mercredi 30 décembre 2009

Un oeil dans le rétrogideur

2009 a été une année particulièrement gidifère grâce à la nouvelle édition des Romans et récits dans la Pléiade et au centenaire de la Nouvelle Revue Française. Gide a fêté ses cent-quarante ans sans trop de bruit mais les « cadeaux éditoriaux » n'ont pas manqué, pas plus que les rééditions en formats de poche. Plus curieux : le « personnage » Gide reste présent pour les écrivains avec encore deux romans où se faufile l'ombre gidienne.


En février, Gide posait à la Une du Magazine Littéraire comme « Le plus moderne des classiques ». Le vingtième Cahier André Gide tombait : mille pages de la correspondance Gide-Valéry. L'année s'annonçait fructueuse pour ce blog...

En mars s'ouvrait la première exposition des cent ans de la NRF, en Suisse, à la Fondation Bodmer.

En avril, Gide était convoqué au vernissage de la rétrospective William Blake à Paris, soixante-deux ans après la première, déjà soutenue par Gide. Le même mois démarrait le tournage dune adaptation des Faux-Monnayeurs par Benoît Jacquot.



En mai, alors que les Romans et Récits, Œuvres lyriques et dramatiques viennent de paraître en deux volumes dans la Pléiade, un auteur australien livre le récit de son voyage en forme d'Arabesques, de Cuverville à Biskra, sur les traces de Gide.

En juin, la jeune revue Le Magazine des Livres met elle aussi Gide à sa Une. Voilà qui avait échappé à ce blog à l'époque ! Une valeur sûre : une édition originale de Paludes est adjugée 4750 euros chez Christie's.



Tandis qu'en juillet Pierre Masson évoque Gide au micro de France Culture, on apprenait en août la prochaine tenue d'un colloque Gide à la BnF...

En septembre l'IMEC et Claire Paulhan accueillaient et enrichissaient l'exposition « En toutes lettres... Cent ans de littérature à la NRF », toujours sous la grande silhouette de Gide.


En octobre, comme promis, avait lieu le colloque Gide à la BnF dont les actes viennent tout juste de paraître.

En novembre Gide réapparaît sur la couverture d'un roman : Inéluctable, de Daniel Soil. Uzès célèbre aussi l'anniversaire de Gide avec une journée littéraire qui avait l'air intéressante et conviviale.


Décembre prouvait enfin que la recherche universitaire gidienne et britannique ne chôme pas. Benoît Jacquot déjouait quant à lui la malédiction qui planait sur les projets cinématographiques autour des Faux-Monnayeurs : son téléfilm sera projeté en janvier.

L'activité n'a donc pas manqué pour e-gide avec 97 billets rédigés en 2009, contre 61 en 2008. A la création du blog en décembre 2007 des amis, blogueurs ou non, s'inquiétaient un peu de ce que j'allais bien pouvoir écrire dans un blog à Gide consacré... A mon tour, je me demande si l'année 2010 sera aussi fructueuse et je me rassure en voyant la matière accumulée au fil des lectures ou les billets en retard !

2009 aura été enfin l'année de la publicité, sinon de la consécration... Dans sa version en ligne, le Magazine Littéraire de février dénonçait l'existence d'e-gide. Et les visites mensuelles étaient propulsées de 350 en moyenne à 871 en mars ! Avant de retomber à 660 en moyenne d'avril à septembre. C'est alors que le Bulletin des Amis d'André Gide lui consacrait quatre pages, sous la plume bienveillante de Céline Dhérin. Effet immédiat : 975 visites en octobre, 969 en novembre, et bientôt autant en décembre. Depuis la mise en place des compteurs sophistiqués de Google Analytics en juillet 2008, huit mois après la création du blog, ce dernier a reçu 9947 visites de 6579 visiteurs qui ont visité 16 806 pages.

Si j'en crois toujours ces compteurs complexes, 35% des visiteurs sont des fidèles du blog dont 9% ont consulté plus de 201 fois ses pages. C'est le moment de remercier ces fidèles d'entre les fidèles avec pour commencer Philippe Brin et son blog sur Roger Martin du Gard à qui je dois 858 visites, mais aussi ces liens chez Les Septembriseurs où sévit Lucien Jude, chez Gabriel Letterson, Joseph Vebret, Valérie Scigala ou Pierre Assouline.

Ce bilan aurait de quoi faire enfler les chevilles si les compteurs maléfiques ne révélaient aussi ce qui amène les visiteurs depuis Google... En tête des mots-clés qui semblent faire rebondir vers e-gide : la Villa Montmorency ! Ce « repaire de riches » où Gide habitat un temps une inhabitable maison semble fasciner. Les autres mots-clés les plus fréquents sont e-gide, Voyage au Congo, Elisabeth van Rysselberghe et Maria, puis Roger Martin du Gard.

Ainsi la page d'accueil d'e-gide a été vue 5466 fois, celle sur les photographies du Voyage au Congo 620 fois, celle sur la Villa Montmorency 369 fois, celle sur Elisabeth 336 fois et celle sur l'adaptation télévisée des Faux-Monnayeurs 265 fois. La diffusion de ce film prévue en début d'année sur France 2 devrait être l'occasion de la découverte de Gide par beaucoup et de commentaires intéressants. A suivre...

Bonne année 2010.

mardi 29 décembre 2009

La chambre noire d'André Gide

Les actes du colloque Gide du 9 octobre 2009 à la BnF viennent de paraître chez "l'éditeur alternatif" Le Manuscrit (ce qui est dommage et pose quelques questions, mais c'est un autre sujet...) sous le titre "La chambre noire d'André Gide". Alain Goulet, directeur du colloque et de cette publication, explique ainsi le choix du titre :

"C'est un Gide toujours vivant et actuel qu'offre ce volume, un Gide qui aurait eu cent quarante ans le 22 novembre 2009. Pour cet anniversaire, nous vous proposons d'entrer dans la chambre noire de l'écrivain, ce lieu obscur où se conçoivent et s'écrivent les œuvres, où elles se projettent et s'élaborent, charriant souvenirs, rêves et fantasmes dans un dialogue constant avec soi-même, à la lumière des manuscrits où l'expression se forge, y révélant parfois une intimité et une intentionnalité de façon plus claire que dans l'œuvre achevée et publiée.

Les différentes études rassemblées ici émanent de gidiens chevronnés et jettent différents éclairages sur les intérêts et l'écriture d'André Gide, tant dans ses œuvres achevées que dans ses brouillons et manuscrits, renouvelant la vision de son œuvre, interrogeant ses choix, la permanence de motifs prégnants, la manière dont il peut se révéler parfois intimement dans ses manuscrits, ou encore mettant en lumière des pans entiers de sa production comme son théâtre, généralement mal connu.
"

"La chambre noire d'André Gide" contient les textes des interventions pour lesquelles je donnais à l'époque un rapide aperçu :

- Quand l'écrivain remet son ouvrage sur le métier : l'exemple d'une page supprimée dans Paludes par Jean-Michel Wittmann (résumé ici)

- Histoires de portes et de chambres par Pierre Masson (résumé ici)

- "Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman" par Alain Goulet (résumé ici)

- Gide et le réalisme social par David H. Walker (résumé ici)

- Gide et le théâtre : une tentation impossible par Jean Claude (résumé ici)

- Sur quelques manuscrits de Gide à la Bibliothèque nationale de France par Marie-Odile Germain

- Présentation du dvd-rom André Gide l'écriture vive par Martine Sagaert (résumé ici)

La Chambre noire d'André Gide, sous la direction d'Alain Goulet, Le Manuscrit, coll. "Recherche-Université", 2009, 197 p., 19€90 (version pdf : 7.90 €), à commander sur le site des Editions Le Manuscrit.

dimanche 27 décembre 2009

André Gide and Curiosity, de Victoria Reid

Victoria Reid est maître de conférences en littérature française à l’Université de Glasgow et l'auteur des articles «André Gide and James Hogg : Elective Affinities» (Studies in Hogg and his World, nº 18, 2007) et «Gide et Rembrandt : la leçon d’anatomie» (Bulletin des amis d’André Gide, nº 154, avril 2007). Spécialiste de la réception de l'œuvre de Wilde*, on lui doit aussi un chapitre de The Reception of Oscar Wilde in Europe (Continuum, 2008) sur les relations de Gide-Wilde. Ou encore ce très bon «Gide et Wilde» publié par le Bulletin de la Société Oscar Wilde (n°16, 2008).





André Gide and Curiosity, Victoria Reid,
Editions Rodopi, coll. "Faux Titre" n°340,
Amsterdam,New York, 2009, 322 p.


La couverture de André Gide and Curiosity montre un flambé et un lézard vert**. Illustrations judicieuses qui renvoient bien sûr à la passion de Gide pour l'observation zoologique mais aussi au combat du lézard et du serpent dans Voyage au Congo : comme le lézard, Gide est prêt à abandonner une partie de lui, à se renier, si sa curiosité vient à être déçue. Herbart l'a bien montré. Mais n'est-ce pas aussi en lézard repartant plus léger après le combat que Mauriac peignait Gide ?

On songe encore à la nouvelle du lézard mort annoncée par Catherine à sa grand-mère : Catherine, les mains dans le dos, demande à la Petite Dame de choisir une main. La première est vide. L'autre, vide aussi. Et Catherine dit : «Le lézard est mort». Plus tard, Catherine explique : «Mais tu sais, il y avait quand même quelque chose dans ma main : l'annonce de la mort du lézard». Une façon de susciter la curiosité tellement gidienne !

On songe enfin au célèbre «La chenille qui chercherait à se connaître ne deviendrait jamais papillon.» Affirmation étonnante d'une défiance envers le «connais-toi toi-même» : l'égocentrisme gidien était en quelque sorte centripète. Victoria Reid le montre bien dans son analyse d'une curiosité de soi non pas pour soi mais pour tous les prolongements possibles d'aventures, d'écritures de soi et d'apports à la fiction.

Certes la curiosité de Gide, pour forte qu'elle fût, était très ciblée, ainsi que le souligne Victoria Reid qui la range sous trois grand thèmes-chapitres eux-mêmes rétrécis à la part vraiment gidienne : curiosité sexuelle, curiosité scientifique et curiosité littéraire. Rien de bien nouveau sur Gide - l'auteur rappelle d'ailleurs que le sujet a déjà été abordé, lié notamment à la pédagogie, mais trouve avec la nouvelle édition des Romans et récits dans la Pléiade de nouveaux champs d'étude - et l'ouvrage prend davantage prétexte de Gide pour analyser les mécanismes de la curiosité et leurs prolongements littéraires.

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* André Gide and Curiosity comporte d'ailleurs un passage sur les relations entre Gide et Alfred Douglas (Bosie) qui montre bien comment de la curiosité sexuelle Gide passe à la curiosité littéraire.

** Bestiaire gidien auquel l'auteur ajoute la serine de Si le grain ne meurt : «The canary episode illustrates three key aspects of curiosity in its perfect state : first, the desire for novelty as a prelude to curious investigation; second, the important role of disponibilité, magnetism and contagion in the transmission of curiosity (so André, the passively curious object of the canary's curiosity becomes André, post-epiphany, charged with active curiosity, wich he directs towards the external world); and third, the double meaning of curiosity wich can designate a passive object or an active subject.» (André Gide and Curiosity, p. 16)

vendredi 25 décembre 2009

Gide en Allemagne

Bernard Morlino a publié sur son blog un billet sur le Retour d'URSS Gide prononce urse », note Robert de Saint-Jean dans son Journal) avec une vidéo des informations allemandes de juin 1947 sur le congrès international de la jeunesse de Munich. Gide y intervient dans un discours où il redit son attachement à l'Allemagne. Dans une étude sur les rapports entre Gide et l'Allemagne*, Claude Foucart qualifie ce moment de « retrouvailles ».

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* « Le temps de la «gadouille» ou le dernier rendez-vous d'André Gide avec l'Allemagne (1933-1951) », Claude Foucart, Contacts, Série 2: Gallo-germanica, 1997.

Avant-première des Faux-monnayeurs

Comme le rappelait Alain Goulet lors du colloque Gide à la BnF en octobre dernier, l'adaptation au cinéma des Faux-monnayeurs a été plusieurs fois envisagée mais jamais réalisée, une sorte de malédiction planant sur ce projet. Benoît Jacquot semble l'avoir déjouée. Prévue pour la télévision (France 2), son adaptation sera présentée en avant première le 28 janvier au Festival International de Programmes Audiovisuels de Biarritz.

jeudi 24 décembre 2009

Qui a dit ?

Sur Gide : «Un notaire. Aucune transe chez lui si ce n'est à la vue des fesses du petit bédouin

Sur Mauriac : « La plus belle vedette du Dictionnaire des Girouettes.»

Sur Proust : «Trois cents pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave, c'est trop.»

La réponse dans cet article de l'Express...

mercredi 23 décembre 2009

Journal de Jean Amrouche

Jean El Mouhoud Amrouche, Journal 1928-1962
415 pages, Editions Non Lieu, Paris

Il avait le don d'agacer la Petite Dame lorsque ses parties d'échecs avec Gide se prolongeaient un peu tard et surtout lorsqu'il reprenait à son compte les analyses formulées par d'autres pour interroger l'écrivain au micro de Radio France en 1949... Souvent décrit comme «suffisant» ou «arriviste», Jean Amrouche était surtout en quête de reconnaissance, lui, l'exilé permanent, l'enfant crucifié de l'Algérie et de la France.

Le Journal de Jean Amrouche est paru aux éditions Non Lieu. Tassadit Yacine Titouh, qui avait déjà publié la nouvelle édition de ses Chants Berbères de Kabylie, a établi et présenté ce journal tiré du millier de pages que comportait le manuscrit couvrant les années 1928 à 1962. Soit trois époques de la vie d'Amrouche que Tassadit Yacine résume dans un article d'El Watan : «La première a un rapport avec la quête poétique et existentielle en Tunisie, sa première terre d’accueil, la seconde concerne son inscription dans le monde culturel en Algérie, puis en France, alors que la troisième est marquée par son entrée cinglante dans le champ politique et ses prises de position durant la guerre d’Algérie.»

Jean Amrouche rencontre Gide, avec qui il correspond depuis longtemps, à Tunis en 1942 avant de rejoindre les milieux gaullistes à Alger, où il fonde la revue L'Arche. En 1945, L'Arche devient une revue parisienne. Après avoir travaillé à Tunis-P.T.T. ou Radio France Alger, Amrouche réalise pour Radio France Paris des émissions où il invite Bachelard, Barthes, Merleau-Ponty, Morin, Starobinski, Wahl. Avec Henry Barraud, il invente un genre radiophonique nouveau : les entretiens, avec Gide (1949), Claudel (1951), Mauriac (1952-1953) ou Ungaretti (1955-1956).

Mis à la porte de Radio France en 58, il s'exile de nouveau, sur les ondes de la radio suisse cette fois, où il plaide la cause algérienne jusqu'à sa mort en 1962, trois mois avant l'accord d'indépendance. Chrétien et berbère, imprégné de culture française et défenseur de la cause algérienne, Jean El Mouhoub Amrouche sera écarté du paysage littéraire arabe (aujourd'hui encore si l'on en croit Tassadit Yacine Titouh, empêchée de parler de ce Journal comme elle le confie toujours à El Watan) et tombera peu à peu dans l'oubli dans le paysage des lettres françaises.

Gide est bien entendu très présent dans ce Journal. De 1942 à Tunis, puis du retour à Paris en 1945 jusqu'à la mort de Gide en 51, ils se rencontrent presque chaque jour pour des parties d'échecs. C'est d'ailleurs là qu'est née l'idée des entretiens radiophoniques : remplacer l'échiquier par un micro... Lors de la reprise de L'Arche à Paris, Gide, soucieux de l'accueil qu'on réserverait à Amrouche, disait de lui :


«J'étais un peu inquiet des interventions d'Amrouche, sachant que presque toujours au premier abord on le trouve peu sympathique, d'attitude un peu suffisante ; mais moi qui le connaît depuis vingt ans, je sais tout ce qu'il a de bien, et à quel point on peut compter sur lui.» (Cahiers de la Petite Dame, Maria van Rysselberghe, tome 3, p. 327)

A lire en ligne : ce site consacré à Jean Amrouche et l'article de Beida Chikhi sur Amrouche paru dans La littérature maghrébine de langue française.

lundi 14 décembre 2009

Journal de Robert de Saint-Jean

Les Cahiers Rouges de Grasset & Fasquelle ont réédité le mois dernier le Journal d'un journaliste de Robert de Saint-Jean. Journaliste («le meilleur de sa génération», disait de lui André Maurois), Robert de Saint-Jean travailla à Paris-Soir, au Parisien libéré puis à Paris-Match. Ecrivain, on lui doit La vraie révolution de Roosevelt, Le feu sacré, Passé pas mort, un Julien Green par lui-même dans la formidable collection du Seuil ou encore le Julien Green écrit avec Luc Estang. Julien Green, l'ami, «l'amour platonique», pendant 60 ans. Editeur, il travailla également pour Plon.

Par ses fonctions et ses amitiés, Robert de Saint-Jean a approché Briand, de Gaulle, Pétain, Churchill, Khrouchtchev, Valéry, Claudel, Mauriac, Céline, Cocteau, Malraux... Et Gide. Témoin discret, dans l'ombre, recueillant les confidences à la bonne distance qui permet la vue d'ensemble et la critique. Green disait de son journal : «Il est toujours intéressant, par quelque bout qu'on le prenne.»

La présentation de la nouvelle édition de ce Journal, paru pour la première fois en 1974 chez Grasset, souligne qu'il s'ouvre avec Cocteau («C'est la bouteille de Leyde : des étincelles à l'extrémité des pointes») et se referme (presque) avec Malraux survolant politique et littérature avec ses gestes d'oiseaux et se souvenant d'une soirée commémorant le centenaire de Gide qui était «d'un ennui à pleurer».

Le Journal d'un journaliste éclaire de la coulisse bien des scènes gidiennes, comme cette soirée de juin 1928 où Green emmène Gide dîner au Prunier-Tratkir et où ils se retrouvent au bord de la piscine du Lido devant une glace à 46 francs. Et dire que Green prétend que la glace n'a jamais tout à fait fondu entre lui et Gide... Voici tout d'abord le récit de cette soirée par Gide dans son Journal, puis celui de Green recueilli par Robert de Saint-Jean :


"12 Juin

J'ai eu grand plaisir à dîner l'autre soir avec Julien Green. C'était promis depuis longtemps. Avec une déférence vraiment charmante, et bien rare chez la nouvelle génération, il m'a fait entendre qu'il tenait à ce que je me considère comme son invité. J'ai donc dû me laisser entraîner par lui chez Prunier, avenue Victor-Hugo, moins fastueux du reste dans l'intérieur que la devanture ne me faisait craindre, qui m'avait jusqu'à ce jour effarouché. Je reste, vis-à-vis du luxe, d'une timidité quasi insurmontable, qui s'était peut-être un peu calmée, mais qui semble reprendre et s'accentuer encore avec l'âge. Je me souviens du temps où Vielé-Griffin et Jacques Blanche m'ayant donné rendez-vous pour un déjeuner au Terminus Saint-Lazare, je ne sus prendre sur moi, si invraisemblable que cela puisse paraître, d'entrer dans la salle du restaurant, mais restai à les attendre dans le hall, où ils finirent par venir me chercher après m'avoir très longtemps attendu.

Green est sans doute extraordinairement semblable à ce que j'étais à son âge. Plus soucieux encore de comprendre et de donner son assentiment, que d'affirmer sa personnalité par la résistance. J'aurais voulu pouvoir causer mieux avec lui. Il tenait à souci de me marquer sa confiance, et la mienne envers lui est très grande; mais j'ai de plus en plus de mal à m'abandonner dans une conversation. |e crains de l'avoir terriblement déçu, car je n'ai presque rien su lui dire que de banal; rien de ce qu'il était en droit d'attendre et d'espérer de moi. De plus, j'étais extrêmement fatigué; soucieux de ne pas trop le montrer.

Après nous être attardés chez Prunier, nous avons gagné l'avenue des Champs-Elysées. La nuit était belle et l'un et l'autre avions plaisir à marcher. Je lui ai proposé de l'emmener au Lido, où ni l'un ni l'autre n'avions encore jamais été. Nous n'avions pas besoin d'être en veston, parmi tant de gens en habit, pour nous sentir aussi déplacés l'un que l'autre dans ce lieu de plaisir et de luxe. Une fois attablés près de la piscine, nous avons voulu attendre l'heure du spectacle qui ne commençait que passé minuit. Eusse-je été dans un bon jour, rien n'eût été plus charmant; mais la conversation tirait en longueur. J'entendais pourtant avec grand intérêt ce qu'il me racontait de son prochain livre. Il me plaît qu'il ne sache pas trop d'avance où vont le mener ses personnages, mais je ne suis pas bien sûr qu'il ne m'ait pas dit cela précisément pour me plaire, et se souvenant de ce que je disais des miens dans mon Journal des Faux-Monnayeurs. Il a le bonheur de ne connaître point l'insomnie, se réveillant chaque matin, dit-il, exactement dans la position qu'il a prise la veille pour s'endormir. Voilà qui assure sans doute l'égalité du travail; égalité chez lui presque excessive; chaque jour, à la même heure et dans le même nombre d'heures, il écrit le même nombre de pages et de la même qualité. Sa curiosité intellectuelle et son appétit de lecture m'enchantent. Je voudrais qu'il n'eût pas gardé trop mauvais souvenir de cette soirée où il s'est montré si charmant, où je me suis montré si médiocre, où je déplore de n'avoir su mieux lui parler." (André Gide, Journal)



"9 juin 1928

Green a passé la soirée d'hier avec Gide, l'emmenant au Traktir. Gide fort embarrassé devant la carte des vins, paraît-il. Il choisit une eau minérale mais se ravise aussitôt, opte pour la bière, déclare enfin : «Je prendrai quelques gouttes de votre vin.»

Gide était venu prendre Julien chez lui, rue Cortambert, et s'était montré curieux de l'appartement. Il quitte le petit salon pour le grand, demande à son hôte où il travaille.

— Comment était-il habillé ? dis-je à Julien.

— Ample pèlerine, chapeau aux bords rabattus, une sorte de Méphisto pour agence Cook.

Il a posé à Julien la question numéro un :

— Êtes-vous sans nulle inquiétude morale et religieuse ? Quand la réponse est venue, qui parlait de difficultés, Gide a paru soulagé. Il a conté à Julien l'histoire du petit berger dont le manuscrit — Bastre étincelant — comprend des scènes de magie et de bestialité. A cet adolescent le troupeau qu'il garde dans la montagne fait figure de divinité collective ; il l'adore comme un «astre étincelant» ou plutôt, la lettre B ajoutant une touche magique, un «Bastre étincelant».

Gide apprend ensuite à Julien qu'un moine s'est adressé à lui dans son tourment comme à l'écrivain «susceptible entre tous de le secourir moralement». Cette aide a pris une autre forme plus précise. On a même imaginé une évasion du religieux et la conspiration se noue grâce à des annonces d'apparence innocente que publie la Croix. «Monsieur cherche vieille cuisinière» signifiait : «J'enverrai quelqu'un au monastère pour faciliter votre fuite.» Gide s'était engagé dans cette voie «non sans reluctance», après quatorze jours d'hésitation, parce que son correspondant menaçait de se tuer si le silence de l'écrivain se prolongeait. En conclusion, Gide s'est ouvert de la chose à Maritain.

L'entretien, commencé à sept heures et demie, s'est terminé, me dit Green, à une heure et demie du matin. Après le restaurant Gide a décidé qu'ils iraient au Lido où de nombreux baigneurs évoluent dans la piscine. Sous les arcades Gide a observé la scène avec une attention extrême.

— He looked so conspicuous1, me dit Julien.

De dix heures et demie à minuit et demi, ils ont dû avaler le spectacle : un Casanova de Maurice Rostand ! Nouvel intermède à propos du menu. Le garçon présente une carte où les glaces sont tarifées douze francs. «Que les prix ne vous arrêtent pas !» murmure Gide. Ils prennent deux glaces et le garçon dépose sur la table une note qui étonne Gide, le laisse sans voix :

— Douze francs, dit le garçon, c'est un prix qui ne marche pas le soir... Car le soir, à cause du spectacle, c'est quatre-vingt-douze francs.

— Quatre-vingt-douze francs la glace ? demande Gide dans un souffle.

— Non, les deux.

Gide a confié qu'il aime beaucoup le Voyageur sur la terre, mais il n'a pas parlé des Clefs de la mort.

— Le Voyageur, a-t-il déclaré, n'est pas loin pour moi de The turn of the screw et de Docteur Jekill and Mr Hyde.

Quant à Adrienne Mesurât, ce roman l'intéresse moins parce qu'il relève d'un genre qu'il ne prise guère, la monographie. Parlant de Mauriac — auquel il vient d'adresser dans la N.R.F. de ce mois une lettre du genre bloc enfariné — Gide dit à Julien qu'il trouve les Mains jointes manquées, et les romans de l'auteur des Mains jointes, eh bien il ne les aime pas non plus." (Robert de Saint-Jean, Journal d'un journaliste)

1. Il avait l'air si voyant.

samedi 12 décembre 2009

Erreur sur la personne

Le dernier numéro du Magazine des Livres (n°20 novembre-décembre 2009) consacre un dossier aux «écrivains de la collaboration» sous la plume de Frédéric Saenen. Et dès l'éditorial, ou « synopsis », il y a de quoi sursauter :

«Le 18 septembre 1944, le CNE émet une liste de plus de cent noms d'intellectuels suspectés d'avoir collaboré avec le régime nazi pendant la guerre. S'y côtoient des personnalités en vue - Louis-Ferdinand Céline, Alphonse de Châteaubriant , Jacques Chardonne, Pierre Drieu la Rochelle, Jean Giono, Charles Maurras, Henri de Montherlant, Roger Martin du Gard - et d'autres maintenant oubliés...»

On se dit que l'éditorialiste Eli Flory aura mal repris le prénom, confondant Roger Martin du Gard avec son cousin Maurice Martin du Gard qui lui figurait bien dans la liste noire du CNE... Mais non, l'énumération de Frédéric Saenen dans son « dossier » mentionne aussi Roger Martin du Gard parmi les écrivains de la collaboration !

Le site web officiel sur Roger Martin du Gard est plutôt laconique dans sa partie biographique intitulée «RMG et la seconde guerre mondiale» :

«Profondément pacifiste, RMG ne se rendra que tardivement compte du danger inéluctable du nazisme. Lors de l'invasion allemande, RMG fut contraint de partir en exode et le Tertre fut occupé par les armées allemandes. Il tentera en vain d'obtenir un visa pour les Etats-Unis. Après un séjour à Vichy, où il observera les événements qui marquèrent le début du régime de Pétain, il s'installera à Nice. Il commencera alors son nouveau roman resté inachevé, Les Souvenirs du Lieutenant-colonel de Maumort qui témoigne de cette partie tragique de l'histoire de France.»

La correspondance avec Gide le montre au contraire inquiet dès 1937 pour l'avenir de l'Allemagne où il séjourne lors de son retour de Stockholm où il vient de recevoir le prix Nobel, même s'il doute à cette époque du pouvoir des intellectuels sur l'histoire. On le retrouve en revanche nettement moins tempéré qu'à son habitude quand dans son Journal il évoque le CNE auquel il participe :

«Le Comité national des écrivains fut la seule organisation représentative et agissante des écrivains français qui, de toutes générations, de toutes écoles et de tous partis, sont venus à lui, résolus à oublier tout ce qui pouvait les diviser, et à s'unir devant le péril mortel qui menaçait leur patrie et la civilisation […] C'est grâce à lui que dans les ténèbres de l'occupation nous avons pu libérer nos consciences et proclamer cette liberté de l'esprit sans laquelle toute vérité est bafouée, toute création impossible. […]

II serait monstrueux d'absoudre ceux qui dès 39, n'ont pas eu les yeux ouverts par la politique de conquête et d'invasion de l'hitlérisme; tous ceux que n'ont pas révolté jusqu'au plus intime de leur conscience les abominables méthodes du régime nazi, les massacres de Pologne, l'infâme spectacle des persécutions juives et communistes, la tortueuse activité de la Gestapo dans toutes les villes occupées [...]

Et c'est indiscutablement une besogne de salubrité publique, de rechercher, de stigmatiser, de bâillonner, de bannir peut-être, ceux qui malgré ces témoignages accablants, ont, en pleine Occupation, souhaité l'asservissement de la France et de l'Europe à l'exécrable tutelle germanique, et, délibérément travaillé à son compte.»

Mais il faut noter qu'il qualifie cette démarche de «besogne» et ne réclame tout au plus qu'un bannissement et non le poteau d'exécution. Tout comme Paulhan, il déplorera les excès de l'épuration. Ou comme Gide dont le dossier du Magazine des Livres rappelle l'une des interventions en faveur de Lucien Combelle.

Un dossier sans doute encore vendeur mais qui sent à la lecture la fin d'un filon... Notamment après les livres de Pierre Assouline (L'épuration des intellectuels) et de Gisèle Sapiro (La guerre des écrivains, 1940-1953), étrangement oublié dans la bibliographie donnée par le Magazine des Livres.

lundi 7 décembre 2009

Atelier André Breton

L'Atelier André Breton vient de mettre en ligne un superbe site qui donne à voir l'ensemble de la collection amassée par Breton ainsi que des reproductions de documents, manuscrits et lettres.
Vingt-deux des documents présentés concernent - de plus ou moins près - André Gide.

Ainsi en juin 1920, Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret sont réunis pour un "jeu surréaliste" de notation (de -20 à 20) des écrivains et des figures historiques et mythiques. Comme attendu, l'exercice tient à la fois du jeu de massacre qui cache mal les insuffisances, les méconnaissances et les haines, et de la provocation puérilement thuriféraire. Gide ne s'en sort pas si mal. Sa moyenne est bien entendu relevée par Paulhan tandis qu'à l'autre bout de l'échelle de notation, Eluard prend pour Gide comme pour beaucoup d'autres le contrepied de ses amis.

Les notes obtenues par Gide :

Aragon : 9
Breton : 12
Eluard : -19
Fraenkel : 14
Paulhan : 17
Soupault : 10
Péret : 7

A titre de curiosité, on trouvera aussi les poèmes de Pierre de Massot qui s'ouvrent par "Les testicules d'André Gide sont plats comme "le miroir des sports..."", ou ce récit d'un rêve de Breton mettant en scène Copeau et Gide en Dr Jekyll et Mr Gyde...

A voir aussi ce feuillet autographe de Breton, écrit en février 1952, qui commence par "Je ne suis peut-être pas très qualifié pour parler de Gide" mais confesse dans le dernier paragraphe : "En dépit des réserves personnelles que j'ai formulées pour commencer, j'estime que sa disparition laisse un vide dans la conscience de ce temps".

Colloque NRF à l'IMEC

L'ESPRIT NRF : DEFINITIONS, CRISES ET RUPTURES, 1909-2009

Mercredi 9, jeudi 10 et vendredi 11 décembre 2009 à l'IMEC, Abbaye d’Ardenne, Grange aux Dîmes. Colloque co-dirigé par Claire Paulhan (IMEC) et Alban Cerisier (Gallimard).

Mercredi 9 décembre à partir de 14h30 :
"QU’EST-CE QUE L’ESPRIT NRF" ?
Suivi de 21h à 23h d'une visite de l'exposition "En toutes lettres… Cent ans de littérature à La NRF" commentée par Alban Cerisier et Claire Paulhan.

Jeudi 10 décembre à partir de 9h30 :
"FIGURES ET PERSPECTIVES"
Suivi de 21h à 23h d'une table ronde "Lecteurs et acteurs de La NRF", avec Robert Abirached, Henri Godard, Hédi Kaddour, Pierre Oster, animée par Alban Cerisier et Claire Paulhan.

Vendredi 11 décembre à partir de 9h30 :
"CRISES ET RUPTURES"
17h : conclusion par Alban Cerisier

Pour le programme détaillé, c'est par ici (document pdf).
Contact et renseignements :
IMEC - Abbaye d'Ardenne
14280 Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (près de Caen)
Tél. : 02 31 29 37 37
Fax. : 02 31 29 37 36
email : ardenne@imec-archives.com
http://www.imec-archives.com