry, introduction de Maurice Nadeau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958). En 1960 il signait les textes du Dictionnaire des auteurs de la Pléiade et en 1961 un article de la Revue de Paris intitulé Les Femmes dans l'œuvre de Gide.

A la suite d'un roman paru en 1960, La tentation du Cardinal, Jean-Jacques Thierry publie plusieurs livres sur le Vatican**. En 1970 on lui doit encore l'adaptation d'Isabelle pour un téléfilm réalisé par Jean-Paul Roux avec Robert Etcheverry et Béatrice Arnac dans les rôles principaux. En 1986 enfin il fait paraître une courte biographie d'André Gide chez Hachette Littérature.


André Gide, Jean-Jacques Thierry, Hachette Littérature, Paris, 1986


C'est par une biographie intitulée Les travaux et les jours que s'ouvre ce Gide de la collection Pour une bibliothèque idéale. En une quinzaine de pages, l'essentiel est dit. Les 120 pages suivantes sont une analyse de l'œuvre au travers de son auteur et de ses personnages. Vient ensuite une bibliographie chronologique avec chaque fois un bref résumé, parfois un commentaire.

Un intéressant chapitre de Jugements et Reflets livre les opinions de Jean Delay, Pierre Herbart, Jean Lambert, Paul Léautaud, Robert Mallet, André Malraux, Roger Martin du Gard, Maurice Martin du Gard, Adrienne Monnier, Jacques Naville, Maurice Sachs, M. Saint-Clair (alias la Petite Dame), Jean-Paul Sartre, Jean Schlumberger, André Suarès et Paul Valéry.

Tout aussi intéressants les trois Dialogues qui suivent, dialogues avec Jean Schlumberger sur la création de la NRF, la jeune pianiste Annick Morice sur l'interprétation de Chopin, retranscriptions du film de Marc Allégret Avec André Gide, et avec Robert Mallet, tiré de Une mort ambiguë (Gallimard, 1955). Ils donnent une idée très juste de ce que Gide pouvait donner dans la conversation, de l'écho de sa voix.

La section Documents qui clôt ce livre est elle aussi très riche. A la classique bibliographie des œuvres, traductions et ouvrages sur Gide (à la date de parution), Jean-Jacques Thierry ajoute la liste des mises en scène, de la filmographie, de l'iconographie et des divers enregistrements sonores. C'est cet ensemble, ce collage, qui rend ce livre bien entendu parfois un peu court ou daté, dans l'analyse notamment, tout a fait estimable par ailleurs pour qui veut avoir une vue d'ensemble de Gide, aborder et le personnage et l'œuvre, si intimement liés.


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* On retrouve Louis Martin-Chauffier, Franz Hellens, Maurice Nadeau, Roger Stéphane et Robert Mallet dans le comité de rédaction de ces cahiers trimestriels.

** Le Vatican « secret » (Calmann-Lévy, 1962), Journal politique d'un cardinal (Calmann-Lévy, 1967), L'Opus Dei, Mythe ou Réalité (Hachette Littérature, 1973)