dimanche 29 décembre 2013

Quand Gide se sursature... de reproches

Au seuil de l'année de célébration du centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, qui curieusement autant qu'anachroniquement a été celle du refus-du-manuscrit-de-Proust-par-Gide selon le syntagme figé de bêtise, il convenait de faire un petit rappel des faits. Pierre Masson, éditeur de nombreux textes de Gide dont les Romans et Récits dans la Pléiade, et président de l'Association des Amis d'André Gide, éclaire les lanternes (les vessies ?) de ces journalistes toujours aussi mal informés. Merci à lui de nous confier son texte inédit.


Gide et l’affaire Swann


S’il fallait un signe de l’importance qui est encore aujourd’hui accordée à la figure de Gide, on pourrait la chercher du côté des diverses agressions que certains critiques se sentent obligés de lui faire subir, comme si, pour valoriser tel autre écrivain, ils n’avaient pas de meilleur argument que de l’opposer à l’ancien « contemporain capital ». On a vu ainsi, au cours de l’année 2013, féliciter Arthur Cravan pour sa prétendue mystification de Gide, et présenter Pierre Louÿs comme un inévitable détracteur, par un curieux principe de vases communicants :
« On ne se dissimule pas que la revalorisation de l’œuvre et de la personne de Pierre Louÿs […] entraîne ipso facto une certaine réduction de la figure de Gide. » (Luc Dellisse, Le tombeau d’une amitié, Les Impressions Nouvelles, coll. Réflexions faites, Bruxelles, 2013)
S’agissant de Proust et du centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, on aurait pu penser que cette œuvre, non seulement consacrée mais désormais sacralisée, s’imposait d’elle-même. Il a fallu cependant, par une illusion rétrospective assez courante, s’étonner qu’une telle œuvre ait pu ne pas obtenir dès son apparition le statut qu’elle possède aujourd’hui, oubliant ce que Proust lui-même avait dit à propos du temps qu’une création originale mettait à créer son propre public. En 1929, Reynaldo Hahn lui-même déclarait à propos de son ami :
« Aucun de nous n’imaginait qu’il deviendrait célèbre… Lorsqu’ils lurent, ou parcoururent, Swann en copie, Marcel Prévost, Schlumberger et le lecteur de Fasquelle pouffèrent de rire. » (R. de Saint Jean, Journal d’un journaliste, Grasset, 1974)
Au lecteur de Fasquelle et à ceux de La NRF, il faut encore ajouter celui d’Ollendorf, le livre de Proust n’étant arrivé chez Grasset qu’après trois refus consécutifs. Mais là encore, Gide servit de repoussoir idéal, au point que l’événement le plus médiatisé de cet anniversaire semble avoir été la vente du brouillon de la lettre d’excuse qu’il adressa à Proust en janvier 1914. Certains journalistes en vinrent même à parler « du centenaire du refus » de Proust par Gide, oubliant que ce refus était antérieur d’un an la parution de Swann chez Grasset. On reparla donc de « la bourde de Gide », avec une évidente satisfaction qui dispensait de s’informer davantage.

Pour connaître les responsabilités engagées dans cette affaire, il convient d’en reprendre les étapes. Et de rappeler qu’en novembre 1912, deux entités distinctes répondent aux initiales de La Nouvelle Revue Française. Il y a d’abord la revue, dirigée par un comité de six membres (Copeau, Drouin, Ghéon, Gide, Ruyters, Schlumberger), et le comptoir d’édition, créé un an après la revue, et qui, sous le nom d’Éditions de La NRF, dirigé par Gaston Gallimard avec Gide et Schlumberger comme co-actionnaires, disposait déjà d’une certaine autonomie. Il ne semble pas que Proust fût informé de cette dyarchie quand, vers le 20 octobre 1912, en quête d’un éditeur, il écrivit à son ami Antoine Bibesco :
« Il me semble que la Revue française serait un milieu plus propre à la maturation, à la dissémination des idées contenues dans mon livre. […] Bref, j’aimerais […] faire paraître, à mes frais, mon livre à la Revue Française. Peux-tu le leur demander ?. » 
Le prince Bibesco, abonné de la première heure de la revue, et ami de Jacques Copeau, dut écrire à celui-ci, qui renvoya alors Proust à Gallimard, comme le fait donne à penser cette réponse de Proust à Copeau du 24 octobre :
« Paraître à La NRF est encore beaucoup plus tentant pour moi depuis que vous m’avez dit que mon lecteur et mon éditeur serait Monsieur Gallimard. »
Et le 2 novembre, il écrit donc à Gaston Gallimard :
« Monsieur Jacques Copeau m’avait dit de vous écrire si je désirais donner suite à un projet de publication à La Nelle Revue Frse. Je suppose qu’il vous en a parlé. »
Et de signaler en même temps ses hésitations à présenter cette demande, dans la mesure où il a déjà proposé son livre à Fasquelle, par l’entremise de ses amis Gaston Calmette et Louis de Robert. Quelques jours plus tard, vers le 6 novembre, il précise qu’il s’agit d’un gros volume de 550 pages, ce qui, d’après ce qui ressort des lettres suivantes, ne va pas effrayer Gallimard. Proust annonce alors, vers le 9, l’envoi de la dactylo de son livre, avec cette précision un peu inquiétante :
« Elle n’est pas conforme au texte véritable, mais enfin elle vous donnera une idée exacte. C’est seulement un peu amélioré depuis. »
C’est à peu près à la même date que lui vient l’idée de proposer à la Revue des extraits de son livre, écrivant à Copeau pour lui annoncer l’envoi « de pages inédites, extraites de mon prochain livre, et que je souhaiterais beaucoup voir paraître dans votre Revue. […] Ne vous effrayez pas trop du nombre de pages, car il y a beaucoup de parties rayées. D’ailleurs à partir de la page 40 ou même avant, le texte est rempli de fautes, parce que M. Gallimard a le seul texte exact sur lequel j’aurais pu corriger celui-ci. […] Si ces extraits paraissent, comme ils sont pris çà et là dans le volume, reproduisant des parties qui n’y figurent plus, en omettant d’autres qui y figurent, ils pourraient en donner une idée très fausse, il serait bon que votre Revue les fît précéder de 2 lignes d’explications que nous arrêterions en commun accord. »

On peut, ici, imaginer deux types de recul: celui de Gallimard, qui pouvait s’agacer de ce qui semblait une sorte de chantage, Proust lui demandant de se prononcer favorablement pour son livre, arguant que Fasquelle était prêt à l’accepter, et qu’il ne pouvait se dédire vis-à-vis de celui-ci sans avoir d’abord l’assurance d’être accepté par Gallimard. À quoi s’ajoutait l’offre par Proust de prendre les frais d’édition à sa charge, ce qui, pour des amoureux de l’art et gens fortunés de surcroit, comme Gallimard et ses amis l’étaient, ne pouvait constituer un argument.

Celui du comité de la Revue, plus encore, à qui l’on proposait de déroger à ses habitudes en publiant les extraits d’un roman à paraître, alors que jusque là les Gide, Larbaud, Bachelin ou Ghéon en donnaient l’intégralité. Et surtout, d’avoir à prendre en charge un texte « rempli de fautes », décousu, et nécessitant donc un long travail de mise en forme. Et pour ne rien simplifier, Proust ajoutait des exigences de temps, demandant que ces extraits figurent dans le numéro de février au plus tard, afin qu’ils ne risquent pas de paraître après le volume…

Avant même de savoir qui lut le texte de Proust, on peut au moins poser qu’il y avait en fait deux textes, et qu’aucun ne correspondait à celui que nous connaissons aujourd’hui. Celui qui fut transmis à Gallimard allait faire l’objet de modifications considérables. Le 12 avril 1913, Proust écrit à Jean-Louis Vaudoyer :
« Il ne reste pas une ligne sur vingt du texte primitif (remplacé d’ailleurs par un autre). Il est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver, et je colle des papiers en haut, en bas, à droite, à gauche, etc. »
Quant à ce que les directeurs de la revue eurent entre les mains, on peut dire qu’il était encore plus éloigné du texte définitif. Le 6 septembre 1916, parlant à Gaston Gallimard de la préparation des tomes suivants, et évoquant les corrections et amendements qu’il y apportait, Proust s’en amusait :
« Il y en avait tellement pour le premier volume que je me rappelle que Copeau en voyant mes épreuves (pas celles de La NRF, celles de Grasset) m’avait dit : Mais c’est un autre livre ! »
Cette révélation nous ramène donc aussitôt à la question : qui fut le lecteur des extraits de Du côté de chez Swann ? La lettre de Proust met en cause directement Jacques Copeau, qui exerçait alors les fonctions de directeur en titre de la revue, et que justement, à un auteur qui n’est malheureusement pas désigné, Jean Schlumberger chargeait de répondre , le 22 novembre 1912 :
« que je ne suis plus directeur et qu’en vous passant les pouvoirs j’ai dû vous laisser toute liberté. » (lettre inédite).
À cette date, nous sommes précisément à la fin de la période cruciale où le livre de Proust fut examiné, puis refusé. Les dates nous sont fournies par le Journal de Jean Schlumberger, ce qui semble du coup le désigner comme principal responsable :
« 14 novembre [1912]. Commencé lecture d’un manuscrit de Proust. » […] « 21 novembre. Passé Villa Montmorency. […] Décidément on refuse le Proust. » (Jean Schlumberger, Notes sur la vie littéraire)
Si la Villa Montmorency implique Gide, dont le domicile servait souvent de lieu de réunion à l’équipe de direction de « sa » revue, le « on » reste assez vague pour faire supposer une décision collective. Malheureusement, dans les échanges et les journaux de ses membres, Proust brille par son absence. Gide travaille aux Caves du Vatican, dont il donne lecture à Ghéon ; Copeau travaille à La Maison natale, et Gide va passer la journée du 15 chez lui pour l’écouter. Gide travaille beaucoup l’anglais (leçons particulières, lectures de Milton et de Keats) ; avec Eugène Rouart, il parle de placements financiers. Quelques jours avant la réunion du 21, Schlumberger, qui a lui aussi une pièce en cours, fait un saut à Lausanne pour une opération de son fils ; dans le train, où il lit peut-être Proust, il n’écrit à Copeau qu’à propos de la rémunération des contributeurs de la revue. Le samedi 16, presque tout le monde s’est croisé aux bureaux de La NRF : Gide y retrouve Copeau et Rivière, puis Schlumberger avec qui il parle de Conrad qu’il est question d’éditer ; Ghéon les rejoint ; Gide va à la Sorbonne avec Schlumberger pour se renseigner sur des cours d’anglais ; plus tard, Marcel Drouin les retrouve à la Revue. Le 21, jours du refus, Gide ne consigne que des réflexions sur Rouart, et qu’après « un travail assez bon », il est allé chez Paul Desjardins, avant d’aller dîner chez André Ruyters, revenu de la banque où il travaille, et avec qui il cause d’affaires toute la soirée.

Proust est ainsi tragiquement absent de toutes leurs préoccupations, et l’on mesure le peu d’importance qu’on lui accordait au sein de La NRF à l’absence de débats accompagnant son refus. « Décidément », écrit Schlumberger, ce qui sous-entend que la chose était courue d’avance. Mais il semble aussi qu’ « on » fut plusieurs à le lui faire savoir, quand Proust parle, un an plus tard, des « refus répétés de La NRF ». Mais il faut comprendre qu’ici il continue de confondre les deux entités déjà désignées et que, quand il parle de ses « absurdes démarches auprès de M. Gallimard » et des « coups de téléphone auxquels on ne répondait pas », il pense au refus relatif à son livre.

La chronologie du ou des refus reste difficile à établir. Mi décembre (le 16 ou le 23), Proust en est encore à demander des nouvelles à Gallimard, et à s’étonner de son silence. On ne peut guère croire que le refus de la revue, énoncé un mois plus tôt, ne lui ait pas déjà été communiqué. Dans ses lettres, il ne parle pas du second, et il n’évoque le premier qu’en le présentant comme un retrait volontaire de sa part, ce qui n’est pas sans poser question.

En admettant tout de même que Gallimard ait bien finit par répondre négativement, une autre question se pose encore : prit-il cette décision seul, ou sous l’influence du jugement du comité de la revue, ou encore de conserve avec ses deux associés qu’étaient Gide et Schlumberger ? En l’absence de la correspondance de Gide avec Gallimard, toujours maintenue au secret, on doit suspendre la réponse ; au moins voit-on, au terme de cette rétrospective, que dans cette malheureuse aventure, bien des responsabilités furent engagées, y compris celle de l’auteur lui-même.

Pourtant, si Gide est devenu, aux yeux de la postérité, le principal responsable de cette erreur d’appréciation, c’est d’abord parce qu’il s’est présenté comme tel devant l’intéressé. Le 11 janvier, il écrit à Proust :
« Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de La NRF, (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. »
Gide avait d’abord écrit « en grande partie » ; on peut penser que « beaucoup » est un peu moins catégorique. Mais de toute façon, au lieu de s’abriter derrière le comité de lecture, il se présente ici comme le principal fautif. En 1949, dans ses entretiens avec Jean Amrouche, il sera plus nuancé, déclarant :
« Le manuscrit avait été refusé par La NRF, beaucoup par ma faute et par celle de Jean Schlumberger. »
Dans l’acte de contrition de 1914, on peut, comme Auguste Anglès, trouver une nouvelle manifestation de son goût pour l’auto-accusation (« J’écris pour que l’on m’accuse », écrit Gide dans ses Mémoires). Cependant, il pouvait entrer là une part de stratégie qu’on peut tenter d’éclaircir.

D’abord, tactiquement, il s’agissait de donner à sa démarche le maximum d’efficacité. Si Gide avait déjà en tête la proposition qu’il allait faire deux mois plus tard à Proust, de le faire venir à La NRF, à la fois pour le publier dans la Revue, et pour éditer la suite de la Recherche, il valait mieux traiter de puissance à puissance. De tous ses amis, il était le seul auteur véritablement reconnu, non pas célèbre, mais considéré, depuis La Porté étroite, comme l’une des valeurs sûres de la nouvelle génération d’écrivains. Il pouvait même y avoir une certaine vanité à se présenter, même dans la défaite, comme le chef véritable, lui qui tenait par-dessus tout à être un homme d’influence.

D’autre part, il entrait certainement, à l’origine de cette démarche, la conviction que Proust était l’écrivain que La NRF se devait d’attirer, tout comme, dans la décennie précédente, elle avait attiré Claudel et Saint-John Perse. L’année 1913 était celle d’un renouveau manifesté par la parution d’œuvres comme Le Grand Meaulnes et Barnabooth. Surtout, en janvier 1914 commençait la parution des Caves du Vatican, œuvre résolument moderniste, à l’ironie agressive ; Gide, depuis la création de La NRF, pratiquait une savante politique d’équilibre, écrivant par exemple en 1909 à Ghéon qu’en donnant La Porte étroite, « ce roman ultra-moral, calant la Revue pour l’avenir », il lui permettait de donner plus tard son Adolescent qui s’annonçait beaucoup moins conformiste. Aux Caves, le classicisme apparent de Swann ferait également un contrepoids rassurant. Par surcroît, il n’est pas impossible qu’il ait senti, dans Combray, la première partie de Swann, un texte l’« autorisant » à son tour à envisager le récit de son enfance, tel qu’il allait le commencer deux ans plus tard dans Si le grain ne meurt.

Enfin, il y avait eu, au moment de la parution de Swann, en novembre 1913, une certaine fébrilité à laquelle Cocteau n’avait pas été étranger. Au cours du mois, après une rencontre avec Gide, il lui écrit :
« Que de choses à dire à propos du « goût » et du volume de M.P. Mais j’étais ému de votre présence et sans facilité verbale. »
De son côté, le 1er janvier était paru sous la plume de Ghéon un compte rendu injuste et dédaigneux, auquel Proust avait répondu longuement dès le lendemain, Ghéon répondant en battant en retraite, s’attirant le 6 une nouvelle lettre de Proust. Ce remue-ménage eut sans doute des répercussions au sein de l’équipe. On voit ainsi Rivière, en train, lire le roman de Proust dans la nuit du 4 au 5, et le 8, Gide écrit à Bernard Grasset pour lui demander s’il reste quelques exemplaires sur Hollande. Après l’agression de Ghéon, il s’agissait de faire vite s’il voulait attirer un jour Proust à La NRF. En mars, il lui en ferait la proposition officielle, et le 9 avril, Rivière écrira à Gallimard que « plus tard, ce sera un honneur d’avoir publié Proust ».

Il suffit donc d’une lecture très partielle de Swann pour que Gide se décide. A-t-il attendu l’exemplaire sur Hollande, ou s’en était-il procuré un autre ? Toujours est-il que le 11 janvier, il passe à l’action. Il avoue à Proust qu’il lui écrit sans avoir achevé la lecture du livre ; toutefois, l’allusion au « côté de chez Verdurin » prouve qu’il avait au moins abordé la deuxième partie. Ce qui fait question, c’est la partie supprimée de sa justification. Il invoque la lecture au hasard d’ « un seul des cahiers » du livre, où ses yeux étaient tombés sur « la tasse de camomille de la p. 62 » et p. 64 sur le « front où des vertèbres transparaissent ». Il est un peu étonnant que Gide ait à la fois si bonne et si mauvaise mémoire : d’un côté, il écrit camomille à la place du tilleul évoqué dans un texte qu’il vient tout juste de lire, d’un autre côté il est capable, à plus d’un an de distance, de se souvenir du détail qui l’avait choqué – on ne sait pas trop en quoi – et de le retrouver dans l’édition imprimée. Quant aux fameuses vertèbres, on sait que, quelle que soit la cause cette bizarrerie, Gide avait raison de s’en offusquer. Mais on peut globalement se demander si Gide ne rassemble pas là, après coup, deux arguments improvisés. La facilité avec laquelle il y renonce finalement en est peut-être l’aveu.

Il faut dire qu’au moment où l’on se déclare amoureux d’un livre, il serait mesquin d’invoquer ces broutilles. Plutôt avouer un préjugé, en partie fondé, puisqu’aussi bien s’il est un qualificatif que Proust ne saurait renier, c’est celui de « mondain », dont Ghéon avait justement tiré argument pour récuser son roman. Et c’est en ces termes qu’au micro de Jean Amrouche, Gide racontera cet épisode, sans plus invoquer ni camomille, ni vertèbres :
« Ayant eu entre les mains le manuscrit, je ne fis que l’entrouvrir, j’en lus quelques phrases, je revis encore le personnage mondain que j’avais rencontré dans les salons de Mme Baignères, je crois, et je pensais que c’était entre toutes choses ce qu’il fallait repousser de La NRF, c’est-à-dire je voyais dans Proust l’ami de Madeleine Lemaire, l’admirateur d’Anatole France — je voyais l’ennemi. Je me trompais du tout au tout, et je fis amende honorable très peu de temps ensuite. »
S’il manque encore des pièces à ce dossier, il permet de poser au moins deux certitudes : la première, que l’erreur de Gide, partagée par plusieurs de ses amis, relève de la méprise et du préjugé social, beaucoup plus que d’un manque de clairvoyance intellectuelle, comme ce fut le cas, par exemple, pour Sainte-Beuve à l’égard de Stendhal. La seconde, que la fortune littéraire de Proust n’aurait peut-être pas été aussi rapidement éclatante si, plaçant l’amour de l’art au-dessus de l’amour propre, Gide n’était pas intervenu pour le ramener dans la maison où il avait d’abord frappé en vain.

Pierre Masson

mercredi 25 décembre 2013

365


Un document par jour pendant toute une année : c'est ce qu'offre la page des ressources en ligne avec désormais 365 liens dont 306 en français. Le dernier ajout de 14 liens vers des documents en français et 1 lien vers une thèse en portugais comprend :

MASSON Pierre : André Gide et Christian Beck : deux écrivains en quête d’idéal
DUBOILE Christophe : André Ruyters, lecteur des Nourritures terrestres
ARON Paul : Quelques sources historiques et littéraires du Cocu magnifique
HĂRȘAN Ramona : André Gide : La Morale de l’Immoraliste
COLLECTIF : Les mythes antiques dans la littérature contemporaine
ARAUJO LOPES Renata : Da Arcádia a Paris: leituras de estórias, estórias de leituras
BOULIANE Claudia : Le démonisme d'André Gide : le pouvoir de l'induction
VUCELJ Nerminn : La réception d'André Gide en Yougoslavie
GEIEROVÁ Marie : Le jeu entre la réalité et la fiction dans Les caves du Vatican et dans Les Faux-Monnayeurs d'André Gide
GALLON Stéphane : La fissure étroite de la première phrase des Faux-Monnayeurs de Gide
VALLIN Marjolaine : La phrase d’André Gide dans Les Faux-Monnayeurs
CHAUDIER Stéphane et JULY Joël : La phrase ironique dans Les Faux-Monnayeurs
KIVI Maiju : L’analyse des éléments du futur Nouveau Roman dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide
KIRAN Ayşe Eziler : Du dialogisme à la polyphonie dans Les Faux-Monnayeurs
‎NICULESCU Amalia : Le renouvellement du roman dans Les Faux-monnayeurs et Les Caves du Vatican d'André Gide

Au terme de cette année il faut aussi constater le déplacement d'une bonne partie de l'activité du blog vers Facebook. A peine 80 billets ici en 2013 contre 93 en 2012 et 139 en 2011. Mais près de 900 notes uniquement en 2013 du côté du groupe Facebook, à raison de deux ou trois par jour. Le groupe (privé, seuls les membres ont accès à ce qui y est échangé) compte actuellement 152 membres. Après inscription à Facebook, il suffit de faire la demande pour nous rejoindre.

Une fameuse boulette



— Je tiens de Claudel une anecdote que vous lui aviez rapportée vous-même, il y a une quarantaine d'années. Le héros en aurait été l'un de vos amis protestants qui, si torturé de ne pouvoir se libérer de ses fautes, les avait rédigées sur un bout de papier, avait fait une boulette de ce papier et l'avait avalée. Claudel m'a affirmé que vous aviez reconnu que ce protestant avait voulu singer à la fois la confession et la communion catholiques. Il a ajouté : « Gide m'a dit que c'était un de ses amis, mais je crois bien que c'était lui. Il n'a pas osé me l'avouer... »
Gide haussa les épaules, sans pourtant protester contre ce qu'il avait envie d'appeler l'invention de Claudel.
— C'est tout ce qu'il vous a dit à propos de la confession ?
— Non, mais...
— Je vous en prie, ne soyez pas si timoré vis-à-vis de moi !
— Eh bien, Claudel a ri et il a dit : « Il a fait une fameuse boulette avec son Journal... mais c'est nous qui devons l'avaler ! »
Gide aurait pu rire, lui aussi, mais il se contracta et, haussant de nouveau les épaules : « Quel esprit de commis-voyageur ! »

(Robert Mallet, Une mort ambiguë,
NRF, Gallimard, 1955, pp. 18-19)

samedi 21 décembre 2013

Le Tertre, une maison d'illustre


 Le Tertre, Serigny, Orne

Les « Maisons des Illustres » sont désormais à peu près deux-cents. Et parmi les récentes attributions du label du ministère de la culture et de la communication, nous avons été très heureux d'apprendre que Le Tertre était devenu l'une de ces « Maisons des Illustres ». Bravo à Véronique de Coppet, petite-fille de Roger Martin du Gard, qui gère la maison et son parc avec l'aide de ses trois filles. Fidèlement au souhait de l'écrivain : « Le Tertre, tel qu'il ressortira de mes mains, sera incontestablement une œuvre. Une de mes œuvres. » (Journal, nov. 1924)

Une œuvre propice à la création et à l'amitié : « Je ne puis m'empêcher d'y situer tous les rêves d'avenir. Je voudrais créer là une œuvre d'art complète ; je puis le faire, je puis parachever l'enchantement, l'harmonie naturelle de ce lieu. J'aimerais, avant de mourir, avoir pu utiliser les dons que j'ai pour faire là un ensemble unique, et en faire profiter ceux qui m'entourent. Je rêve d'une hospitalité ouverte à tous mes amis, dans ce cadre inoubliable. » (14 juillet 1921)


 Un article sur l'attribution du label
dans Normandie passion, n°64, décembre 2013
(cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Une autre bonne nouvelle concernant Roger Martin du Gard est l'annonce de représentations prochaines de sa Confidence africaine :


 La Confidence africaine au Lucernaire (Photo Régis Nardoux)


Confidence africaine, nouvelle à deux voix de Roger Martin du Gard dans une mise en scène Jean-Claude Berutti et avec Jean-Claude Berutti / Philippe Faure (en alternance) et Christian Crahay. Du 8 janvier au 1er mars au Théâtre du Lucernaire. Plus d'informations.

vendredi 20 décembre 2013

Le pupitre d'enfant de Gide à voir à Rouen






 Un don d'objets et manuscrits vient enrichir 
le fonds Gide de la bibliothèque de Rouen


Jusqu’au mardi 31 décembre la Bibliothèque Villon à Rouen présente le dernier don venu enrichir ses collections. Philippe Monart, bibliophile et amateur d’art, vient d’offrir à la ville de Rouen un ensemble de 92 pièces concernant André Gide : livres, autographes, mais aussi son pupitre d'enfant.

Après Gustave Flaubert et Guy de Maupassant pour le XIXe siècle, la Ville de Rouen souhaitait mettre à disposition du grand public et des chercheurs, un auteur majeur de la littérature française du XXe siècle. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, elle s’attache à constituer un fonds de référence sur André Gide pour lequel elle a déjà acquis la bibliothèque de travail, diverses correspondances (la famille ou des amis), des éditions originales, ainsi que des manuscrits d’oeuvres.

Visite libre aux horaires d’ouverture de la bibliothèque : mardi, jeudi et vendredi de 13h à 18h, mercredi et samedi de 10h à 18h.

3, rue Jacques-Villon
76 043 Rouen


 Le pupitre d'enfant de Gide
est à voir jusqu'au 31 décembre

dimanche 15 décembre 2013

Jammes - Gide : une correspondance enrichie et corrigée


La Correspondance Jammes-Gide
éditée en 1948 par Robert Mallet

De 280 lettres (plus deux en appendice qui avaient parues dans la revue belge Le Spectateur catholique en septembre et octobre 1897) la Correspondance Jammes Gide passe à 554 lettres dans la nouvelle édition publiée l'an prochain par Pierre Masson et Pierre Lachasse. Samedi 16 novembre lors de l'assemblée générale des Amis d'André Gide, Pierre Lachasse a levé un coin du voile sur cette édition très attendue.

« La Correspondance qui paraîtra en 2014 compte désormais 554 lettres : 260 lettres de Gide, 283 de Jammes, 4 de Madeleine, 4 de Ginette Jammes (l'épouse) et 3 d'Anna Jammes (la mère). Pour être encore plus précis : 257 de Gide à Jammes et 268 de Jammes à Gide (plus 3 adressées à Madeleine et à André ensemble). A celles qui se trouvent à la bibliothèque Doucet s'ajoutent notamment celles détenues par le fonds des assureurs et déposées à la Bibliothèque Nationale, qui contient 138 lettres de Gide » explique Pierre Lachasse.

Beaucoup de ces lettres de Gide avaient été vendues par la famille Jammes depuis la parution de la Correspondance par Robert Mallet et le retour aux manuscrits permet de corriger de nombreuses erreurs. « La version de Mallet est souvent erronée, lacunaire. Des paragraphes manquent, des noms propres sont confondus comme Fontaine et Fontainas. C'est le premier apport de cette nouvelle édition : un texte le plus exempt de bévues possible. »

Quant aux coupes : « Mallet l'explique dans son introduction : le choix est celui de Gide. Ce dernier s'en ouvre à Mallet dans une lettre du 18 octobre 45 : Gide est souvent consterné par la niaiserie, l'insignifiance et la médiocrité de certaines lettres et demande dès le début du projet de faire un choix très restreint des meilleures lettres, celles du début de leur amitié. Mallet dira sa répugnance dans l'introduction tout en appréciant les scrupules de Gide. »

« Il faut noter qu'il s'agit en 1948 de la première correspondance bilatérale de Gide qui est publiée et qu'à cette époque on n'envisageait pas la publication de correspondances de la même manière. Aujourd'hui nous publions en intégralité, nous ne sommes plus à la recherche de portraits de contemporains, nous n'avons plus de réserves à avoir vis-à-vis de personnes encore vivantes. Il y a une poétique de la correspondance à laquelle Mallet n'était pas sensible. L'éthique, la morale, la religion dominaient. »

Autre apport : la correction et l'ajout de dates. Gide raconte dans Si le grain ne meurt comment Yvonne Davet avait séparé les enveloppes des lettres, ce qui avait brouillé les repères chronologiques de la première édition. « En mettant la main sur les enveloppes nous avons pu dater toutes celles qui ne l'étaient pas. D'autres dates ont été corrigées à partir des références citées dans les lettres, même si ce n'est pas une édition parfaite, des secteurs restant très difficile à dater », ajoute encore Pierre Lachasse.

Est-ce que ces ajouts et corrections changent fondamentalement l'idée que l'on peut se faire des liens entre Gide et Jammes ? « Les rapports ne changent pas mais on lit un autre livre », assure Pierre Lachasse. Une correspondance d'autant plus importante dans cette pureté retrouvée qu'elle est « la norme entre les deux écrivains, tandis que la rencontre demeure l'exception ». Qu'on en juge :

Pendant 17 ans, de leur rencontre en 1893 à leur brouille en 1910, Jammes et Gide vont se voir 12 fois dont seulement 3 fois longuement : à Biskra en avril 1896, à La Roque en 1898 et à Paris en 1900. Leur dernière rencontre aura lieu en 1909 chez Gide à la Villa Montmorency.

Une rupture que cette correspondance éclaire également : « La brouille n'est pas religieuse*. D'ailleurs Jammes garde des amitiés avec des agnostiques comme Fontaine ou Régnier. Elle repose plutôt sur un malentendu qui existe dès le début entre eux : Jammes pense que Gide est un poète biblique. Il sera détrompé par les Nourritures qui brisent les liens, puis par L'Immoraliste qui est un livre nietzschéen selon Jammes, qui n'a jamais lu une ligne de Nietzsche**. »

« Ils s'emprisonnent l'un et l'autre dans des personnages qui sont de véritables créations littéraires, le « pâtre des berges » et le « faune au doux chalumeau ». C'est ce qui fait de leur correspondance une construction littéraire, une œuvre écrite à deux. C'est aussi une grille de lecture pour relire les autres correspondances de Gide », conclut Pierre Lachasse.

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* A la lecture de ce texte, Pierre Lachasse me fait la remarque suivante, que je me permets de partager ici tant elle est intéressante pour mieux comprendre ce nouvel éclairage apporté par cette correspondance : « J'ai souhaité minimiser le désaccord religieux bien connu, bien que celui-ci soit réel, parce qu'il tend à masquer le heurt des personnalités. Leur amitié est une construction de l'imaginaire autant qu'un besoin de leurs personnalités. D'où les figures du pâtre et du faune où leur amitié se déploie tant que la réalité ne la brise pas en imposant sa loi. Il est frappant de voir que Jammes reste très lié à Régnier et surtout à Fontaine malgré la différence de leur philosophie de la vie. »

** Autre précision utile de Pierre Lachasse : « Leur rupture est lente à se constituer. J'ai observé trois fissures successives : avec les Nourritures terrestres dont l'apologie du dénuement (qu'il comprend mal) choque Jammes, avec L'Immoraliste dont le nietzchéisme (qu'il connaît un peu, mais fort mal) lui fait peur et enfin, après sa conversion, quand il veut écrire un article sur Gide et qu'il se rend compte qu'il s'était construit un Gide de toute pièce, largement fictif, poète biblique et chantre du Christianisme. La Porte étroite fait un temps illusion, puis la vérité apparaît définitivement avec les Caves. Concrètement, la rupture se produit début janvier 1910 avec le refus par Gide de l'article de Jammes sur Philippe pour le numéro d'hommage de la NRF. »