lundi 18 mai 2009

Gide-Valéry (I) : l'esquive

La lecture de la nouvelle édition augmentée de la Correspondance André Gide - Paul Valéry (NRF, Gallimard, 2009) me donne l'occasion d'entamer une série sur les rapports entre les deux écrivains. Plutôt qu'un compte-rendu, fastidieux et inutile, je me propose d'accumuler dans ce blog les notes, rapprochements et évènements, matériaux enfin qui permettent de mieux cerner cette étrange amitié "sans cause" comme la qualifie Valéry lui-même dans ses Carnets.

Un extrait des entretiens avec Jean Amrouche diffusé récemment par France Culture dans une émission sur Gide (voir ce billet) me permet de revenir sur cette fameuse "esquive" de Valéry. Voici la transcription de ce passage :

André Gide : J'avais pour Valéry une profonde affection. C'était un ami incomparable. Il y avait, en plus de l'admiration littéraire que je pouvais lui porter, il y avait l'homme que j'aimais profondément. Et je crois qu'on l'a beaucoup méconnu. On en a fait trop facilement une figure assez abstraite : il prêtait à cela, je dirais presque qu'il méritait cela, mais je connaissais ses qualités de fidélité, de coeur, de dévouement amical et elles me touchaient profondément, indépendamment et en plus de l'admiration que je pouvais porter pour l'auteur.

Jean Amrouche : Pourtant je crois que vous avez souffert de cette amitié qui ne s'est jamais démentie.

A.G. : Oui, j'en ai beaucoup souffert. Indiciblement. Je crois l'avoir montré à plusieurs reprises dans mon journal : la conversation avec Valéry, je mettais quelque fois dix jours, dix jours à m'en remettre.

J.A. : Pourquoi ?

A.G. : Pourquoi ? Parce que j'avais l'impression d'abord qu'il avait toujours raison et que ce pour quoi je peinais, je travaillais, ce qui était ma raison de vivre, eh bien c'était pour lui ce qu'il considérait comme disons-nous de la foutaise. Eh bien j'avais beaucoup de mal à me remettre de cela.

J.A. : En sommes vous avez l'impression que Valéry n'avait guère de considération pour vos écrits.

A.G. : Très petite. Et d'ailleurs c'est une chose qui l'a, j'en suis convaincu, beaucoup gêné. Valéry n'a jamais parlé de moi.

J.A. : Oui, je me souviens que lorsque la revue le Capitole publia son numéro d'hommage à l'occasion de votre soixantième année [...], Valéry qui avait promis d'écrire un article en définitive s'est esquivé.

A.G. : Il s'est esquivé, beaucoup trop gêné n'est-ce pas... Valéry me connaissait très mal et il voyait dans ma nature, dans mes écrits un côté protestant, un côté anti-artiste, qui je l'espère n'y était pas. Il y avait certainement de sa part une sorte de... de méprise. Et j'ai passé outre. Notre amitié est restée aussi profonde, aussi réelle, jusqu'à la fin. Et je crois que Valéry lui-même en a été surpris.

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Gustave Pigot, directeur des Editions du Capitole prépare un Hommage à André Gide qui paraîtra en février 1928. Pigot de son côté et André Gide du sien ont sollicité Valéry pour un texte qui figurerait dans cet hommage :

"Pigot (Capitole) espère quelques pages de toi qu'il donnerait en matière de préface au livre qui m'est consacré (si j'ose dire).
Inutile de te redire l'amical [c'est Gide qui souligne] plaisir que tu me ferais en y collaborant. Mais la crainte de t'embêter me retient, et je n'insiste pas." (Lettre de Gide à Valéry, vers le 10 septembre 1927, numérotée 591 dans la nouvelle Correspondance, NRF, Gallimard, 2009)

Mais Valéry prétexte un surcroît de labeur et son continuel méchant état moral et physique. Gide semble donc dissuader Pigot et écrit de nouveau à Valéry :

"En hâte un mot, que tu recevras j'espère avant la visite de Pigot. Je lui ai fait la leçon, mais je redoute sa maladresse. Ne te laisse pas embêter par lui, je t'en prie, et dis-lui simplement et nettement : "N'attendez pas ma préface", plutôt que de te fatiguer là-dessus. L'idée d'ajouter à ton surmenage m'est insupportable ; persuade-toi que ceci pèse beaucoup plus pour moi que le plaisir de cette marque d'affection." (Lettre de Gide à Valéry, 3 novembre 1927, numérotée 593 dans la nouvelle Correspondance, NRF, Gallimard, 2009)

Valéry lui fait savoir rapidement qu'il est

"[...]dans l'impossible jusqu'au cou. Souffrant, éreinté, écartelé, épuisé.
J'avais pris quelques notes pour A.G. Ah ouat !... Cela ne marchait pas du tout." (Lettre de Valéry à Gide, 4 novembre 1927, date conjecturale, numérotée 594 dans la nouvelle Correspondance, NRF, Gallimard, 2009).

Un mois plus tard, Valéry envoie à Pigot cette lettre qui sera publiée en lettre-préface à l'Hommage à André Gide :

"Paris, le 5 décembre 1927.

Cher Monsieur,

Tout a contrarié mon désir de contribuer au Numéro du Capitole que vous allez publier et qui doit être consacré à André Gide. Des occupations écrasantes et désordonnées qui me sont imposées m'ont rendu impossible d'écrire dans le délai marqué ce que j'entendais vous donner. Je n'ai pu rien faire sur lui par les mêmes causes qui m'empêchent de rien faire pour moi. C'est avec un grand regret que je renonce à mon projet de préciser en moi et de dessiner pour le public la figure singulière de Gide, qui est le personnage le plus original et l'un des auteurs les plus importants de la littérature actuelle. Voici quelque trente-cinq ans que je le connais familièrement, cependant que nos différences se développent à merveille. Nos sentiments sur presque toute chose sont généralement opposés, mais d'une opposition si naturelle qu’elle équivaut à une harmonie et qu’elle crée entre nous une liberté vraiment rare des échanges de pensées. J'aurais donc essayé de peindre un Gide par la méthode de nos différences qui me semblait la plus exacte, la plus honnête et la moins infectée de la manie absurde de juger.

Veuillez trouver ici l'expression de mes sentiments distingués.

Paul Valéry"

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