«Une Anglaise mariée à un Français et qui a passé la guerre au Japon, dans des circonstances qu'elle ne m'a pas dites, m'apprend que les trois livres qui s'étaient le mieux vendus là-bas depuis 1940 était la Porte étroite, la Petite Fadette et Varouna !»
Sur la présence d'André Gide au Japon, on trouvera deux textes essentiels portant le même titre :
André Gide au Japon, Eiko Nakamura, in Cahiers André Gide 1, Les Débuts littéraires d'André Walter à L'Immoraliste, Gallimard, Paris, 1969
et
André Gide au Japon, Masahiko Nakayama, in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 70e année, n°2, mars-avril 1970
Je ne résiste pas à la tentation de donner ici ce second texte... Je n'ai pas pu trouver le romancier auteur de cette jolie phrase envoyée à Gide : «Je suis un jeune écrivain japonais né d'un grain que vous avez semé ...», ni cet autre embarrassé devant les problèmes du roman gidien. Si un lecteur avait l'amabilité d'éclairer ma lanterne...
Mais chaque fois que j'ai pu retrouver les références bibliographiques des ouvrages cités par Masahiko Nakayama, je me suis permis de les ajouter en notes, précisions qui ne figurent pas dans l'article original.
Dans sa conclusion de 1970, Masahiko Nakayama souligne le retour en force des études gidiennes au Japon. Quarante ans plus tard, cet engouement ne faiblit pas. Citons notamment les études de Eiko Nakamura (sur La Quête du Paradis. La pensée et l'œuvre d'André Gide, 1995 ou La Quête du Roman. Gide, proust et la mise en abyme, 2003, Surudagai shuppansha, Tokyo), celle de Tsuneaki Ôba (André Gide et la littérature japonaise. Rencontre avec un esprit non prévenu, Sôkyû shuppan, Hachiôji, 2003) et le travail remarquable de Akio Yoshii.
Akio Yoshii a traduit le André Gide de Claude Martin (Andore Jiddo, Kyushu daigaku shuppankai, Fukuoka, 2003). Il est aussi l'auteur d'une remarquable édition critique du Retour de l'Enfant prodigue en français (Presses Universitaires de Kyushu, Fukuoka, 1992). Akio Yoshii était encore très récemment en France sur les traces d'André Gide...
"ANDRÉ GIDE AU JAPON
André Gide et Hermann Hesse, voilà les deux écrivains occidentaux qui sont au Japon les plus lus et les plus populaires. La Porte étroite y a été traduite en onze versions différentes, trois en livres de poche, tirées respectivement à 790 000, 600 000 et 230 000 exemplaires. De plus, le nom de Gide, contrairement à celui de l'auteur allemand qui reste surtout lu par le grand public, est très souvent prononcé par nos écrivains et par nos critiques.
Les années où parurent les premières traductions des œuvres de Gide (La Porte étroite en 1923, L'immoraliste en 1924 ; on sait que Paul Claudel fut ambassadeur de France à Tokyo de 1921 à1924) sont celles aussi qui virent au Japon l'introduction des grandes œuvres de la littérature française. Les traductions de Balzac, de Flaubert, de Zola, de France se succédaient. En même temps, l'apparition de différentes éditions populaires à gros tirage, formule qui contribua à répandre ces nouvelles traductions dans le public, transforma la vie littéraire au Japon. Les amateurs de romans se tournèrent vers les romans européens, et la littérature japonaise contemporaine (sauf, bien entendu, le roman populaire) n'eut qu'un petit nombre de jeunes lecteurs, qui étaient eux-mêmes des écrivains ou ambitionnaient de le devenir. Mais c'est précisément par ce groupe de jeunes lecteurs que les œuvres de Gide, ainsi que celles de Valéry et de Proust, furent le plus favorablement accueillies. Ils trouvèrent que ces auteurs étrangers abordaient les mêmes problèmes que ceux qui, chaque jour, se posaient à eux.
Cette situation montre que la littérature japonaise, qui avait découvert J.-J. Rousseau vers 1880, et ensuite la théorie naturaliste, parvenait au point où elle pouvait s'intéresser à toutes les questions actuelles de la littérature mondiale. En effet, le Japon, qui avait pris le chemin de la modernisation dans la dernière moitié du XIXe siècle, avait, après la première guerre mondiale, réalisé un développement remarquable de ses forces économiques et militaires, rendues comparables à celles des nations puissantes de l'Occident. Et ce progrès provoqua dans notre pays les mêmes difficultés que celles auxquelles faisaient face les pays occidentaux : la panique économique qui poussera le militarisme japonais à la guerre d'invasion et la pénétration du marxisme qui devait bouleverser l'esprit de la nation. On était donc à un grand tournant de l'histoire de notre littérature. Les jeunes écrivains se mettaient à faire le procès des genres traditionnels, surtout du roman prétendument naturaliste, dont lès auteurs, enchaînés par les liens de la vieille société, ne racontaient que leur propre vie privée et qui était imprégné d'un moralisme étroit. Le renouvellement prit deux directions : aller vers une littérature prolétarienne ou suivre la littérature d'avant-garde de l'Occident. C'est à ces jeunes gens qui, lassés des vieilles formules littéraires, tournaient les yeux vers l'Europe avec le sentiment que l'on y créait quelque chose de tout nouveau, que Gide (avec Valéry, Proust et Joyce) apporta justement ce qu'ils cherchaient : l'indépendance des valeurs esthétiques à l'égard des valeurs éthiques, de l'œuvre littéraire à l'égard de la réalité, etc. Peu d'écrivains étrangers ont trouvé des circonstances aussi favorables pour s'introduire chez nous.
La renommée de Gide se répandit aussitôt dans les milieux littéraires. A partir de 1930*, les traductions se succédèrent, non seulement des œuvres de Gide, mais aussi des études critiques de Jacques Rivière, de Léon Pierre-Quint, de Ramon Fernandez, etc. Les revues littéraires firent paraître des numéros spéciaux consacrés à André Gide ; quatre éditions différentes de morceaux choisis furent publiées. Enfin, en 1934, deux éditeurs publièrent chacun les œuvres complètes d'André Gide (en douze** et en dix-huit volumes).
Il convient de remarquer que parmi les traducteurs se trouvaient des romanciers (Jun Ishikawa, Tatsup Hori) et des critiques (Hideo Kobayashi, Tetsutarô Kawakami, etc.) qui allaient jouer des rôles essentiels dans le renouveau littéraire du Japon. C'est en utilisant les expressions employées par eux-mêmes dans leurs traductions qu'ils attaquèrent le roman traditionaliste. Un des points importants du débat était le problème du « je-auteur », et l'on citait le plus souvent le nom d'André Gide. On parlait de «l'acte gratuit», du «roman pur». Dans un traité sur le roman qui fit date, H. Kobayashi (traducteur de Paludes) consacra nombre de pages à l'analyse des Faux-Monnayeurs. D'après ce critique, le «moi» chez les romanciers japonais est contraint de se renfermer dans une vie privée coupée de rapports avec la société, tandis que l'individu dans le roman français est toujours situé dans la société, dans la nature. Ainsi, le «moi» chez Gide est ouvert à toutes les pensées, à toutes les passions, ce qui permet la conception du roman gidien, à savoir un projet de l'expression intégrale de la réalité grâce à des points de vue multipliés. Cette différence fondamentale, conclut le critique, empêche les Japonais de saisir la portée véritable de l'entreprise gidienne, dont seules sont imitées les techniques superficielles. Aussi la première influence de Gide s'exerça-t-elle surtout dans le domaine de la critique littéraire, juste au moment où la critique se constituait pour la première fois au Japon en genre indépendant. Quant au roman proprement dit, on ne peut guère découvrir de traces certaines de l'influence gidienne sur nos auteurs ; ceux-ci ont suivi difficilement le chemin indiqué par la critique pour l'élargissement et l'approfondissement de leur monde romanesque, notre vieille tradition littéraire n'étant pas favorable à la création d'un «nouveau roman».
Dans le domaine de la littérature prolétarienne, Gide jouit d'un bien moindre prestige. Il est vrai que ses deux livres de voyage au Congo et au Tchad et les pages de son journal écrites avant son départ pour l'U.R.S.S. éveillèrent chez beaucoup de lecteurs de la sympathie pour le communisme, mais les écrivains de gauche, qui avaient de l'influence sur toute la jeunesse révolutionnaire, négligeaient pour ainsi dire André Gide. C'est sans doute pourquoi la révolte gidienne contre la morale bourgeoise trouva d'abord peu d'adeptes chez nous. D'ailleurs, l'Union des Écrivains prolétariens fut interdite par le gouvernement en 1934 (trois ans après, le Japon interviendra militairement en Chine). Notons en passant que Gide avait refusé en 1932 d'écrire une préface pour la traduction de ses œuvres complètes en japonais, en protestant contre l'invasion de la Mandchourie par les troupes japonaises.
Dans les années où paraissaient les premières traductions d'André Gide, la montée fasciste modifia profondément la vie intellectuelle du Japon. Sous la menace d'une nouvelle guerre, on parlait de littérature d'engagement et de littérature d'inquiétude. C'était l'occasion pour les lecteurs japonais de découvrir d'autres aspects de Gide.
L'idée de littérature engagée devait naturellement sa naissance aux activités des écrivains français qui avaient donné leur adhésion au Front populaire. Les Japonais suivaient avec grand intérêt ces activités étrangères que leur fit surtout connaître Kiyoshi Komatsu, lequel avait eu quelques entretiens avec Gide***. Les noms de Malraux, d'Eugène Dabit furent connus au Japon. Et c'est surtout le voyage en U.R.S.S. de Gide qui attira l'intérêt majeur des intellectuels. Le Retour de l'U.R.S.S. et Les Retouches furent aussitôt traduits, et nombreux furent les articles publiés dans les journaux, les uns montrant les limites d'un écrivain bourgeois, les autres dénonçant l'impossibilité de la liberté artistique dans une société communiste. De toute façon, les lecteurs japonais surent que le théoricien du «roman pur» était aussi un humaniste militant, ce qui n'alla pas sans produire des répercussions dans les milieux littéraires japonais : les écrivains se mirent à douter que l'analyse de la conscience fût suffisante et ressentirent l'urgence d'élaborer une nouvelle idée de l'homme.
La traduction, en 1934, du Dostoïevsky et Nietzsche de Chestov cristallisa, sous l'appellation de «littérature d'inquiétude», la tendance existentialiste apparue après la ruine de l'idéalisme révolutionnaire. Mais le Dostoïevski de Gide était déjà apprécié de quelques critiques dont le traducteur du livre de Chestov (Tetsutarô Kawakami). Ainsi, grâce à l'écrivain français autant qu'au philosophe russe, les Japonais découvrirent un observateur pénétrant des profondeurs de l'âme humaine en Dostoïevski, qui n'était jusque-là connu que comme penseur philanthropique. Ajoutons que les Japonais ont découvert plusieurs écrivains européens importants à travers les livres d'André Gide (Montaigne, Wilde, etc.).
Le nom d'André Gide se mêlait ainsi dans notre pays à tous les mouvements littéraires importants de rentre-deux-guerres. Les différents problèmes que soulevait à cette époque le développement de notre littérature se trouvaient inscrits dans les œuvres d'un écrivain étranger. Aux yeux des intellectuels japonais, Gide unissait donc en lui seul toutes les pensées essentielles du monde actuel. Notons en passant qu'un journaliste japonais (Kuninosuke Matsuo****) eut, de 1927 à 1932, plusieurs entretiens avec André Gide, qu'il rapporta dans un livre intitulé Entretiens avec Gide. L'auteur y note les propos de Gide sur le catholicisme, le zen, l'esprit du mal, le communisme, etc. Dans un entretien de 1929, lorsque ce journaliste, qui venait de voyager en Russie, raconta les misères et les désordres qu'il avait vus dans la société communiste, Gide refusa net d'y ajouter foi. Pour conclure, l'auteur regrette que Gide n'ait montré presque aucun intérêt pour la civilisation orientale.
La guerre, qui fit prédominer au Japon le patriotisme fanatique, détruisit toute communication avec les esprits occidentaux. Coupée de sa source de stimulation, notre littérature tomba dans la stérilité pendant les cinq années de la guerre du Pacifique. Tout ce qui sentait l'Occident était banni. Un professeur de littérature française, Kenzo Nakajima*****, auteur d'André Gide l'homme et l'œuvre (1951,écrit en japonais), qui, à l'université de Tokyo, faisait, pour la première fois au Japon, un cours sur André Gide, regretta que l'étude de celui-ci devînt de plus en plus incompatible avec l'atmosphère morale et intellectuelle de l'époque. Cependant, les traductions de Gide publiées avant la guerre et répandues à travers tout le Japon continuaient à gagner de nouveaux lecteurs dans la jeune génération. Sous les bombardements, des étudiants lisaient André Gide et en recevaient des révélations sur la vie, sur la littérature. C'est cette génération-là qui fournira les auteurs les plus importants de notre littérature d'après-guerre. «Je suis un jeune écrivain japonais né d'un grain que vous avez semé ...», dira plus tard l'un d'entre eux en adressant une lettre à André Gide.
Dans le Japon démilitarisé et démocratisé, la littérature occidentale fut de nouveau en grande faveur auprès des lecteurs qui avaient été privés, pendant la guerre, de toute nourriture intellectuelle. Libérés par la Nouvelle Constitution (1946) du joug totalitaire et du Ken de l'ancien système familial, et espérant construire une nouvelle société sur la base de la liberté et de l'égalité, les Japonais accueillirent la pensée de Gide avec enthousiasme. Derechef, les œuvres complètes d'André Gide, qui reproduisaient presque complètement en japonais celles de Gallimard (à peu près avec la même couverture et dans le même format) illustrèrent les rayons de toutes les grandes librairies. La jeune génération dévora cette traduction et en reçut, comme la génération précédente, de profondes impressions. On vit en Gide un des plus grands représentants de l'esprit individualiste et anti-fasciste, la conscience de l'Europe. Quant à la situation des milieux littéraires, c'était comme un retour aux années où avaient paru les premières traductions de Gide. Il y avait toujours l'opposition entre le réalisme traditionnel et la nouvelle esthétique occidentale. Le débat sur le roman recommença, et c'est encore André Gide qu'on cita le plus souvent. Une revue influente du modernisme consacra une grande partie de deux de ses numéros aux débats qui eurent lieu entre des écrivains sur Les Faux-Monnayeurs, œuvre privilégiée qui représentait, pour ces promoteurs de la littérature d'après-guerre, la somme des problèmes du roman.
Mais la guerre de Corée détruisit tous les rêves pacifistes. Sous la menace d'une troisième guerre mondiale et alors que se rétablissait le capitalisme japonais, on chercha de nouveau dans les œuvres d'André Gide ou bien les ressources ou bien les limites de l'humanisme individualiste. C'est dans ces circonstances qu'un critique et professeur de littérature française (Mitsuo Nakamura******) adressa une lettre à Gide en le questionnant sur la possibilité et sur le rôle de la culture occidentale dans un monde d'industrialisation et de conformisme. Dans sa réponse datée du 2 janvier 1951, après avoir exprimé sa grande joie de savoir que ses livres étaient lus par un peuple avec lequel il n'avait pas espéré voir partager ses préoccupations morales et intellectuelles, Gide, tout en reconnaissant les périls que courait la civilisation, disait son espoir que l'humanité fût sauvée par des individus capables de douter et de maintenir leur indépendance d'esprit. Quant aux tenants de la littérature marxiste, ils considéraient que la pensée de Gide n'avait plus d'efficacité. Mais il faut remarquer que ce jugement était porté par ceux-là mêmes dont la formation littéraire avait subi son influence.
C'est dans cet état de choses que l'on apprit la mort d'André Gide. Les deux revues les plus influentes de notre pays firent paraître aussitôt chacune un numéro spécial sur André Gide*******. Belle occasion de faire le bilan de ce que Gide avait apporté au Japon, ce qui conduisit tout nécessairement à l'examen du rapport des littératures japonaise et occidentale. Pendant les quelques mois qui suivirent la mort de Gide, on vit les écrivains représentatifs de notre pays raconter, dans diverses revues, leur rencontre avec l'œuvre gidienne et le rôle que l'écrivain français avait joué dans le développement de la littérature japonaise. Le nom de Gide, sans cesse répété dans la presse, redoubla le nombre de ses lecteurs. On traduisit les Notes de Martin du Gard, les Correspondances avec Rilke, avec Claudel.
Cependant, la situation politique du Japon après la mort de Gide (la guerre de Corée qui continuait avait mis le Japon sur le chemin du réarmement) forçait les intellectuels à reconnaître les limites de l'humanisme gidien ; on réclamait une doctrine plus active et plus engagée. Gide était encore en vie qu'une revue littéraire de notre pays organisait déjà une discussion sur «ses successeurs» : Malraux, Sartre. Cette fois, c'est Sartre et Camus qui devinrent l'objet de l'enthousiasme de la jeunesse. Une traduction complète du Journal ne put remettre Gide au rang des plus importants écrivains du monde actuel.
Et aujourd'hui, alors que le nouveau roman et le structuralisme semblent exciter l'intérêt des gens de lettres, le nom de l'écrivain français si familier aux générations précédentes ne se voit que rarement dans la presse. Ce qui ne signifie pas que les Japonais aient abandonné Gide. La presse semble avoir oublié le nom d'André Gide, mais le problème de la liberté qui se posa à ses jeunes héros ne cesse d'intéresser notre jeunesse qui est loin d'être définitivement libérée des vieux jougs familiaux ; de même, la perfection artistique des récits gidiens est très appréciée par les lecteurs japonais qui possèdent le goût de la beauté classique. Aussi La Porte étroite, La Symphonie pastorale demeurent-ils toujours des «best-sellers». Il n'est aucune des collections des grandes œuvres mondiales qui n'ait consacré au moins un volume à celles d'André Gide. Les étudiants de littérature française, quand ils choisissent leur sujet de thèse, montrent la plus grande prédilection pour André Gide et pour Albert Camus. La Jeunesse d'André Gide de Jean Delay fut aussitôt traduite en japonais.
Pour les écrivains japonais d'aujourd'hui, les problèmes qu'a posés André Gide romancier sont loin d'être résolus. Dans notre pays où, malgré les essais incessants de modernisation (c'est-à-dire d'occidentalisation), une longue tradition culturelle, assez différente de la culture européenne, domine l'esprit national, l'introduction des œuvres d'un écrivain européen a presque toujours pour résultat de ne garder que des techniques partielles de celui-ci utilisées dans un contexte bien japonais. L'essence de la pensée de l'auteur étranger et surtout le côté novateur de sa création passent le plus souvent inaperçus. C'est pourquoi, lors des débats cités plus haut sur Les Faux-Monnayeurs, un romancier a dit : «Au Japon, on n'a pas encore produit de roman réaliste comme celui de Balzac, à plus forte raison, de roman à l'esthétique proustienne... C'est cela qui nous embarrasse devant les problèmes que nous pose le roman gidien».
Ainsi, malgré la curiosité qu'ils ont de connaître les productions plus récentes de la littérature européenne (on a traduit en japonais presque tous les romans de Robbe-Grillet, de Sollers), les Japonais n'ont pas encore résolu tous les problèmes gidiens ; malgré les deux grandes époques de vogue dont jouirent les traductions de Gide, nous n'avons pas encore tout appris de l'écrivain français. Comme les quatre-vingt-deux ans de sa vie couvrent presque toute la durée de notre histoire moderne, de même l'œuvre de Gide contient l'essence de toutes les pensées occidentales que, depuis cent ans, c'est-à-dire depuis l'aube du Japon moderne, génération après génération, notre nation a importées. Tant que notre pays n'aura pas résolu les questions qui lui sont posées depuis un siècle, André Gide restera pour nous un écrivain actuel.
Pour terminer, une remarque sur les travaux gidiens des universitaires japonais. Sans grands résultats avant et pendant la guerre à cause du nombre très restreint des chaires de langue et de littérature françaises et surtout à cause des entraves imposées par le chauvinisme culturel, la recherche universitaire sur la littérature française a connu un grand essor après la guerre. La réforme scolaire et le développement de l'enseignement supérieur ont accru le nombre des professeurs de langue et de littérature françaises. Ainsi, le bulletin de la Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises enregistre chaque année plusieurs études sur André Gide (huit pour 1966, six pour 1967). Les plus nombreuses sont celles qui étudient la technique, la composition ou la genèse des œuvres romanesques, surtout des Faux-Monnayeurs, reflétant sans doute l'intérêt majeur des milieux littéraires au Japon. On peut citer, parmi d'autres, comme travaux remarquables, les études de M. Shin Wakabayashi, professeur adjoint à l'Université Keiô (Sur «Les Cahiers d'André Walter», un essai du roman symboliste, 1956 ; Sur «Paludes», 1962 ; Style et Image chez Gide, 1967) et de Mme Eiko Nakamura, professeur adjoint à l'Université Seinan-Gakuin (La conception et la composition des « Faux-Monnayeurs », 1961 ; Tentative de stylisation du roman chez A. Gide et sa répercussion sur les romans d'aujourd'hui, 1967, en français)."
in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 70e année, n°2, mars-avril 1970
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*Dès 1929, la revue Shi to shiron éditée par Kôseikaku shoten, N°6, décembre 1929, donne des traductions de textes d'André Gide et de Roger Martin du Gard, entre autres.
** Andore Jiido zenshû (Les œuvres Complètes d'André Gide), dont le douzième volume paraît en 1935 (Kensetsusha, Tokyo) avec plusieurs études dont une traduction de André Gide de Ramon Fernandez et une chronologie. Hideo Kobayashi, cité un peu plus loin, y écrit un Sur André Gide.
*** Sôzô no majin. Jiido tono taiwa. (Le Démon de la création. Mes entretiens avec André Gide), Ginza shuppansha, Tokyo, 1947. Notons que la même année paraît Jiido kaikenki (Mes rencontres avec Gide) de Kuninosuke Matsuo, Okakura shobô, Tokyo.
**** Voir note précédente.
***** Kenzô Nakajima était dès 1936 l'auteur d'un Jiido. Jinsei tokuon (Gide. Un livre pour la vie). Andore Jiido. Shôgai to sakuhin (André Gide. Sa vie et son œuvre), Chikuma shobô, Tokyo, 1951. La même année paraît un numéro de la revue Tenbô consacré à Gide (n°64, avril 1951) auquel Nakajima contribue également.
******La lettre de Mitsuo Nakamura et la réponse dAndré Gide ouvrent le numéro de la revue Tenbô cité dans la note précédente.
******* Avec la déjà citée Tenbô, un numéro de la collection Kaname sensho éditée par Kaname shobô à Tokyo paraît en 1951 rassemblant plusieurs études sur André Gide.
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