lundi 27 septembre 2010

"Homme et fleur" : une écologie gidienne ?

L'œuvre de Gide est un grand jardin où fleurissent entre autres le potamogéton et l'aristoloche, le peuplier et le citronnier. Quand ce n'est pas l'observation botanique directe qui le préoccupe, il utilise volontiers le fruit de ses observations ou de ses lectures comme autant d'images... parlantes*. C'est donc tout naturellement qu'il donne la parole à une fleur dans un petit texte de 1945.

Claude Martin, dans sa présentation à la publication de ce court inédit dans la revue Études littéraires, vol. 2, n° 3 de 1969, situe en octobre 1945 la rédaction de ce dialogue entre un homme et une fleur. Gide est rentré en France en mai ; en décembre il repartira pour l'Egypte via l'Italie. Entre un article pour le lancement de Terre des hommes, l'adaptation du Procès avec Barrault, la révision du Thésée, en pleine période de bousculade et de retrouvailles au Vaneau et d'épuration dans le monde des lettres, ce dialogue est d'autant plus étrange.

Car si Claude Martin en retenait essentiellement, en 1969, la phrase sur Dieu sans adorateurs (cf. note 6), c'est aujourd'hui l'aspect « écologiste » qui frappe dans ce texte. Une écologie ni scientifique ni idéologique, l'une et l'autre ont montré aujourd'hui leur bêtise, mais une écologie poétique où l'homme doit faire ses preuves dans une relation interdépendante, très bien illustrée par le titre.

Je songe à la brillante étude de Nathalie Fortin intitulée L'éloge du vivant chez André Gide** qui montre comment les intuitions naturalistes de Gide sur le thème du libre-arbitre, de recherche du bonheur et du plaisir se trouvaient toutes confirmées par des découvertes scientifiques récentes. Dans son anticipation de ce que nous nommons aujourd'hui « écologie », Gide cite d'ailleurs la Société Pour la Protection des Paysages*** : l'une des rares organisations à prôner aujourd'hui encore une écologie humaniste.

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* Voir Les Images végétales dans l'œuvre d'André Gide, de Daniel Moutote, paru en 1970 aux Presses Universitaires de France.
** Parue dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°167, juillet 2010.
*** La Société pour la Protection des Paysages et de l'Esthétique de la France a été fondée en 1901 par le médecin Henri Cazalis. Il fut aussi un poète symboliste et ami de Mallarmé sous le pseudonyme de Jean Lahor.



"HOMME ET FLEUR (1)

La fleur entre toutes m'a dit (2):

— Un de vos poètes (3) nous prête aimablement des sentiments quelque peu empruntés. Mon amour-propre de fleur a retenu ses vers; les voici :

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Moi. — Ne les trouvez-vous pas divinement beaux ? Ils sont du reste calqués sur ceux presque aussi beaux d'un poète anglais, Gray (4).
Elle.— Je sais. Ils ne m'en paraissent pas moins ridicules et d'une impertinente infatuation. Eh quoi ! dès que l'homme est absent d'auprès de nous, croyez-vous que nous nous sentions seules ? et que nous n'épanchions plus nos parfums qu'à regret, s'il n'est plus là pour les respirer? C'est bouffon. Sachez que, dès qu'il quitte le jardin où nous nous épanouissons en paix et sans souci de lui, nous disons : ouf ! La nature se passe de lui sans peine, n'en doutez pas. Que dis-je ? Chaque fois qu'il intervient et du plus loin que nous le prévoyons apparaître, nous, fleurs, commençons de trembler: il nous cueille. C'est le plus grand saccageur et gâcheur qui se puisse imaginer. Oh ! je sais bien qu'il professe un culte pour Flore et Pomone; mais même en ses jardins ou ses vergers, sous prétexte de sélection, il contrarie nos simples amours, change en pétales nos étamines, ce qui est extrêmement gênant pour nous (5). Et si encore il ne s'agissait que de jardins ! Mais partout où il passe, il dévaste. Il ne construit qu'en détruisant.
— Oui, je sais bien, lui dis-je, je ne sais que trop qu'il respecte fort peu la nature. Il l'exploite, et, ce faisant, sacrifie, le plus souvent à tort et à travers, au nom du progrès, ce qui fait le charme de cette
terre et son plus naturel attrait. J'accorde cela. Aussi bien, conscients du danger, sachez que nous avons créé une Société de protection des beaux paysages.
— Aimable prévenance, dit la fleur.
— Mais la question profonde n'est pas là, repris-je. Ne comprenez-vous pas que la beauté, sans l'homme pour la percevoir, ne serait pas. Votre parfum n'est suave, ne le devient, que dans notre
narine, laquelle fait délices de simples corpuscules épars. L'émail de vos corolles ne se colore, ne devient couleur ravissante que grâce à notre œil; et ces rapports de lignes, de vibrations, ont besoinde notre cerveau pour s'informer en harmonie. Que serait le chant des ruisseaux sans une oreille pour l'entendre ? Que serait Dieu même, sans adorateurs (6) ?

Pour les vers de Baudelaire que vous citiez, fleur, je consens à y voir une sorte de substitution poétique, d'engagement humain vis-à-vis de la nature, sinon indifférente ; ainsi que fit Virgile parlant des « amica silentia lunae » (7). Ces silences ne sont, ne sauraient être amicaux que par rapport à l'homme...

Elle voulut avoir le dernier mot :

— Bref, l'homme ici et partout nécessaire; admettons. Quant à ce brevet de grand instigateur d'harmonie que vous m'invitez... à lui décerner, j'attends qu'il commence d'abord par le mériter un peu plus.


Notes :
1 [De ce texte demeuré apparemment inédit, le manuscrit occupe trois pages d'un petit cahier d'écolier (appartenant à une collection particulière), où Gide rédigea son avant-propos pour le premier numéro de l'hebdomadaire Terre des hommes (29 septembre 1945 ; texte repris dans Préfaces, Neuchâtel-Paris, Ides et Calendes, 1948, pp. 123-128) et le début de son adaptation
cinématographique de la Symphonie pastorale ; on y trouve également quelques notes qu'il paraît avoir utilisées dans sa lettre du 16 octobre 1945 au Prof. Mischa H. Fayer (publiée par celui-ci en tête de sa thèse Gide, Freedom and Dostoïevski). Ce bref dialogue a donc, très vraisemblablement, été écrit au début d'octobre 1945.]
2 [Cette première phrase remplace les lignes suivantes qui ont été biffées : Puisqu'on a souvent parlé du « langage des fleurs », peut-être ne trouvera-t-on pas trop saugrenue la liberté que je prends d'engager dialogue avec l'une d'elles, lui prêtant d'abord ces paroles.]
3 [Biffé : que vous goûtez le plus aujourd'hui.]
4 [Ce tercet final du Guignon (les Fleurs du Mal, X) est en effet traduit de la quatorzième strophe de l'EIegy written in a country church-yard :
Full many a flower is born to blush unseen,
And waste its sweetness in the desert air.
Gide n'avait sans doute pas lu la thèse d'Arthur S. Patterson (l'Influence d'Edgar Poe sur Charles Baudelaire, Grenoble, Allier frères, 1903), qui décela le premier cet emprunt; mais nombre d'éditions annotées de Baudelaire signalent ce détail.]
5 [Ne pourrait-on voir ici comme un lointain écho de «la Querelle du Peuplier»?...]
6 [Peut-être est-ce là la phrase la plus importante, la phrase «motrice» de ce petit dialogue, qu'elle situe dans la suite de « Dieu fils de l'Homme» (v. les Deux interviews imaginaires dans Feuillets d'Automne, Paris, Mercure de France, 1959, pp. 247-259).]
7 [Enéide II,255. C'est per amica silentia lunae que la flotte grecque regagne Ténédos, après avoir laissé le cheval sur le rivage de Troie...]"

(André Gide, Homme et fleur,
annoté par Claude Martin,
Études littéraires, vol. 2, n° 3, 1969, p. 347-354)

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