mercredi 29 septembre 2010

Gide et Mauriac à Malagar

Un petit rappel pour vous signaler les journées consacrées à Gide et Mauriac les 8 et 9 octobre prochains au Centre François Mauriac de Malagar (Gironde) avec le soutien de la Fondation Catherine Gide.

Mauriac et Gide en 1949
(photo du programme du Centre François Mauriac)


Vendredi 8 octobre à partir de 10h

Rencontre entre les plus grands spécialistes d’André Gide et ceux de François Mauriac en présence de Catherine Gide (fille de l’écrivain), Peter Schnyder, Jean-Pierre Prévost, Martine Sagaert…

Samedi 9 octobre à 15h

Projection de deux films documentaires :
Voyage au Congo (1927) de Marc Allégret.
De 1926 à 1927, Marc Allégret accompagne André Gide lors de son voyage en Afrique équatoriale française. De ce voyage, André Gide tire le très engagé Voyage au Congo suivi du Retour du Tchad, alors que le futur grand cinéaste tourne son premier film, sur les diverses tribus africaines rencontrées.
André Gide un petit air de famille (2007), de Jean-Pierre Prévost.
André Gide a eu secrètement une fille. Elle parle pour la première fois des rapports avec cet étrange père, et témoigne de sa vie et de ses rencontres avec des personnages aussi divers qu’Indira Gandhi, Roger Martin du Gard, Marc Allégret.
La projection sera suivie d’un échange avec Catherine Gide et Jean-Pierre Prévost.

Samedi 9 octobre à 20h30

Concert pour voix, quatuor à cordes et piano, avec des œuvres de Pierre Thilloy, Chopin, Lipinski.



Centre François Mauriac
Domaine de Malagar, 33 490 Saint-Maixant
Téléphone : 05 57 98 17 17

lundi 27 septembre 2010

"Homme et fleur" : une écologie gidienne ?

L'œuvre de Gide est un grand jardin où fleurissent entre autres le potamogéton et l'aristoloche, le peuplier et le citronnier. Quand ce n'est pas l'observation botanique directe qui le préoccupe, il utilise volontiers le fruit de ses observations ou de ses lectures comme autant d'images... parlantes*. C'est donc tout naturellement qu'il donne la parole à une fleur dans un petit texte de 1945.

Claude Martin, dans sa présentation à la publication de ce court inédit dans la revue Études littéraires, vol. 2, n° 3 de 1969, situe en octobre 1945 la rédaction de ce dialogue entre un homme et une fleur. Gide est rentré en France en mai ; en décembre il repartira pour l'Egypte via l'Italie. Entre un article pour le lancement de Terre des hommes, l'adaptation du Procès avec Barrault, la révision du Thésée, en pleine période de bousculade et de retrouvailles au Vaneau et d'épuration dans le monde des lettres, ce dialogue est d'autant plus étrange.

Car si Claude Martin en retenait essentiellement, en 1969, la phrase sur Dieu sans adorateurs (cf. note 6), c'est aujourd'hui l'aspect « écologiste » qui frappe dans ce texte. Une écologie ni scientifique ni idéologique, l'une et l'autre ont montré aujourd'hui leur bêtise, mais une écologie poétique où l'homme doit faire ses preuves dans une relation interdépendante, très bien illustrée par le titre.

Je songe à la brillante étude de Nathalie Fortin intitulée L'éloge du vivant chez André Gide** qui montre comment les intuitions naturalistes de Gide sur le thème du libre-arbitre, de recherche du bonheur et du plaisir se trouvaient toutes confirmées par des découvertes scientifiques récentes. Dans son anticipation de ce que nous nommons aujourd'hui « écologie », Gide cite d'ailleurs la Société Pour la Protection des Paysages*** : l'une des rares organisations à prôner aujourd'hui encore une écologie humaniste.

____________________________________

* Voir Les Images végétales dans l'œuvre d'André Gide, de Daniel Moutote, paru en 1970 aux Presses Universitaires de France.
** Parue dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°167, juillet 2010.
*** La Société pour la Protection des Paysages et de l'Esthétique de la France a été fondée en 1901 par le médecin Henri Cazalis. Il fut aussi un poète symboliste et ami de Mallarmé sous le pseudonyme de Jean Lahor.



"HOMME ET FLEUR (1)

La fleur entre toutes m'a dit (2):

— Un de vos poètes (3) nous prête aimablement des sentiments quelque peu empruntés. Mon amour-propre de fleur a retenu ses vers; les voici :

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Moi. — Ne les trouvez-vous pas divinement beaux ? Ils sont du reste calqués sur ceux presque aussi beaux d'un poète anglais, Gray (4).
Elle.— Je sais. Ils ne m'en paraissent pas moins ridicules et d'une impertinente infatuation. Eh quoi ! dès que l'homme est absent d'auprès de nous, croyez-vous que nous nous sentions seules ? et que nous n'épanchions plus nos parfums qu'à regret, s'il n'est plus là pour les respirer? C'est bouffon. Sachez que, dès qu'il quitte le jardin où nous nous épanouissons en paix et sans souci de lui, nous disons : ouf ! La nature se passe de lui sans peine, n'en doutez pas. Que dis-je ? Chaque fois qu'il intervient et du plus loin que nous le prévoyons apparaître, nous, fleurs, commençons de trembler: il nous cueille. C'est le plus grand saccageur et gâcheur qui se puisse imaginer. Oh ! je sais bien qu'il professe un culte pour Flore et Pomone; mais même en ses jardins ou ses vergers, sous prétexte de sélection, il contrarie nos simples amours, change en pétales nos étamines, ce qui est extrêmement gênant pour nous (5). Et si encore il ne s'agissait que de jardins ! Mais partout où il passe, il dévaste. Il ne construit qu'en détruisant.
— Oui, je sais bien, lui dis-je, je ne sais que trop qu'il respecte fort peu la nature. Il l'exploite, et, ce faisant, sacrifie, le plus souvent à tort et à travers, au nom du progrès, ce qui fait le charme de cette
terre et son plus naturel attrait. J'accorde cela. Aussi bien, conscients du danger, sachez que nous avons créé une Société de protection des beaux paysages.
— Aimable prévenance, dit la fleur.
— Mais la question profonde n'est pas là, repris-je. Ne comprenez-vous pas que la beauté, sans l'homme pour la percevoir, ne serait pas. Votre parfum n'est suave, ne le devient, que dans notre
narine, laquelle fait délices de simples corpuscules épars. L'émail de vos corolles ne se colore, ne devient couleur ravissante que grâce à notre œil; et ces rapports de lignes, de vibrations, ont besoinde notre cerveau pour s'informer en harmonie. Que serait le chant des ruisseaux sans une oreille pour l'entendre ? Que serait Dieu même, sans adorateurs (6) ?

Pour les vers de Baudelaire que vous citiez, fleur, je consens à y voir une sorte de substitution poétique, d'engagement humain vis-à-vis de la nature, sinon indifférente ; ainsi que fit Virgile parlant des « amica silentia lunae » (7). Ces silences ne sont, ne sauraient être amicaux que par rapport à l'homme...

Elle voulut avoir le dernier mot :

— Bref, l'homme ici et partout nécessaire; admettons. Quant à ce brevet de grand instigateur d'harmonie que vous m'invitez... à lui décerner, j'attends qu'il commence d'abord par le mériter un peu plus.


Notes :
1 [De ce texte demeuré apparemment inédit, le manuscrit occupe trois pages d'un petit cahier d'écolier (appartenant à une collection particulière), où Gide rédigea son avant-propos pour le premier numéro de l'hebdomadaire Terre des hommes (29 septembre 1945 ; texte repris dans Préfaces, Neuchâtel-Paris, Ides et Calendes, 1948, pp. 123-128) et le début de son adaptation
cinématographique de la Symphonie pastorale ; on y trouve également quelques notes qu'il paraît avoir utilisées dans sa lettre du 16 octobre 1945 au Prof. Mischa H. Fayer (publiée par celui-ci en tête de sa thèse Gide, Freedom and Dostoïevski). Ce bref dialogue a donc, très vraisemblablement, été écrit au début d'octobre 1945.]
2 [Cette première phrase remplace les lignes suivantes qui ont été biffées : Puisqu'on a souvent parlé du « langage des fleurs », peut-être ne trouvera-t-on pas trop saugrenue la liberté que je prends d'engager dialogue avec l'une d'elles, lui prêtant d'abord ces paroles.]
3 [Biffé : que vous goûtez le plus aujourd'hui.]
4 [Ce tercet final du Guignon (les Fleurs du Mal, X) est en effet traduit de la quatorzième strophe de l'EIegy written in a country church-yard :
Full many a flower is born to blush unseen,
And waste its sweetness in the desert air.
Gide n'avait sans doute pas lu la thèse d'Arthur S. Patterson (l'Influence d'Edgar Poe sur Charles Baudelaire, Grenoble, Allier frères, 1903), qui décela le premier cet emprunt; mais nombre d'éditions annotées de Baudelaire signalent ce détail.]
5 [Ne pourrait-on voir ici comme un lointain écho de «la Querelle du Peuplier»?...]
6 [Peut-être est-ce là la phrase la plus importante, la phrase «motrice» de ce petit dialogue, qu'elle situe dans la suite de « Dieu fils de l'Homme» (v. les Deux interviews imaginaires dans Feuillets d'Automne, Paris, Mercure de France, 1959, pp. 247-259).]
7 [Enéide II,255. C'est per amica silentia lunae que la flotte grecque regagne Ténédos, après avoir laissé le cheval sur le rivage de Troie...]"

(André Gide, Homme et fleur,
annoté par Claude Martin,
Études littéraires, vol. 2, n° 3, 1969, p. 347-354)

jeudi 23 septembre 2010

Gide, Giono et le Gobeur de Grenouilles

Le pendant au texte de Gide sur Giono se trouve dans l'Hommage à André Gide paru en 1951 à la NRF et s'intitule « Lundi ». Parce que c'est un lundi que Giono reçoit le coup de fil qui lui annonce que Gide est mourant et qui lui demande quelques souvenirs. Ces souvenirs sont aussi à contraster à l'aide de l'enregistrement en 1965 de Du côté de Manosque, entretiens de Jean Giono avec Jean Carrière.

En plus de la version assez fidèle de la « rencontre », Carrière fait raconter à Giono le célèbre épisode de Bergues le gobeur de grenouilles... J'en donne ici une transcription presque littérale pour conserver le maximum du rythme, de la manière de raconter de Giono. Je n'ai supprimé que quelques bafouillages ou répétitions.


- Jean Carrière : Vous avez bien connu l'auteur des Nourritures terrestres...

- Jean Giono : Oui, Gide, bien sûr.

- Est-ce que vous les aviez lues ?

- Eh bien non. Et il n'y a jamais eu de malentendu avec Gide. Gide lorsque je l'ai vu pour la première fois, Gide est venu à Manosque me voir. Je ne l'avais même pas rencontré à Paris. Je l'avais vaguement aperçu dans la boutique d'Adrienne Monnier, mais à peine. Je ne lui avais même pas été présenté.

- C'était en quelle année ça ?

- C'était en 29 ou... Fin 28, oui.

- Est-ce que vous aviez publié quelque chose à ce moment-là ?

- Colline venait d'être publié dans la revue Commerce et Gide avait beaucoup aimé le texte et s'était promené avec la revue Commerce dans sa poche. Il avait fait dans les salons de Paris qu'il connaissait et qui le recevaient beaucoup de réclame autour de ce livre qui allait paraître. Et autour de ce personnage qui était moi, qu'il ne connaissait pas et que je ne connaissais pas non plus. Alors Gide est venu un jour. J'étais encore employé de banque. C'était peu de temps après que je sois allé à Paris pour la signature de mon service de presse de Colline. J'étais à la banque en train de travailler lorsque ma mère vint me trouver et me dit : « Il est venu un monsieur qui te demande à la maison. Il s'appelle Gide. » J'ai dit : « Ah ! c'est André Gide, alors fais-le monter dans ma chambre, fais-le assoir et dis-lui que malheureusement je travaille et que dans trois quarts d'heure je serai libre et je le verrai. »
Trois quarts d'heure après je suis monté chez moi et j'ai trouvé Gide en train de regarder les livres dans ma petite bibliothèque. Et il m'a dit, très gentiment d'ailleurs : « Je n'ai pas trouvé les miens ». Et je lui ai dit : « Non, vous ne les trouverez pas, je ne les ai pas achetés, cette bibliothèque est une bibliothèque que je me suis composée avec beaucoup de peine à une époque où je gagnais très peu d'argent. Je pouvais disposer à peu près de cinq francs par semaine : je ne pouvais pas acheter les livres de M. André Gide qui coûtaient sept francs cinquante. Mais j'achetais par contre les classiques Garnier qui coûtaient 95 centimes, c'est pourquoi j'achetais Eurypide, Aristophane, Corneille, Cervantès, Shakespeare et Diderot au lieu d'acheter André Gide. »
Mais il s'en est accommodé très bien et par la suite quand je l'ai beaucoup plus connu, que je l'ai fréquenté et qu'il est venu souvent à la maison, notamment tout un été qu'il a passé avec moi à Lalley, avec sa fille Catherine, à ce moment-là il n'y avait plus de malentendu : il savait que je ne lisais pas ses livres ou très peu. J'aimais beaucoup l'homme. L'homme pour moi était très précieux, très honnête, très courageux, extraordinairement intelligent et compréhensif. L'œuvre me paraissait être une œuvre de dilettante qui m'était un peu étrangère et un peu éloignée. Cela tenait peut-être à mon tempérament, beaucoup plus à mon tempérament qu'à l'œuvre de Gide-même. Parce que je n'étais pas préparé à recevoir le message que Gide portait dans ses livres.

- Alors justement est-ce que vous ne pensez pas que ce message a fait plus de mal que de bien ?

- Non. Non, non, non. Gide n'a pas fait de mal du tout. Gide ne pouvait pas faire de mal. Il ne pouvait faire de mal qu'à ceux qui avaient déjà le mal. L'influence finalement est très petite. L'influence des écrivains est beaucoup plus petite que ce qu'ils imaginent.

[…]

- Vous avez des souvenirs sur Gide qui sont très intéressants, entre autres un souvenir...

- Non, non. Parce que je n'ai pas pu le fréquenter beaucoup étant donné que j'ai toujours été mal à mon aise avec lui. J'avais beaucoup d'admiration pour lui, ce qui fait que je ne me suis jamais trouvé en grande sympathie, en grande liberté. J'avais des amis qui avec lui étaient à leur aise et qui n'avaient pas plus de raison que moi d'être à leur aise. Mais moi je n'ai pas pu être à mon aise avec Gide.

- Bien que vous sachiez alors qu'il vous portait une grande sympathie et...

- Oui bien qu'il m'aimait beaucoup et que moi je l'aimais beaucoup. Néanmoins il est venu – cette fois là c'était avant de partir pour la Russie où j'étais moi-même invité d'ailleurs et où j''ai été remplacé par Dabit qui y est mort. Gide est venu passer le mois qui a précédé son départ avec nous à Lalley, dans la montagne où j'étais avec ma mère, ma femme et mes deux filles.

- Et Denoël je crois non ?

- Non, Denoël est venu après. Je l'avais connu à Briançon et il m'avait demandé de l'inviter avec Gide et je l'ai invité après et il a connu Gide chez moi.

- Vous m'avez raconté une fois une histoire qui est très charmante. C'est l'histoire d'un type que vous aviez connu dans un village et qui prenait l'apéritif avec vous...

- Ah oui ! C'était un personnage qui s'appelait Bergues. Et Gide jouait aux échecs, comme tu sais, comme tout le monde sait. Il a joué quelques parties avec moi, qu'il a gagnées, toujours. Il était beaucoup plus fort que moi, moi je n'ai jamais été un très fort joueur d'échecs, d'autant plus que je me bornais souvent à jouer des problèmes avec un petit échiquier de poche, et que jouer le problème et jouer la partie c'est tout à fait différent. Étant habitué à jouer le problème je perdais toutes mes parties avec Gide. Mais je lui ai dit un jour : Il y a un garagiste là qui s'appelle Effantin, qui sait très bien jouer aux échecs et vous pourriez faire avec lui des parties plus intéressantes qu'avec moi. Il m'a dit oui, ça me plairait beaucoup. Alors nous sommes allés voir Effantin qui était un personnage très curieux qui avait installé un garage extraordinairement épatant sur une route où il ne passait personne, volontairement. Dans une espèce de cul-de-sac où il ne passait personne, il y avait un gros garage, où naturellement il a fait faillite et d'où il est reparti. Mais en ce temps-là il venait jouer aux échecs avec Gide. Alors ils jouaient dans un petit café et dans ce village il y avait un braconnier que j'aimais beaucoup qui s'appelait Bergues, et dont je me suis servi comme personnage dans Un roi sans divertissement. Ce Bergues était un personnage très curieux car il connaissait toutes les plantes médicinales de la forêt et il vivait de ces plantes médicinales, il savait où se trouvaient les plantes recherchées et très chères, il en ramassait des paquets et allait les vendre dans les pharmacies de Grenoble. Et il gagnait beaucoup d 'argent. Il était chargé de ramasser de la scabieuse, des plantes encore plus rares qui se trouvaient dans la montagne, de l'arnica, des trucs très curieux... Il connaissait toute sa forêt comme sa poche. Mais il était aussi un pêcheur. Il pêchait la truite à la main dans les ruisseaux. - j'allais quelques fois avec lui – et il pêchait aussi les grenouilles. Et il avait sa poche souvent pleine de grenouilles, il aimait avoir des grenouilles. Il avait un vêtement en cuir avec des poches en cuir et il mettait des grenouilles là dedans. Il s'intéressait beaucoup à ce jeu qui lui paraissait curieux qui était ce jeu d'échecs sur lequel on déplaçait des petits pions, les uns se déplaçant à côté, les autres en arrière. Enfin il était très intéressé par le jeu tout en n'y comprenant rien.
Alors il s'installait à côté de Gide. Et Gide jouait avec Effantin. Et il disposait sur le marbre de la table trois grenouilles. Ces trois grenouilles restaient tranquilles parce que le froid du marbre leur faisait sans doute penser à l'eau qu'elles avaient abandonnée depuis un moment, elles s'étaient un peu échauffées dans la poche de Bergues et elles se tenaient tranquilles toutes les trois accroupies. Elles ne bougeaient plus. Bergues regardait le jeu. Il avait à côté de lui son verre d'anis et de temps en temps il prenait une grenouille, vivante, et il l'avalait et la faisait passer avec un verre d'anis, et il continuait à s'intéresser. Et Gide était bouleversé par ce spectacle de ce bonhomme avalant des grenouilles et chaque fois qu'on avait fini la partie il me disait : « Je déteste cet homme, je déteste cet homme ! » Mais il n'était pas possible de faire partir Bergues et chaque fois que Gide a voulu jouer dans ce café avec Effantin, il y avait toujours Bergues qui avalait ses grenouilles à côté de Gide. Finalement ils sont venus jouer aux échecs chez moi.

mercredi 22 septembre 2010

Une collection qui n'a pas de prix

Les Ecrivains de Toujours dans la collection Microcosme
des Editions du Seuil


Une nouvelle fois je fais appel à vous, chers lecteurs, et à vos connaissances livresques déjà démontrées à plusieurs reprises, pour répondre à la question que l'un d'entre vous vient de me soumettre :

Sauriez vous par hasard à quel prix étaient vendus les premiers numéros de la collection "Ecrivains de toujours" ?

Encore une fois une question intéressante lorsqu'on sait la place de la collection Microcosme du Seuil dans l'histoire du livre de poche : celle de précurseur. Et cette question me donne l'occasion de vous renvoyer à cet ancien billet que j'avais consacré à l'excellent André Gide par lui-même de Claude Martin, et à deux textes qui retracent l'histoire de cette collection et du livre de poche plus généralement.

samedi 18 septembre 2010

Album de famille et carnets nomades

Demain dimanche 19 septembre de 14h à 15h, l'émission Carnets Nomades de France Culture reçoit - entre autres - Jean-Pierre Prévost pour la parution du livre André Gide : un album de famille (Gallimard, Fondation Catherine Gide). L'exposition autour de l'album de souvenirs de Catherine Gide s'ouvre quant à elle aujourd'hui à la Mairie du 11e arrondissement de Paris.

lundi 13 septembre 2010

André Gide : un album de famille

L'exposition qui s'ouvre samedi 18 septembre à la mairie du 11e arrondissement de Paris et se prolongera jusqu'au 2 octobre reprend le titre du livre André Gide : un album de famille qui vient de paraître aux éditions Gallimard avec le soutien de la Fondation Catherine Gide. Un livre - et un dvd ! - qui est non seulement un magnifique objet mais aussi un document précieux et original...


André Gide : un album de famille, de Jean-Pierre Prévost
Gallimard - Fondation Catherine Gide, Paris, 2010
avec un DVD du film
"André Gide, un petit air de famille" de J.-P. Prévost




« Mes amis m'ont poussée à sauver de l'oubli ces anciennes photographies. L'Album de Famille que voici est le résultat des efforts conjugués de Jean-Pierre Dauphin, Jean-Pierre Prévost et Peter Schnyder. Toute ma reconnaissance va vers eux, car ce n'était pas une petite affaire de nettoyer ces documents, de les regrouper, d'identifier les personnages qui y figurent et de les commenter. Pour ma part, j'ai ajouté des extraits de témoignages divers qui complètent cette rétrospective familiale.
Puisse cet éventail de souvenirs faire revivre ces époques déjà lointaines. 
Catherine Gide.
À Cabris, été 2009 » (Présentation de Catherine Gide)


En appariant le nom d'André Gide au mot « famille » on créé un mélange instable. Que ce soit du côté de Cuverville, du côté de Saint-Clair ou au Vaneau rien n'est jamais simple. La Petite Dame elle-même s'amuse des biographies données par les journaux quand Gide reçoit le prix Nobel en 1947 :

« Je sais bien que dans notre famille, il est malaisé de s'y reconnaître, et que la logique mène à l'absurde, c'est ainsi que Gide a eu trois gendres : Lambert, Herbart et Richard Heyd, que Catherine a été la fille d'Alissa, et Elisabeth la femme de Gide, que Nicolas a été son troisième petit-fils, les deux fils de Heyd étant les premiers, etc. »

Pour « André Gide : un album de famille », Catherine Gide a laissé Jean-Pierre Prévost feuilleter et classer les photos de cette famille très peu « possession jalouse du bonheur », retraçant son histoire depuis la rencontre entre André Gide et les Théo Van Rysselberghe en 1899 jusqu'à la naissance de la dernière fille de Catherine en 1953, deux ans après la mort de Gide.

Catherine Gide commente – et raconte plus longuement dans le DVD du film « Un petit air de famille »* joint au livre – sa vie auprès de sa mère Elisabeth Van Rysselberghe et de celui qui n'est encore que le Bypeed ou « l'oncle André » : la Bastide Franco, Saint-Clair... Ce sont des lieux, des ambiances qui revivent grâce à elle.

C'est donc indirectement, par cette lumière simple et méridionale, que Gide se trouve éclairé. Et avec lui cette « famille » qui est familière aux lecteurs du Journal de Gide et surtout des Cahiers de la Petite Dame. Au détour d'une page le sourire de Marc ou la silhouette d'Herbart sont aussi de précieux documents.

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* Film de Jean-Pierre Prévost réalisé en 2006 et qu'on se réjouit de pouvoir enfin voir.

mercredi 8 septembre 2010

De l'influence en littérature

Demain sort en librairie une nouvelle édition* de De l'influence en littérature dans la collection des livres à 3€ des éditions Allia. Ce texte d'une conférence de Gide prononcée le 29 mars 1900 au salon de la Libre Esthétique de Bruxelles apparaît encore d'actualité pour Marine de Tilly dans le point.fr.

André Gide, De l'influence en littérature
Editions Allia, 9 septembre 2010, Paris
48 pages, 3 euros

Cette parution est aussi l'occasion d'ajouter deux nouveaux liens se rapportant à De l'influence en littérature aux ressources en ligne :

- Guerre de succession, de Patrick Sultan, de l'Université de Polynésie Française autour du livre Ruiner les vérités sacrées de Harold Bloom, sur le site Fabula.
- La notion de l’influence et la mémoire (inter)culturelle, de Manfred Schmeling.

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* Edition préoriginale dans la revue belge L'Art moderne du 8 avril 1900, originale dans La Petite Collection de l'Ermitage, 1900. Intégrée ensuite aux Prétextes, Mercure de France, 1903.
Le texte de cette conférence est contenu dans Essais Critiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1999, Paris, pp. 403-417. Les éditions Proverbes en avaient donné également une jolie édition avec les Conseils à un jeune écrivain et une préface de Dominique Noguez.

"Mon amitié pour Jean Giono"

En 1969 la revue Études littéraires, volume 2, numéro 3 présente dans sa rubrique « Documents » deux textes inédits d'André Gide : Homme et fleur, dialogue d'écologie raisonnée avant l'heure, et Mon amitié pour Jean Giono. Roland Bourneuf présente (dans la première note) et annote ce second texte. Les Cahiers de la Petite Dame, parus en 1975, témoignent de l'effervescence fin septembre 1939 autour de Giono et éclairent un peu plus l'origine de ce petit texte :

« … les esprits s'échauffent autour du cas Giono. Il a été arrêté pour propos défaitistes, lit-on dans les journaux. Lucien Jacques, son meilleur ami, écrit à Gide pour lui dire qu'au nom de la liberté de pensée, il souhaite que les écrivains protestent. Gide a d'abord envie de lui répondre : « Si j'admire Giono comme homme, c'est précisément en raison du danger qu'il y avait à prendre la position qu'il a prise et n'est-ce pas diminuer son action morale que de protester contre son emprisonnement ? » Tandis qu'il réfléchit à cela et que nous en parlons, un jeune admirateur de Giono écrit à Gide, de Lyon, que Giono est incarcéré au fort Saint-Nicolas à Marseille. Pierre toujours avisé fait remarquer que Giono est donc uniquement sous l'autorité militaire dont les jugements sommaires sont toujours à redouter. Ceci change un peu le point de vue, et finalement Gide, qui ignore, au fond, tout des circonstances de l'arrestation de Giono, décide de télégraphier à Lucien Jacques, qui habite la région, qu'il souhaite le rencontrer. » (Maria van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.3, p.156)

La rencontre entre Gide et Lucien Jacques a lieu le 2 octobre :

« Le 2 au matin, Lucien Jacques, conduit en auto par un jeune ami, arrive aux Audides, et tout de suite Catherine va avertir Gide, à la Messuguière. Lucien Jacques, qui d'emblée attire la sympathie, la confiance, semble un être toute bonté, tout sentiment, sans beaucoup d'ossature. Ce qu'il raconte est des plus vagues et on n'est pas vraiment renseigné comme on le voudrait bien. Dans ses récits par petites touches, sans ordre, sans accent, on a beaucoup de mal à démêler ce qui est arrivé exactement, et il donne l'impression que tout ce petit groupe du Contadour réuni autour de Giono, semble avoir été pris d'un grand affolement au moment de la déclaration de guerre : l'un s'est sauvé en Suisse en volant le passeport de Jacques, un autre s'est fait réformer pour folie. Giono paraît ne s'être pas rendu compte (je cite les curieuses paroles de Jacques) que le fait de ne pas obéir à l'ordre de mobilisation faisait de vous un déserteur dont on confisque tous les biens ! Bref, il semble bien s'être simplement laissé mobiliser et avoir occupé durant quelques jours un poste de secrétariat (j'ai oublié où). Puis il aurait été arrêté comme militaire (d'où la forteresse) considéré responsable de tracts violents contre la guerre, lancés au moment la mobilisation ; on est venu fouiller la maison de Giono, avec grande bienveillance, affirme Jacques, on a mis la main sur la correspondance de Giono avec ses éditeurs allemands, où il semble bien qu'il n'y ait rien de compromettant, car, nous apprend Jacques, la correspondance de Giono, au moment où il fut pressenti au sujet d'une possibilité de rencontre avec Hitler, a été soigneusement cachée. En réalité Jacques ne souhaite qu'une chose, c'est que des écrivains marquants s'entendent pour faire comprendre au gouvernement la grande considération en laquelle ils tiennent Giono afin qu'il soit traité avec les égards qui lui sont dus. Ceci n'est ni excessif, ni compromettant, et peut s'admettre, quoi qu'on pense de l'attitude de Giono. Et Gide promet d'agir dans ce sens. »(Ibid. pp. 156-157)

Gide écrit dès le lendemain à Daladier, Mauriac et à Mme Giono. Le 23 octobre, la Petite Dame retrouve Gide après une vingtaine de jours de séparation :

« Le dimanche matin, devant Pierre et moi, il sort un paquet de lettres de sa poche qu'il commente : il a reçu une réponse de Daladier — une réponse sèche : Vous pouvez être assuré que Giono sera traité avec les égards dus à un écrivain — après laquelle il n'y a plus lieu d'insister. Une lettre de remerciements de Mme Giono qui espère qu'on va faire l'impossible pour tirer son mari de cet enfer. Pour continuer l'affaire Giono, que je dise encore que le courrier du matin lui a apporté à Cabris une lettre d'Yves Farge, un autre ami de Giono, qui donne un son tout différent de celui que nous avait fait entendre Lucien Jacques, et qui naturellement modifie notre jugement ou plutôt le laisse plus que jamais suspendu. Cette lettre, qui nous apprend que Giono est privé de lire, d'écrire, de recevoir des lettres (nous sommes loin des « égards dus à un écrivain »!), ajoute : « Évidemment s'il y mettait du lien, s'il consentait à se faire réformer, il serait plus facile de l'aider... », ce qui rend à Giono tout le courage qu'on était en droit de lui supposer. Du moins est-il pourvu d'un bon avocat, mais on semble faire traîner sa cause à plaisir. » (Ibid. p. 159)

Le 23 novembre la Petite Dame note enfin la libération de Giono : « Ce matin, Pierre avait reçu un mot de Lucien Jacques lui annonçant la libération et la démobilisation définitive de Giono. On ne peut se défendre de se demander : à quel prix tout ça ? » (Ibid. p. 161) Au prix entre autres de cet article de Gide :


« TEXTES INEDITS*

andré gide

[MON AMITIÉ POUR JEAN GIONO...](1)

Mon amitié pour Jean Giono ne date pas d'hier. Si je suis demeuré assez longtemps sans le connaître, je me pique d'avoir été requis par lui dès ses débuts, d'avoir été l'un des premiers écouteurs de ses premiers écrits. Je me souviens d'une soirée de Pontigny où je donnai lecture, devant quelques attentifs rassemblés, des plus marquantes pages de Colline qui venait de paraître en revue. Il y avait là bien plus et bien mieux qu'un simple don verbal: une vigueur, un relief surprenant, une joie contagieuse, une sûreté de touche, de dessin, une originalité saisissante et cette sorte d'étrangeté naturelle qui toujours accompagne fa sincérité lorsqu'elle échappe aux ornières de la convention, étonne d'abord, puis bientôt triomphe de la résistance. Le petit public, autour de cette lecture, fut conquis, je crois; ainsi se formaient ces noyaux d'admirateurs qui, par la suite, sans cesse grossissant, devaient (2) entretenir autour de Giono une curiosité et une admiration contagieuse.
Je me souviens, de retour à Paris lorsque, retrouvant Adrienne Monnier, toujours à l'affût des manifestations d'art les plus neuves, je la vis tout exaltée elle aussi par la découverte, qu'elle avait faite de son côté, de ces pages si étrangement savoureuses, si puissantes et qu'elle prenait plaisir à faire connaître autour d'elfe.
Je me souviens aussi de ma première rencontre avec Giono. Entretemps Un de Baumugnes avait paru, justifiant tous les espoirs, ajoutant encore à Colline un sens et une conscience de l'humanité à la fois poétique et grave, une composition quasi musicale impliquant à fa fois lyrisme, science, intelligence et, épars à travers tout le livre, comme une aération embaumée, je ne sais quel frémissement panique, quelque chose d'éperdu, de sanglotant, de divin. Je venais à Manosque où Giono n'était encore qu'un petit employé de banque, mais où déjà quelques amis avaient pris conscience de sa valeur. Comme Jean n'était pas rentré, je fus d'abord reçu par sa mère. Quel accueil cordial et simple! Elle eut plaisir et quelque légitime orgueil à me montrer la petite bibliothèque de son fils. Il n'y avait là,(3) dans ce temps, que les quelques livres dont il s'était d'abord nourri. J'admirais la sûreté de ce choix. Jean vint enfin et le contact aussitôt s'établit. Avec lui l'on se sentait de plein pied (4); pas besoin de feindre; on s'entendait à demi-mot, par le cœur autant que par l'esprit, tous deux surpris, ravis de sentir s'affirmer, une relation fraternelle.(5)
Je me souviens aussi de ce voyage que nous fîmes ensemble de Paris à Marseille. Nous nous étions inopinément retrouvés sur le quai de fa gare. Nous ne dormîmes (6) pas beaucoup cette nuit-là. Avec quelle joie je découvrais en Giono une noblesse, une dignité qui me forçaient de l'estimer bien davantage. Décidément il fallait compter avec lui.
Depuis, nous avons vécu l'un et l'autre, nourri de grands espoirs, traversé des épreuves, goûté d'amères déconvenues. Je l'ai revu, toujours le même, mais donnant le pas de plus en plus volontiers
et de moins en moins prudemment aux tendances les plus généreuses de sa nature, (avec une sorte de confiance, poétique et comme enfantine, que le meilleur) finira par triompher du pire,(7) et l'amour de la haine, et le naturel des complications de l'esprit. Cette confiance devait l'entraîner bien loin.
Si vive que soit mon amitié pour Giono, je n'ai pu toujours le suivre ni l'approuver. Sa confiance, son assurance me paraissaient ne plus assez tenir compte des plus dures réalités. On le lui fit bien voir.
Le grand succès que ses livres remportaient à l'étranger et particulièrement en Allemagne l'amena un instant à espérer pouvoir jouer un rôle de conciliateur, alors que la conciliation n'était hélas déjà plus possible.(8) Je me souviens de lui avoir à ce sujet exprimé mes craintes. Il était trop intelligent pour ne pas les avoir eues de lui-même, pour n'avoir pas compris (il y a plus de deux ans de cela) le parti que l'Allemagne pourrait prétendre tirer de ses écrits dont elle se gardait de reproduire ce que précisément elle aurait dû écouter, ce qui pouvait le désarmer, l'insurger contre l'oppression militaire. Il eut alors un redressement vigoureux et donna à entendre à l'Allemagne qu'il n'admettait pas qu'on se servît de son enseignement pour des fins à l'encontre de tous ses vœux. Somme toute ce qu'il souhaite est précisément ce pourquoi la France se bat aujourd'hui. Son erreur est, ou fut, de croire qu'on pouvait l'obtenir sans combattre, cette liberté dans la joie, du moment que l'Allemagne prenait les armes pour tâcher de nous l'enlever.
Dans la prison où le voici présentement, les exemples affreux de Tchécoslovaquie, de la Pologne l'amènent-ils à comprendre que ce que nous défendons aujourd'hui de toutes nos vertus et avec le meilleur sang de nos hommes, c'est précisément ce qui lui permet d'être Giono, ce qui lui permettait, hier encore et librement de parler ?


* Madame Catherine Gide nous a aimablement autorisés à publier ces deux inédits. Nous la prions de trouver ici l'expression de notre gratitude.
1 [Le 5 mars 1929, Gide qui vient de lire Un de Baumugnes et Colline écrit une lettre enthousiaste à Giono. C'est là le début d'une correspondance qui durera au moins jusqu'en 1940, avec une fréquence particulière dans les années 1929 et 1935-1936. En 1939, fidèle aux principes qu'il a exposés deux ans plus tôt dans Refus d'obéissance et, l'été même où éclate la guerre, dans Précisions, Giono refuse de partir lors de la mobilisation générale. Il est arrêté en septembre et emprisonné par les autorités militaires. Aussitôt Gide cherche le moyen de le faire libérer et multiplie les démarches, de concert avec les amis de Giono. Il écrit à Edouard Daladier, ministre de la défense nationale, dont il reçoit une réponse évasive. Peu à peu se précise le projet de défendre
par la plume l'écrivain emprisonné, projet dont Jean Paulhan semble avoir eu l'initiative. Le texte ci-dessus (déposé à la Bibliothèque Jacques Doucet à Paris) était sans doute destiné à servir d'introduction à un ensemble de témoignages et d'études. Il occupe quatre pages dactylographiées et porte des corrections manuscrites de Gide que nous indiquerons. Sur une autre page sont inscrites, également de la main de l'auteur, trois phrases qui semblent des ébauches du texte. Il date probablement du début de novembre 1939. La libération de Giono au cours du même mois a, semble-t-il, devancé et rendu inutile sa publication. Le 19 novembre, Giono remercie chaleureusement son intercesseur et, dès lors, offrira à maintes reprises son aide à Gide en qui il ne cessera de voir à la fois un ami sûr et un «secours spirituel». En 1951, à la mort de Gide, Giono lui consacrera un très bel hommage dans la Nouvelle Revue Française.]
2 [1re version : « ainsi devait lentement se former ce noyau d'admirateurs qui, par la suite, sans cesse grossissant devait entretenir... »]
3 [1re version : « Il y avait là ... »]
4 (Sic).
5 [Comparer cette version de la rencontre des deux écrivains avec celle que Giono en a donnée dans «Lundi», la Nouvelle Revue Française, novembre 1951, pp. 207-209].
6 [1re version : « Nous ne dormions »].
7 [1re version : «...de plus en plus volontiers aux tendances les plus généreuses de sa nature, avec une sorte de confiance, poétique et comme enfantine, que le meilleur}}; correction manuscrite également biffée: «fidèle à sa mission et résolu Jusqu'à l'imprudence; ces lignes terminent la page 2 du texte; au-dessous figure l'indication manuscrite: «terminer par une ligne de points . . . André Gide »].
8 [Allusion probable à l'affaire du jury franco-allemand dont Giono parle dans ses lettres à Gide. En 1934, Giono avait accepté de participer à un «jury pour le rapprochement franco-allemand», mais il avait vite compris, à la publicité faite à son geste en Allemagne, que toute l'affaire ne visait que des fins de propagande nationaliste. Giono, aussitôt, envoya sa démission au jury et une note aux journaux français]. »

lundi 6 septembre 2010

Une pléiade de pages manquantes

« J'ai récemment acquis, d'occasion, l'édition des romans d'André Gide, copyright de 1958, ouvrage imprimé le 30 avril 1961. J'ai découvert que mon exemplaire ne comprenait pas les pages 1049 à 1080. Je présume que cette anomalie (regrettable) n'est pas unique, mais touche bien une série de livres de la Pléiade. Est-elle connue ? Documentée ? C'est quand même énorme pour la Pléiade ? », se demande un lecteur de ce blog.

Peut-être que certains d'entre vous possèdent cette édition de 1961 et seront en mesure de vérifier s'il s'agit d'un accident fréquent ou non...

mercredi 1 septembre 2010

Les écrivains au micro

Après avoir longuement évoqué Amrouche dans le précédent billet, et pas sous son meilleur jour, la parution de Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années 50, sous la direction Pierre-Marie Héron aux Presses Universitaires de Rennes, est l'occasion d'équilibrer un peu le portrait de l'inventeur de l'entretien radiophonique avec les écrivains...

Rappelons que Pierre-Marie Héron a déjà édité en 2000 Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, aux Publications de Montpellier III (160 pages et deux CD audio), et qu'il poursuit avec ce nouveau recueil d'analyses un vaste programme d'étude des relations entre la radio et les écrivains qu'on peut suivre ici.

 Les écrivains au micro,
Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années 50, 
sous la direction Pierre-Marie Héron, Presses Universitaires de Rennes, 2010
254 pages, 15 euros


Table des matières :


Pierre-Marie HÉRON : Introduction .Repères sur le genre de l'entretien-feuilleton à la radio
Christopher TODD : Le succès des entretiens littéraires radiophoniques. Quelques réactions dans la presse écrite
Jacques DUPONT : Colette, un art de l'esquive. Sur les entretiens de Colette avec André Parinaud
Michèle TOURET : « Mais non, mon cher Michel Manoll… ». De l'art de conduire un entretien radiophonique quand on est Blaise Cendrars
Nicolas DENAVARRE : Radio-Léautaud, un écrivain français parle aux Français
Jean TOUZOT : Cocteau devant Fraigneau, entretien ou récital ?
Roland BEYEN : Pour une édition critique des Entretiens d'Ostende de Ghelderode
Aude LEBLOND : Mémoires réels et imaginaires de Georges Duhamel. Un discours en construction
Michel COLLOMB : La voix insonore d'André Breton. Les entretiens radiophoniques avec André Parinaud
Jean-François DOMENGET : Quinze Soirées avec Henry de Montherlant (1952-1953). Un autoportrait dans « le style boutonné »
Christian GARAUD : « C'est tout autre chose que j'attendais de vous ! ». Robert Mallet questionne Jean Paulhan
Jacques MESSAGE : La tentation silencieuse de Jean Paulhan. Sur les Entretiens à la radio avec Robert Mallet
Michel SANDRAS : « Je ne suis pas un écrivain, je suis le poète qui chante ». Les entretiens de Paul Fort avec Michel Manoll
Micheline CELLIER-GELLY : André Chamson, entre le dit et l'écrit
Alexandre CASTANT : À propos du Journal du Testament d'Orphée

L'introduction de Pierre-Marie héron est également disponible en format pdf sur le site des Presses Universitaires de Rennes.

Mémoires barbares, de Jules Roy

"Me suis laissé retenir à dîner, hier soir, par Jean Amrouche,
après une belle partie d'échecs. Son ami Jules Roy,
le très sympathique aviateur, venu de Sétif, nous invitait."
(André Gide, Journal, 9 octobre 1942)


Les Mémoires barbares de Jules Roy (Albin Michel, 1989) offrent sur Gide une documentation certes maigre mais précieuse par son évocation du climat de ces années passées en Afrique du Nord pendant la seconde guerre mondiale* – et du paysage des lettres qui allait en sortir à la Libération et après. Climat mental du « drame que nos consciences de soldats allaient traverser », pour citer Roy; paysage semé d'embûches et d'espoirs.

Gide a quitté la France le 4 mai 1942 et habite Sidi Bou-Saïd puis Tunis chez les Théo Reymond, dont le fils François (le terrible « Victor » du Journal) écrira dix ans plus tard le scandaleux Envers du « Journal » de Gide. Jules Roy, ancien séminariste devenu aviateur et jeune écrivain, poète, admirateur des Nourritures le rencontre à Pâques :

« Pendant des vacances que Mutin m'avait accordées, je réussis avec mon escadrille une échappée vers les oasis sahariennes et vers Tunis. Depuis que Guibert avait gagné le Portugal en quête du génie de Pessoa alors inconnu, Tunis, c'était Amrouche. Il incarnait pour moi la poésie, la littérature, l'amitié. Fuyant la France et le froid, Gide venait de débarquer et vivait une lune de miel à Sidi bou-Saïd. Amrouche veillait sur lui comme un garde du corps. Ce jour-là, je fus invité à partager leur déjeuner. D'un verbe sévère très articulé, Gide me réprimanda : j'usais trop de savon en me lavant les mains. En Afrique du Nord, nous n'en étions pas à ces restrictions. Je n'ouvris plus le bec, j'écoutais religieusement le dialogue sur Œdipe du maître et d'Amrouche, qui allait devenir plus tard son interviewer à la radio. Gide, c'était le dalaï-lama. Il en avait le crâne lisse et le mystère. Il m'effraya. Je n'osai même pas lui parler de Blida la petite rose. » (Jules Roy, Mémoires Barbares, p.198)

Amrouche, l'intermédiaire de cette rencontre, nourrit déjà de grands projets :

« Un soir, dans les jardins du Bou Djeloud, se laissant aller devant nous à des vues lointaines, Amrouche annonça sur un ton solennel que la guerre passerait et qu'en même temps changerait le visage de la littérature. Il dévoila des ambitions que Gide ne décourageait pas : la NRF compromise avec les Allemands, Gide ne refuserait pas d'entrer dans le comité de rédaction d'une autre revue qui naîtrait de la victoire. » (Ibid. p.199)

« Au contact de Gide, Amrouche devint soudainement gaulliste » note Roy, alors que pour Anne Heurgon-Desjardins qui va héberger Gide à Alger, ce dernier est « converti » par Amrouche, contre Saint-Exupéry avec ses plaisanteries contre de Gaulle et les services américains qui veulent le tenir éloigné :

« Durant leur séjour commun en Algérie, je me suis souvent attristée de l'éloignement croissant de Gide pour lui, en comparaison de l'influence prépondérante que Jean Amrouche exerçait sur sa pensée. A la suite ce dernier, Gide se croyait ou se voulait gaulliste; aussi, les boutades souvent très spirituelles de Saint-Exupéry contre le général ne l'amusaient pas. »**

Après Tunis, Gide est à Alger depuis le 27 mai 1943 et loge donc chez les Heurgon. Le 25 juin se situe l'épisode du dîner avec le général de Gaulle relaté par Gide dans le Journal. Une rencontre qui ne réussit pas à se réchauffer. Mais Gide conclut : « Il est certainement appelé à jouer un grand rôle et semble « à hauteur ». Nulle emphase chez lui, nulle infatuation; mais une sorte de conviction profonde qui impose la confiance. Je ne ferai pas de difficulté pour raccrocher à lui mes espoirs. » (Gide, Journal, 26 juin 1943)

En cet été 43, les numéros de la NRF de 1942 arrivent enfin à Alger. Suite à l'entrevue avec de Gaulle, Gide a pris la direction de la revue l'Arche, en réalité menée par Amrouche et Camus. Il règne dans la ville une effervescence du monde des lettres :

« A Alger, toute l'intelligentsia se pressait dans les brasseries à la mode. Edgar Faure parlait beaucoup, sa femme Lucie recrutait pour sa revue la Nef ; Charlot publiait, non sans risque parfois, Bernanos, Philippe Soupault, des extraits du Journal de Gide, Pierre Emmanuel, Giono, des poèmes de Garcia Lorca et de Rilke, il devenait l'éditeur en vogue et se lançait avec un talent d'équilibriste dans des valses avec des auteurs, des droits et des à-valoir qu'il ne possédait pas toujours. Amrouche se laissait battre par Gide aux échecs et flattait son vieux maître tout-puissant. » (Jules Roy, Mémoires barbares, p. 224-225)


En 1949, Amrouche remplace l'échiquier par un micro
et invente l'entretien radiophonique...



Fin 43 Gide se retire à Fès chez un autre éditeur, Jean Denoël. Mais il est rappelé à Alger d'abord par Amrouche puis par un ordre de mission : à la revue l'Arche un conflit oppose Jean Amrouche à Robert Aron, conflit qui préfigure en ce début 44 ceux que se livreront la gauche et la droite de la Résistance. Il s'envole pour le Congo pour ne pas être pris dans la tourmente.

Etrange exil dans l'exil... Puis retour à Alger fin avril où Gide achève Thésée et entre deux lectures note en capitales dans son Journal, le 6 juin 44 : « DEBARQUEMENT DES ALLIÉS EN NORMANDIE ». Il redoute et retarde son retour à Paris où les privations, l'hiver, les amis morts l'attendent. Où l'épuration bat son plein. Les vieilles rancunes des communistes depuis le Retour de l'URSS sont tenaces... Gide ne répond pas aux attaques d'Aragon, laisse ses amis monter au créneau, reste à Alger.

Camus, Amrouche et Roy sont à Paris :

« J'allais à l'adresse que m'avait indiquée Amrouche, rue Boissy d'Anglas. Ils étaient tous là, chez Henri Noguères qui les avait recueillis : lui, Jean El Mouhouv, chaleureux, irrésistible, assuré de tout, dirigeant tout, tellement soucieux des autres que leur bonheur dépendait du sien ; Charlot déjà adapté à Paris, tellement prudent. Un siècle avait passé, j'avais survécu, Amrouche préparait le retour de Gide, Charlot avait trouvé rue de Verneuil un local pour les éditions et habitait hôtel de la Petit-Chaise, à Sèvres-Babylone. Ils étaient ma vraie famille, il ne manquait que Guibert. Il arrivait du Portugal me dit-on. Ensemble, nous allions conquérir Paris. Pourquoi pas ? Staro et Martha y étaient déjà, comme Labarthe, mais avec de l'argent. « Ce sera dur, dit Amrouche, mais on y arrivera... » Charlot dit que Bosco avait écrit un roman superbe. « Camus nous aidera », ajouta-t-il. « L'Algérie, dit Amrouche avec un geste lointain. Pour le moment c'est ici que ça se passe. Avec de Gaulle. » » (Ibid., p. 274)

Le pari d'Amrouche est risqué :

« La Libération allait provoquer des règlements de comptes : Gallimard tiendrait mais la NRF semblait en danger. Amrouche allait employer contre elle le bélier Gide qui allait rentrer d'Alger dès que le terrain serait déminé, puis une machine infernale ferait tout sauter. Doyon connaissait bien Paulhan, encore plus éminence grise et directeur de conscience des lettres français-es depuis le rôle qu'il avait joué dans la Résistance. Il mit Amrouche en garde : Paulhan avait plus d'un tour dans son sac et Amrouche, encore inexpérimenté dans la jungle parisienne, avait trop besoin d'argent pour mener combat contre de telles puissances. Chariot en était conscient et usait de modération : Camus représentait à la fois protection et danger. Il dirigeait encore aux éditions Chariot une collection « Poésie et théâtre », mais comment pouvait-il l'animer, pris désormais par tant d'obligations chez Gallimard et à Combat ? D'après Doyon qui ne manquait pas de bon sens quand il s'agissait des autres, Camus ne laisserait pas Amrouche, nouveau venu en tout avec un appétit qui effrayait, démolir la NRF où brillait l'intelligentsia.
Mon admiration débordante pour Camus fut, pour Amrouche, un désenchantement. Aussitôt nos relations en furent altérées. Chariot avait un programme d'éditeur ambitieux, il avait avec lui une solide équipe de compagnons. Amrouche se mit de lui-même à la tête de tout et les jours suivirent leur cours. » (Ibid. p. 297)

Ce n'est que le 6 mai 1945 que Gide rentre en France :

« Gide rentra d'Alger par un transport militaire. Amrouche m'avait demandé d'intervenir. Le chef d'état-major me confia sa voiture, son chauffeur et un mot d'hommage pour l'illustre écrivain. Amrouche et moi allâmes l'attendre à Orly et le déposâmes rue Vaneau. Amrouche porta ses valises jusqu'au cinquième où toute la tribu attendait. Je n'osais pas m'imposer, je m'en fus. » (Ibid. p.299)

Roy choisit Camus, et la NRF où il faut « faire antichambre » pour voir l'auteur de L'étranger. Il prend ses distances avec Amrouche qui lui a rompu avec Camus :

« Les affaires de Charlot ne résistèrent pas au succès. Faute d'une solide réserve de financement, faute d'assurances, malmené par ses rivaux, en butte à la férocité et à la jalousie des vieilles maisons, il sombra. L'Arche s'était déjà écroulée et Paulhan avait ramené Gide au bercail. Parmi les décombres, Amrouche essaya un temps de résister farouchement. Avec lui, je n'arrêtais pas de me fâcher sur des paroles définitives, et de me réconcilier avec des embrassades et des larmes. Camus avait rompu avec lui. Un soir, à un couscous avec Koestler, Amrouche rappela que l'auteur de la Lie de la terre avait appartenu au parti communiste. Camus blêmit. Lui aussi s'était inscrit deux ans au parti communiste algérien et ne supportait pas qu'on le lui rappelât, en quelque sorte. Comme Amrouche insistait lourdement, Camus le pria de se taire, puis ne lui adressa plus la parole et le quitta sans lui serrer la main. Camus ne pardonnait pas. Ils ne se réconcilièrent jamais. » (Ibid., p.319)

Aussi le jour de la mort de Gide, Jules Roy préfère éviter Amrouche :

« Gide mourut. Pour moi, ce qui restait de lui, c'était l'homme de courage, sauf au moment de Pétain. Là, il s'était gouré comme nous tous, ou presque. Après, il avait été reçu à Alger à la Villa des glycines, et il avait osé demander à de Gaulle : « Quand avez-vous décidé de désobéir ?... » De Gaulle avait répondu par un geste vague. Question naïve. Je fus le premier à signer sur le registre de la rue Vaneau, mais je n'osai pas monter, à cause d'Amrouche peut-être. » (Ibid. p.345)


Mémoire barbares, Jules Roy
Albin Michel, Paris, 1989


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* Sur Gide pendant la guerre de 39-45 voir l'excellent André Gide and the second World War : a novelist's occupation de Jocelyn Van Tuyl (State University of New York Press, 2006). Voir aussi les articles de et sur Gide de ces années dans les Gidian Archives.

** Les Heurgon hébergent Gide à Alger pendant 18 mois. Anne Heurgon-Desjardin, la fille du fondateur des Décades de Pontigny Paul Desjardins, donnera des souvenirs de cette cohabitation en introduction aux Entretiens sur André Gide de 1964 à Cerisy publiés en 1967 par Mouton & Co, Paris-La Haye. Un témoignage à la fois très hagiographique pour ce qui concerne Gide et cette « cohabitation » qu'on imagine moins idyllique qu'il ne lui en souvient et très critique sur ce qu'elle nomme « le Vaneau », la Petite Dame, Herbart...