dimanche 11 octobre 2009

IV. Gide en ses brouillons (Colloque Gide à la BnF)

Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité: tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. » Cette célèbre citation de Si le grain ne meurt devait servir d'introduction et de tremplin à l'intervention d'Alain Goulet, professeur émérite à l'Université de Caen, première communication de l'après-midi.

C'est « dans les premiers jets des œuvres de fiction », plus qu'ailleurs et peut-être même et surtout plus que dans les mémoires, qu'on voit « surgir Gide ». Pierre Masson le faisait déjà remarquer le matin dans son étude de la relation du Schaudern de la rue de Lecat de La Porte étroite à Si le grain ne meurt. Ainsi les brouillons des Faux monnayeurs révèlent Gide.

Un Gide décidé depuis plusieurs années à s'affirmer : après Corydon et Si le grain..., les Faux monnayeurs seront son unique roman, roman d'aventure et d'apprentissage, feu d'artifice des thèmes gidiens où Gide verse tout d'abord « les aléas de sa grande passion pour Marc ». Ainsi Alain Goulet développe la thèse selon laquelle cette passion se noue en 1916 plutôt qu'en 1917.

« Bien des mois plus tôt, selon moi toute une année pendant laquelle Gide combat ses pulsions ». Et Alain Goulet revient sur la chronologie : fin avril 1916, le pasteur Elie Allégret en mission en Afrique confie la tutelle de ses enfants à Gide. Fin mai, Gide rend visite à Madame Allégret et revoit les enfants, dont Marc qui arrive pendant le repas...

Ces retrouvailles sont versées quasi sans transposition dans le brouillon des Faux monnayeurs où Marc devient Jacques :

« Il me semble que, dès le premier instant, dès qu'il se fut assis, là, devant moi, à cette table, dès mon premier regard, du moins, dès son premier regard, à lui, j'ai senti qu'il s'emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie.

le reste du repas, je ne trouvai plus rien à dire; du moins, il me semble à présent que je suis resté muet; mais il se peut que j'aie au contraire beaucoup parlé; j'étais inconscient de tout; j'avais déshabité mon corps; un automate mangeait et gesticulait à ma place; c'est en Jacques que je vivais, et je ne me sentais plus qu'en lui.

Je sortis de chez mon beau-frère dans un état indicible d'exaltation, de ravissement et de consternation. Les jours suivants, je ne songeai qu'à le revoir; et je craignais de le revoir... | Je me refusais à comprendre, à admettre ce qui se passait en moi [phrase biffée] | Tu ne sus rien de tout cela : comment t'aurais-je avoué ce que je ne m'avouais pas à moi-même, ce que je me refusais à comprendre, à admettre.| [une nouvelle phrase biffée évoque de façon imagée sa situation entre sa passion et ses scrupules d'ami et de tuteur. d'«oncle» comme on l'appelle :] Je me débattais comme un gibier pris au collet, qui en tirant sur le nœud le resserre.| »
Un coup de foudre relaté aussi dans le Journal, de façon codée selon Alain Goulet, par cette citation de Fénelon datée « mardi soir » en mai 1916 :

« « Que vous serez heureux si vous apprenez ce que c'est que l'occupation de l'amour ! » (Fénelon, Lettres spirit. p.111) »

Suivent des pages arrachées du Journal qui reprend le 15 juin : « on eût dit les pages d'un fou » explique Gide. « Le Journal de cette époque est décrypté par le brouillon des Faux monnayeurs », poursuit Alain Goulet. Gide se débat, Bossuet le calme provisoirement, il passe l'hiver en d'atroces contorsions où Madeleine lui apparaît comme un « fil à la patte », où il l'imagine même morte ! Mais le « fantôme de X. » continue de le hanter...

Se mêle la crise religieuse qui débouchera dans Numquid et tu...? Au sortir d'un terrible hiver sous la neige de Cuverville, Gide voyage un peu, se plonge dans la traduction d'Antoine et Cléopâtre. Et cède. Sur un feuillet daté du 5 mai 1917 du brouillon des Faux monnayeurs, Edouard-Gide s'abandonne :

« Avant mon voyage je luttais, je protestais contre cet amour ; je ne consentais pas à l'admettre, à le reconnaître. On m'aurait dit : vous aimez cet enfant ; j'aurais nié. A présent, j'ai domicilié cette idée ; je l'envisage avec plus de calme ; tu vois que j'ai pu t'en parler froidement, presque légèrement [Et l'ami de commenter :] (avec quelle extraordinaire chaleur, avec quelle exaltation au contraire ! mais il ne s'en rendait pas compte lui-même. C'est en entendant ces derniers mots que je compris combien profondément il était atteint).»

On notera qu'au corps « déshabité » de tout à l'heure répond l'idée « domiciliée ». Gide, en cédant, ne se soumet pas (« L'Eglise ne connaît pour saint que le soumis. », note Gide dans son Journal du 19 mai 1917). « Il renonçait au ciel et ne se défendait plus de l'enfer », commente Alain Goulet dans son bel exercice de décryptage.

La crypte d'André Gide : « beaucoup de ces ombres ont dû la regagner avant publication. Gide se censure mais conserve ses brouillons. » Et va jusqu'à glisser la clé de la crypte dans ce même brouillon en faisant confesser à Edouard :

« Ça, tu sais bien que ce sont des choses dont on n'a pas la permission de parler. Mais peut-être \bien que je les transposerai + qu'en les transposant... »

[Le Journal transposera encore pendant quelques pages suisses et transies Gide en Fabrice et Marc en Michel.]

David Walker prit la parole à la suite d'Alain Goulet pour avancer une autre hypothèse sur la crise de 1916 qui pourrait tout aussi bien, selon lui, être un écho de la crise traversée par le couple Rouart et du désespoir d'Yvonne Rouart causé par le comportement de son mari Eugène Rouart, ami des escapades libertines de Gide...

A plusieurs reprises lors de sa communication Alain Goulet a déploré que la nouvelle édition des Romans et récits de la Pléiade ne consacrât pas assez de place aux brouillons et variantes des Faux monnayeurs. On attend donc une publication à part qui leur donnerait tout l'espace où se déployer, publication qu'Alain Goulet appelait déjà de ses vœux dans une note de l'apparat critique de cette Pléiade et que Pierre Masson espérait lui aussi en conclusion de cette communication.

Je veux enfin noter que le comédien Yves Gourvil, dans la lecture des brouillons des Faux monnayeurs qui a suivi, a donné à Edouard des accents sinon « populaires », du moins très éloignés de ceux qu'on imagine siens à la lecture du livre. Passé ce petit étonnement, on se dit qu'il y a là une actualisation intéressante. Qui fait grandir la curiosité et l'attente de l'adaptation pour la télévision des Faux monnayeurs par Benoit Jacquot...

Pour la suite du compte-rendu de ce colloque, c'est par ici...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est toujours un problème que la question de l'apparat critique.
Comment concilier une édition qui se veut exhaustive mais à destination le grand public avec les exigences techniques des universitaires ?

Fabrice a dit…

Vaste question... que je réserve pour la conclusion du compte-rendu de ce colloque !