mercredi 27 mai 2009

Arabesques : Robert Dessaix sur les pas de Gide

Arabesques, de l'auteur australien Robert Dessaix, vient de paraître en français au Mercure de France (collection Bibliothèque étrangère, traduction de Marie-Pierre et Nicolas Bay). Reprenant le procédé qu'il avait employé avec Tourgueniev, Robert Dessaix place cette fois ses pas dans ceux d'André Gide en Normandie, dans le sud de la France et surtout en Afrique du Nord. Il note tout au long de son voyage ses rencontres, ses méditations sur l'art, le voyage, la vieillesse, l'amour, la religion (il a en commun avec Gide une éducation protestante notamment)...

Il y a un an environ, à l'occasion de la sortie du livre en Australie, Robert Dessaix donnait une conférence avec des lectures de larges extraits qu'on encore voir sur la SlowTV du site The Monthly.

mercredi 20 mai 2009

Melvil Poupaud

Télérama (n°3096, du 16 au 22 mai 2009) interroge plusieurs comédiens : "Pourquoi jouez-vous ?"

Melvil Poupaud répond : "Pour pouvoir être Jesse James en hiver et André Gide au printemps."

L'acteur vient de tourner l'adaptation des Faux-monnayeurs pour la télévision, réalisée par Benoît Jacquot. Le tournage de ce téléfilm de 90 minutes s'est déroulé en région parisienne, à Chamonix et à Cassis. Il sera diffusé sur la chaîne de télévision France 2.

Gide-Valéry (II) : strangulation

« La conversation de Valéry... je mettais parfois dix jours à m'en remettre », confiait André Gide à Jean Amrouche... Voici encore quelques extraits qui éclairent ce fossé qui s'est creusé entre Valéry et Gide, au tournant du siècle, après l'échauffement de leur rencontre. Cette impossible conversation qui dura tout de même cinquante-cinq ans...

En 1904, le couple Valéry séjourne pour la première fois à Cuverville, chez les Gide. Dans une lettre à son beau-frère Marcel Drouin, Gide confie :

« Si affectueux et si charmant que soit Paul, son sacré procédé d'analyse m'a si bien démonté tous les rouages de l'esprit que, dès que j'espère encore penser, imaginer, sentir, je me parais un affamé qui, au lieu de manger, lirait un livre de recettes. » (André Gide, Lettres à Marcel Drouin, NRF, Gallimard)

Dans le Journal de Gide, le 9 février 1907, nouvelle rencontre entrecoupée d'un peu de patin à glace au Bois (« ... je souffrais à le voir m'attendre, de sorte que je n'ai presque pas patiné. », précise Gide dans le passage supprimé) :

« Valéry ne saura jamais toute l'amitié qu'il me faut pour écouter sans éclat sa conversation. J'en sors meurtri. Hier j'ai passé avec lui près de trois heures. Plus rien, ensuite, ne tenait debout dans mon esprit.[...]

Et, naturellement, impossible de travailler le soir. Après une telle « conversation » je retrouve tout saccagé dans ma tête.

La conversation de Valéry me met dans cette affreuse alternative : ou bien trouver absurde ce qu'il dit, ou bien trouver absurde ce que je fais. S'il supprimait en réalité tout ce qu'il supprime en conversation, je n'aurais plus raison d'être. Du reste je ne discute jamais avec lui; simplement il m'étrangle et je me débats. »

D'ailleurs, Valéry avait trouvé l'interlocuteur idéal comme on l'apprend dans les Cahiers de la Petite Dame à l'entrée du 13 septembre 1922 :

« Je ne veux pas être trop intelligent, ne pas pousser mon intelligence où Valéry pousse la sienne. Vous vous rendez compte que Valéry quitte le terrain de la vie; son existence est tout à fait à part.[...] Je ne consens pas comme lui à perdre contact avec le « common place » , l'humanité ordinaire, le terrain neutre. Je veux garder une base large dans la vie. Valéry vise à produire le surhomme plus que je ne l'ai jamais voulu moi-même; il croit les possibilités humaines beaucoup plus grandes; il veut arriver à cette mécanisation supérieure; il a foi dans l'avenir de l'esprit humain; c'est son fanatisme. La conversation n'intéresse pas Valéry; il monologue éternellement. Il raconta un jour qu'il avait trouvé l'interlocuteur idéal, c'était un professeur de natation rencontré sur la plateforme d'un tram. » (Cahiers de la Petite Dame, tome 1, p. 155)

Malgré cela, Gide ne cesse d'admirer Valéry, l'encourage à écrire, à reprendre et à publier les essais abandonnés. Il le défend aussi chaque fois qu'il est attaqué, comme ce soir du 24 octobre 1926... Loup Mayrisch a invité quelques amis dans un restaurant russe de l'avenue de l'Alma : Andrée Mayrisch, fille de Loup, Pierre Viénot, qui deviendra trois ans plus tard le mari d'Andrée, le philologue allemand Ernst Robert Curtius, Jean Schlumberger et son fils Marc dit Marco, Marc Allégret, André Gide et Maria van Rysselberghe, la précieuse Petite Dame à qui l'on doit le verbatim de cette soirée pendant laquelle Gide était en verve.

Pierre Viénot attaque Paul Valéry à qui il vient de demander de participer au Comité d'information franco-allemand, groupement d'industriels, d'hommes politiques, d'écrivains, de personnages influents chargés de redresser les informations fausses ou tendancieuses émises par chacun des deux pays contre l'autre et favoriser la réconciliation et le rapprochement franco-allemand. Viénot en est avec Emile Mayrisch le co-fondateur en 1926 et le responsable du bureau berlinois.

« Viénot a mis Valéry sur le tapis. Il lui reproche de manquer de caractère à propos de son attitude vis-à-vis du Comité d'information, dont il ne sait s'il veut être ou ne pas être, à cause de sa situation à l'Académie.

Gide le défend chaleureusement. Pour lui, à la hauteur où est Valéry, et avec le mépris profond qu'il a à peu près pour tout, cela n'a aucune importance. Il a rencontré Valéry ces temps-ci. Il a été bouleversé de son état de fatigue, de désespoir, d'harassement. Il devient extraordinairement vibrant pour dire son admiration [...]. Il dit : « C'est un être considérable, prodigieux d'intelligence, qui nous dépasse tous; certaines pages de lui me donnent le frémissement de la grande beauté. » Il cite comme une merveille cette « Introduction » aux Lettres Persanes de Montesquieu parue dans Commerce. « Mais, dit Curtius, il doit pourtant être porté par le sentiment de sa souveraineté littéraire ? - Non, dit Gide, car ceux qu'il regarde, c'est Einstein, les savants, et sur ce plan, il se sent dépassé; le reste ne l'intéresse pas. C'est odieux de parler de littérature avec lui. Rien ne résiste, il se déprend de tout : Stendhal, Baudelaire, rien ne reste. Il démonte tout, et quand il voit comment c'est fait, c'est fini. La manière dont il parle des musée est terrible. »

[...] Viénot ne lâche pas son attaque et s'en prend aussi aux propos de Valéry que, dit-il, il n'habite pas toujours. « Oui, reprend Gide, son côté paradoxal peut m'être odieux, mais ça, c'est un restant d'une époque passée, dont Griffin est un représentant type. Le paradoxe pour le paradoxe, je trouve ça exténuant et facile. » (Cahiers de la Petite Dame, tome 1, pp. 294-295)

lundi 18 mai 2009

Gide-Valéry (I) : l'esquive

La lecture de la nouvelle édition augmentée de la Correspondance André Gide - Paul Valéry (NRF, Gallimard, 2009) me donne l'occasion d'entamer une série sur les rapports entre les deux écrivains. Plutôt qu'un compte-rendu, fastidieux et inutile, je me propose d'accumuler dans ce blog les notes, rapprochements et évènements, matériaux enfin qui permettent de mieux cerner cette étrange amitié "sans cause" comme la qualifie Valéry lui-même dans ses Carnets.

Un extrait des entretiens avec Jean Amrouche diffusé récemment par France Culture dans une émission sur Gide (voir ce billet) me permet de revenir sur cette fameuse "esquive" de Valéry. Voici la transcription de ce passage :

André Gide : J'avais pour Valéry une profonde affection. C'était un ami incomparable. Il y avait, en plus de l'admiration littéraire que je pouvais lui porter, il y avait l'homme que j'aimais profondément. Et je crois qu'on l'a beaucoup méconnu. On en a fait trop facilement une figure assez abstraite : il prêtait à cela, je dirais presque qu'il méritait cela, mais je connaissais ses qualités de fidélité, de coeur, de dévouement amical et elles me touchaient profondément, indépendamment et en plus de l'admiration que je pouvais porter pour l'auteur.

Jean Amrouche : Pourtant je crois que vous avez souffert de cette amitié qui ne s'est jamais démentie.

A.G. : Oui, j'en ai beaucoup souffert. Indiciblement. Je crois l'avoir montré à plusieurs reprises dans mon journal : la conversation avec Valéry, je mettais quelque fois dix jours, dix jours à m'en remettre.

J.A. : Pourquoi ?

A.G. : Pourquoi ? Parce que j'avais l'impression d'abord qu'il avait toujours raison et que ce pour quoi je peinais, je travaillais, ce qui était ma raison de vivre, eh bien c'était pour lui ce qu'il considérait comme disons-nous de la foutaise. Eh bien j'avais beaucoup de mal à me remettre de cela.

J.A. : En sommes vous avez l'impression que Valéry n'avait guère de considération pour vos écrits.

A.G. : Très petite. Et d'ailleurs c'est une chose qui l'a, j'en suis convaincu, beaucoup gêné. Valéry n'a jamais parlé de moi.

J.A. : Oui, je me souviens que lorsque la revue le Capitole publia son numéro d'hommage à l'occasion de votre soixantième année [...], Valéry qui avait promis d'écrire un article en définitive s'est esquivé.

A.G. : Il s'est esquivé, beaucoup trop gêné n'est-ce pas... Valéry me connaissait très mal et il voyait dans ma nature, dans mes écrits un côté protestant, un côté anti-artiste, qui je l'espère n'y était pas. Il y avait certainement de sa part une sorte de... de méprise. Et j'ai passé outre. Notre amitié est restée aussi profonde, aussi réelle, jusqu'à la fin. Et je crois que Valéry lui-même en a été surpris.

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Gustave Pigot, directeur des Editions du Capitole prépare un Hommage à André Gide qui paraîtra en février 1928. Pigot de son côté et André Gide du sien ont sollicité Valéry pour un texte qui figurerait dans cet hommage :

"Pigot (Capitole) espère quelques pages de toi qu'il donnerait en matière de préface au livre qui m'est consacré (si j'ose dire).
Inutile de te redire l'amical [c'est Gide qui souligne] plaisir que tu me ferais en y collaborant. Mais la crainte de t'embêter me retient, et je n'insiste pas." (Lettre de Gide à Valéry, vers le 10 septembre 1927, numérotée 591 dans la nouvelle Correspondance, NRF, Gallimard, 2009)

Mais Valéry prétexte un surcroît de labeur et son continuel méchant état moral et physique. Gide semble donc dissuader Pigot et écrit de nouveau à Valéry :

"En hâte un mot, que tu recevras j'espère avant la visite de Pigot. Je lui ai fait la leçon, mais je redoute sa maladresse. Ne te laisse pas embêter par lui, je t'en prie, et dis-lui simplement et nettement : "N'attendez pas ma préface", plutôt que de te fatiguer là-dessus. L'idée d'ajouter à ton surmenage m'est insupportable ; persuade-toi que ceci pèse beaucoup plus pour moi que le plaisir de cette marque d'affection." (Lettre de Gide à Valéry, 3 novembre 1927, numérotée 593 dans la nouvelle Correspondance, NRF, Gallimard, 2009)

Valéry lui fait savoir rapidement qu'il est

"[...]dans l'impossible jusqu'au cou. Souffrant, éreinté, écartelé, épuisé.
J'avais pris quelques notes pour A.G. Ah ouat !... Cela ne marchait pas du tout." (Lettre de Valéry à Gide, 4 novembre 1927, date conjecturale, numérotée 594 dans la nouvelle Correspondance, NRF, Gallimard, 2009).

Un mois plus tard, Valéry envoie à Pigot cette lettre qui sera publiée en lettre-préface à l'Hommage à André Gide :

"Paris, le 5 décembre 1927.

Cher Monsieur,

Tout a contrarié mon désir de contribuer au Numéro du Capitole que vous allez publier et qui doit être consacré à André Gide. Des occupations écrasantes et désordonnées qui me sont imposées m'ont rendu impossible d'écrire dans le délai marqué ce que j'entendais vous donner. Je n'ai pu rien faire sur lui par les mêmes causes qui m'empêchent de rien faire pour moi. C'est avec un grand regret que je renonce à mon projet de préciser en moi et de dessiner pour le public la figure singulière de Gide, qui est le personnage le plus original et l'un des auteurs les plus importants de la littérature actuelle. Voici quelque trente-cinq ans que je le connais familièrement, cependant que nos différences se développent à merveille. Nos sentiments sur presque toute chose sont généralement opposés, mais d'une opposition si naturelle qu’elle équivaut à une harmonie et qu’elle crée entre nous une liberté vraiment rare des échanges de pensées. J'aurais donc essayé de peindre un Gide par la méthode de nos différences qui me semblait la plus exacte, la plus honnête et la moins infectée de la manie absurde de juger.

Veuillez trouver ici l'expression de mes sentiments distingués.

Paul Valéry"

samedi 16 mai 2009

Tout arrive ! sur France Culture

Le 28 avril dernier, l'émission de France Culture "Tout arrive !" recevait Pierre Masson, Eric Marty et Laurent Nunez à l'occasion de la parution des deux volumes des Romans et Récits d'André Gide dans la Bibliothèque de la Pléiade (sous la direction de Pierre Masson).

L'animateur Arnaud Laporte et ses invités abordent dans la première partie de l'émission quelques aspects biographiques (enfance, mariage avec Madeleine, Marc Allégret, lettres brûlées, correspondance et amitié avec Valéry) en lien avec les grands thèmes gidiens. Dans la seconde partie de l'émission, il est fait une large part aux oeuvres regroupées dans ces deux volumes de la Pléiade (Paludes, Les Faux-Monnayeurs, Les Caves, notamment).

De nombreux bons moments et quelques très bons à écouter ici.

lundi 4 mai 2009

Modernité de Paludes

On n'en finit pas de découvrir la modernité de Gide... C'était au tour de Gérard Guégan dans Sud-Ouest dimanche dernier. L'écrivain qui, comme moi, place Paludes très haut, fait toutefois retarder la modernité de Paludes de 25 ans puisque le livre n'a pas paru en 1920 mais en 1895... Tout comme le Prométhée date de 1899 et non de 1925.

1920 est l'année d'une nouvelle parution de Paludes qui en effet toucha une nouvelle génération, au sortir d'une autre guerre. Ces petites erreurs de chronologie me donnent l'occasion de revenir sur deux critiques de Paludes parues à 26 ans d'intervalle, d'une édition à l'autre :

En juillet 1895, c'est Camille Mauclair qui traite de Paludes dans le Mercure de France :

"J'aime Paludes, parce que c'est le livre d'un homme qui en a assez et qu'on y voit exprimées avec une intensité et une émotion admirablement sincères quelques-unes des raisons nerveuses, quelques-uns des désenchantements intellectuels et sentimentaux qui font que nous en avons assez. M. André Gide ne s'est pas déréglé jusqu'à crier cela sur les toits, et à prendre à partie toute la terre pour lui imputer le grief de son pessimisme : il dit cela tout doucement et presque en souriant. Il dit comme une chose de tous les jours le navrement du "tous les jours", et je crois bien que depuis Laforgue personne n'avait eu cette façon exquisément désespérée et paisiblement prête aux larmes de trahir sa lassitude de l'ordinaire et du prévu. Par son style, que l'on sait le plus souple et le plus simplement artiste chez M Gide, par sa composition adroite et d'un laisser-aller inusité et savant, par la spéciosité de ses épisodes, de son sujet même, Paludes est un livre d'exception : on n'en voit pas d'analogues, et l'on ne s occupe guère d'écrire pour en produire de semblables. Et pourtant Paludes est un livre qui concerne notre pensée et notre préoccupation constante. Il touche à ce qui nous fait souffrir. C'est l'histoire de l’homme couché : il ne se dérange pas, il regarde autour de lui, il se distrait de petites choses toujours pareilles. C'est Narcisse sans miroir. Il a un petit domaine qui ne lui plaît pas, et il n'en sort pourtant point. Il aime mieux s’y accommoder, et se figurer qu'il se l'est accommodé, il ne s'en va pas et il ne sait même pas pourquoi. Il est là, il y reste machinalement. C'est l'homme ordinaire, celui dont Emerson a tenté de nous montrer la consolante grandeur immanente. C'est l'homme du laisser faire, de l'accepté, de l’installé : c'est nous tous, dans notre profession et notre vie quotidienne. Et le désir de la Chimère de la Tentation, "des parfums nouveaux, des fleurs plus grandes, des plaisirs inéprouvés", ne tente personne de ceux à qui l'écrivain confie l'idée de Paludes. A quoi sert ce livre ? Nous acceptons tout ce dont vous voulez vous plaindre, lui disent-ils. Et puis d'abord, qu'est ce que vous voulez ? — Et de fait, il ne veut rien qu'autre chose, et tout l'autre chose que les autres lui proposent le laisserait insatisfait. Eux s'en contentent, et s'en fabriquent le bonheur coutumier : lui, non. Il a l'air compliqué et gobe-la-lune auprès d'eux et pourtant c'est le simple qu'il voudrait. Il ne sait pas…

"Des héros ! des héros ! et que tout le reste fût des levers de rideau !" s'écrie douloureusement Laforgue. Et il ne parle pas davantage. M André Gide aussi est l'homme qui voit tout en levers de rideau, en bagatelles, en corvées ennuyeuses, en amis trop connus, et qui ne voudrait pas user sa vie sans voir le héros au moins, s'il ne peut l'être. Mais il se tait comme Laforgue. Il regarde en soi même et ne dit plus rien. Il contemple les autres gesticuler. Il est presque humilié de leur gesticulation qui ne le contente point. Il est lui aussi l'homme couché : et nous le sommes tous, et le héros n’apparaît pas, et tout est identique…

J’aime Paludes comme tout ce qu'écrit M. André Gide, parce que cela vient d'une âme extrêmement fine, hautaine et souffrante, et qu'il y a éparses dans ses livres quelques unes des choses du cœur que nous aurions tous voulu dire aux grandes minutes passionnées de notre vie. C'est le caractère spécialement prenant de son œuvre, qu'elle naît du dedans, intensément. C'est très difficile, littérairement parlant, d'imaginer, de construire et d'écrire ce petit livre apologique, et il est fait avec un charme et une légèreté que peu d’entre nous ont connus. Mais on ne s'en aperçoit même pas, tant on va d’un bout à l'autre avec l'impression qu'il faut ici s'occuper non d'un talent, mais d'une âme. Je ne sais rien qui soit plus attachant que ce caractère : c'est ce que je me figure par le mot simplicité. Avec sa nervosité, ses violences, ses lassitudes, son ennui et son ironie, Paludes est un livre qui dit simplement des choses simples, les choses de l'ordinaire qui sont notre chagrin permanent, les choses quotidiennes qui font mal..."

En juillet 1921, Valery Larbaud se charge de l'annonce de la ré-édition dans la NRF :

"Cette nouvelle édition de Paludes va permettre au grand nombre de lecteurs qu'André Gide s'est acquis depuis la publication de La Porte étroite, de faire connaissance avec la plus importante de ses œuvres antérieures aux Nourritures terrestres.

Nous venons de la relire, — dans notre vieil exemplaire du Mercure de France, — après vingt années écoulées et avec "toute cette cynique et sombre connaissance de ce qui arrive et de ce qui doit arriver, avec toute l'expérience et toute la méfiance, et toutes les désillusions amassées" au cours de ces vingt années : une sévère épreuve à faire subir à un livre écrit il y a vingt-cinq ou vingt-six ans, et par un jeune homme.

Eh bien, notre toute première impression a été que, d'abord, pour être daté de 1896, Paludes ne date guère (et pourtant Dieu sait dans quelle espèce de charabia prétentieux il était de mode d'écrire alors, et de quels dangereux exemples Gide était entouré !) — et ensuite que, pour être l'ouvrage d'un homme de moins de vingt-cinq ans, il témoigne d'une remarquable maturité d'esprit. Même, nous avons eu le sentiment que, lors de notre première lecture (vers l'époque de notre majorité légale), un certain nombre de choses avaient dû, faute de maturité chez nous, échapper à notre attention ; par exemple, des passages comme celui-ci : "Hubert n'a rien compris à Paludes ; il ne peut se persuader qu'un auteur n'écrive pas pour distraire, dès qu'il n'écrit plus pour renseigner. Tityre l'ennuie ; il ne comprend pas un état qui n'est pas un état social ; il s'en croit loin parce qu'il s'agite." Les observations d'ordre général contenues mais non directement exprimées dans ces phrases se suivaient de trop près pour que nous eussions le temps de nous y arrêter. Et pourtant, nous savions déjà si bien que la poésie n'a pour fonction ni de renseigner ni de distraire, et nos pensées ordinaires planaient, alors, à tant de lieues au-dessus de tout état social ! Mais c'est que la vie ne nous avait pas encore appris à découvrir dans les livres ces formules algébriques où les moralistes ont su la condenser : nous ne suivions plus. Mais à quoi bon essayer de retrouver l'état d'esprit dans lequel nous étions, nous les jeunes contemporains d'André Gide, à l'époque où nous avons lu pour la première fois Paludes ? Qu'il nous suffise de dire tout de suite que cette seconde lecture, plus attentive, plus reposée, plus critique, nous a été encore plus agréable et même, oui, plus profitable que la première.

C'est un livre charmant. Pour la désinvolture, l'aisance distinguée, l'élégance dans le laisser-aller, je ne trouve à lui comparer — parmi ses contemporains — que les livres de Jean de Tinan, et pour la vivacité et le bonheur du dialogue, que ceux de Mme Colette. Tout y marche si allègrement qu'on ne cesse guère de sourire, et parfois même on ne peut s'empêcher de rire tout haut, comme à ce passage, d'une absurdité exquise :

"Tu me rappelles ceux qui traduisent : "Numero Deus impare gaudet", par : Le numéro Deux se réjouit d'être impair, et qui trouvent qu'il a bien raison. Or s'il était vrai que l'imparité porte en elle quelque essence de bonheur, — je dis de liberté — on devrait dire au nombre Deux : mais, pauvre ami, vous ne l'êtes pas, impair ; pour vous satisfaire de l'être, tâchez au moins de le devenir."

A ces qualités s'ajoute une espèce de malice, ou de taquinerie, à laquelle André Gide ne devait jamais complètement renoncer dans la suite, et qui est une des caractéristiques de son style. Cette malice, plus abondante ou plus visible dans Paludes que dans aucun autre livre de Gide, se manifeste tantôt par la recherche, pour le plaisir de les franchir, des obstacles que présente la syntaxe, tantôt par une manière aisée et naturelle d'être difficile et de paraître artificiel, tantôt enfin par des caprices déroutants, comme celui qui l'a fait placer tout à la fin de son livre, en post-face, ce qui en est réellement l'argument, la préface et l'explication :

"Il fallait, resongeant de là-bas à Paris, à cette agitation sur place, à cette localisation du bonheur, à cette myopie des fenêtres, à ces contrôles du plaisir, à cette interception du soleil..., il fallait certes que lui-même [l'auteur] en fût loin et depuis longtemps, pour songer même à en sourire...
... Il trouva du même coup ridicule également le contrôlé, le contrôleur, celui qui veut lever les contrôles, et celui qui ne sait pas y échapper."

Tel est en effet le "sujet" de Paludes, qui est, bien plutôt qu'un roman, une comédie morale, et dont la donnée initiale, la situation, est beaucoup plus près du théâtre que de toute autre forme littéraire. Paludes est l'histoire d'un monsieur qui est en train d'écrire un livre intitulé Paludes, et qui en parle à tout le monde, et qui le soumet, à mesure qu'il l'écrit ou l'imagine, au jugement de ses amis et connaissances. Or, les deux seuls ouvrages (à ma connaissance) qui ont une donnée analogue, sont The Rehearsal, et The Critic de Sheridan. Et c'est comme une comédie qu'il faut lire Paludes.

Une des surprises de notre re-lecture a été le personnage d'Angèle. Nous ne l'avions pas aussi bien discerné, la première fois. Peut-être parce que Gide s'est amusé à le dessiner, pour ainsi dire, en silhouette blanche sur un fond de hachures. Mais qu'il est bien venu ! Quelle gentille Française, quelle aimable petite femme de Paris ! Nous n'avions pas su voir, autrefois, que c'était précisément ce fait d'être quelconque qui lui donnait toute sa valeur, son caractère national et local : la grâce et l’affinement, sans plus. On comprend qu'André Gide lui ait été fidèle, et qu'il lui adresse encore de ces lettres, qu'elle lit, nous pouvons en être sûrs, comme la Serena Bruchi de W. S. Landor, "depuis le commencement jusqu'à la fin".

Nous nous demandons aujourd'hui, en 1921, comment il a pu se faire qu'un livre si amusant, parfois si drôle, et si franc de maniérisme et d'esprit de coterie, et qui contient, avec un certain nombre de personnages divertissants ou sympathiques (entre autres "notre jeune ami Tancrède") un type de jeune femme si réussi, n'ait pas donné immédiatement à André Gide, auprès du public, la situation qu'il n'a obtenue qu'après L'Immoraliste et La Porte étroite. Mais c'est là une question qui se pose et se posera toujours, à propos de beaucoup d'autres livres, tout au long de l'histoire littéraire : comment se fait-il que les ouvrages les meilleurs et les plus importants ne sont reconnus, à leur apparition, que d'une partie si restreinte du public qui lit ?

En ce qui concerne Paludes, on peut répondre : que ce livre était trop en avance sur le goût moyen de l'époque où il parut ; qu'au point de vue esthétique, il s'écartait trop définitivement du Réalisme, dont les formules étaient familières au public, et de l'école du roman psychologique encore en pleine floraison (c'était plutôt aux contes philosophiques du XVIIIe siècle qu'il fallait remonter si on voulait absolument trouver à Paludes quelque ancêtre). Mais surtout, ce livre traitait, poétiquement, de certains problèmes qui n'avaient encore commencé à préoccuper qu'un petit nombre d'esprits, et seulement parmi les très jeunes gens. Et il donnait une solution à ces problèmes. En effet, « le contrôleur, le contrôlé, celui qui veut lever les contrôles, et celui qui ne sait pas y échapper » sont également ridicules et font les frais de cette jolie comédie. Mais n'est pas ridicule celui qui échappe aux contrôles malgré lui, parce qu'il ne peut pas ne pas y échapper, parce qu'il ne peut pas faire autrement, — celui qui, dès qu'il est libre, sort de Paris parce qu'il est comme aspiré par les gares, entraîné par les grands "rapides", — celui qui échappe aux contrôles parce que c'est sa destinée, et qui, ou bien ne s'aperçoit même pas qu'il y échappe, ou bien regrette d'y échapper et s'en excuse, et pense que "c'est mal". C'est à ce dernier que va la sympathie d'André Gide, parce qu'il y a dans ce personnage un conflit dramatique qui l'intéresse, et l'intéressera toujours ; et c'est essentiellement ce qu'un jeune critique espagnol, M. Marichalar, appelait récemment "le paludisme d'André Gide". Avec ce personnage-là finit la comédie, et une autre histoire commence : celle des Nourritures terrestres."

dimanche 3 mai 2009

Correspondance inédite avec Jammes

Le toujours intéressant blog de "Madame de Véhesse", alias VS, nous apprend qu'une partie de la correspondance Gide – Jammes est détenue par la Société des Manuscrits des Assureurs Français, la SMAF : "139 lettres , billets et autographes signés" de Gide au poète Francis Jammes achetés en 1981 à Drouot et demeurés inédits.

Décrite comme "très importante"*, cette correspondance s'étale entre 1895 et 1938, année de la mort du poète : "Gide et Jammes, tous deux âgés de vingt-cinq ans, devinrent amis en 1893 mais ne se rencontreront pour la première fois qu'en avril 1896 à Alger ; ils ne s'étaient vus auparavant qu'en photographies mais se tutoyaient déjà. Leur longue amitié subira des périodes de troubles et des ruptures, notamment vers 1916 lorsque Jammes eut connaissance des mœurs scandaleuses de Gide, qui heurtaient profondément ses convictions chrétiennes, et en 1925 lorsque Gide vendit à Drouot sa bibliothèque**, y compris des manuscrits de Jammes que celui-ci lui avait dédicacés"***.

"J'aime Francis Jammes ; mais je préfère la vérité", écrit Gide dans les Notes pour une étude sur Francis Jammes des Feuillets rangés à la suite de l'année 1921 du Journal. Dans ces mêmes notes, Gide déplore la barbe postiche que Jammes accroche "au menton du Bon Dieu". Toujours dans le Journal (10 septembre 1922) :

"Dans les Mémoires de Francis Jammes, apparaît surtout son extraordinaire défaut de sympathie. C'est à cela, plus qu'à son peu d'intelligence, qu'il faut attribuer son incompréhension d'autrui. [...] Il est curieux que chez les trois artistes convertis que j'ai connus le mieux, Ghéon, Claudel et Jammes, le catholicisime n'ait apporté qu'un encouragement à l'orgueil. La communion les infatue."
La correspondance Gide – Jammes, sans les lettres de la SMAF, est parue en 1948, du vivant de Gide, tout comme celle avec Claudel l'année suivante. Encore une façon de montrer les divergences entre Gide et "eux", ainsi qu'il désignait désormais les catholiques. Des "sincérités divergentes" comme les appelle d'ailleurs Robert Mallet : "Francis Jammes, André Gide, deux noms qui, par leur seul énoncé, proposent [...] des résonances disparates. [...] Mais si les sincérités divergentes qui se rencontrent ne fusionnent jamais, elles aboutissent néanmoins à l'harmonie, car les accords dissonants existent comme les autres".

Robert Mallet, dont la voix nous est familière au travers des entretiens avec Paul Léautaud, a dédié son doctorat à Jammes, avant d'établir la correspondance Gide – Jammes en 1948 et de consacrer une étude sur Jammes en 1950. C'est lui qui a également établi la première édition de la correspondance Gide – Valéry, reprise en grande partie dans la nouvelle édition qui vient de paraître, augmentée de 176 lettres.

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* Ce qui à la vue des nouvelles lettres de la correspondance avec Valéry reste à démontrer. Mais c'est un sujet sur lequel j'espère revenir bientôt...
* Sur ce que Valéry nomma la "vente vendetta", voir ce précédent billet.
** Admirons au passage le jugement de l'auteur du catalogue de la SMAF sur les "moeurs scandaleuses" de Gide et les "convictions chrétiennes" de Jammes le sensuel devenu l'auteur de poésie catholique dogmatique...

samedi 2 mai 2009

Ecouter Gide

En attendant la sortie du DVD rassemblant les films de Marc Allégret "Gide au Congo" et "Avec André Gide" annoncée dans le dernier BAAG, on peut écouter deux extraits de ces documentaires sur le CD édité par EPM Littérature :


Le disque contient une lecture des Nourritures terrestres (Livre V, La ferme) par Gérard Philipe, une lecture d'un extrait du Thésée par Jean-Louis Barrault, la voix d'André Gide dans le passage de la bille extrait de Si le grain ne meurt, celle de François Mauriac dans un hommage à André Gide, et enfin André Gide donnant une "Leçon de piano" à la jeune Annick Morice.

On peut écouter gratuitement l'intégralité de ce disque sur le site Deezer.

vendredi 1 mai 2009

Qui a écrit...

... "André Gide, c'est le maréchal Pétain de l'intelligentsia" ?

C'est Jean Chalon qui sur le site du BibliObs pose la question et y répond.