En 1969 la revue Études littéraires, volume 2, numéro 3 présente dans sa rubrique « Documents » deux textes inédits d'André Gide : Homme et fleur, dialogue d'écologie raisonnée avant l'heure, et Mon amitié pour Jean Giono. Roland Bourneuf présente (dans la première note) et annote ce second texte. Les Cahiers de la Petite Dame, parus en 1975, témoignent de l'effervescence fin septembre 1939 autour de Giono et éclairent un peu plus l'origine de ce petit texte :
« … les esprits s'échauffent autour du cas Giono. Il a été arrêté pour propos défaitistes, lit-on dans les journaux. Lucien Jacques, son meilleur ami, écrit à Gide pour lui dire qu'au nom de la liberté de pensée, il souhaite que les écrivains protestent. Gide a d'abord envie de lui répondre : « Si j'admire Giono comme homme, c'est précisément en raison du danger qu'il y avait à prendre la position qu'il a prise et n'est-ce pas diminuer son action morale que de protester contre son emprisonnement ? » Tandis qu'il réfléchit à cela et que nous en parlons, un jeune admirateur de Giono écrit à Gide, de Lyon, que Giono est incarcéré au fort Saint-Nicolas à Marseille. Pierre toujours avisé fait remarquer que Giono est donc uniquement sous l'autorité militaire dont les jugements sommaires sont toujours à redouter. Ceci change un peu le point de vue, et finalement Gide, qui ignore, au fond, tout des circonstances de l'arrestation de Giono, décide de télégraphier à Lucien Jacques, qui habite la région, qu'il souhaite le rencontrer. » (Maria van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.3, p.156)
La rencontre entre Gide et Lucien Jacques a lieu le 2 octobre :
« Le 2 au matin, Lucien Jacques, conduit en auto par un jeune ami, arrive aux Audides, et tout de suite Catherine va avertir Gide, à la Messuguière. Lucien Jacques, qui d'emblée attire la sympathie, la confiance, semble un être toute bonté, tout sentiment, sans beaucoup d'ossature. Ce qu'il raconte est des plus vagues et on n'est pas vraiment renseigné comme on le voudrait bien. Dans ses récits par petites touches, sans ordre, sans accent, on a beaucoup de mal à démêler ce qui est arrivé exactement, et il donne l'impression que tout ce petit groupe du Contadour réuni autour de Giono, semble avoir été pris d'un grand affolement au moment de la déclaration de guerre : l'un s'est sauvé en Suisse en volant le passeport de Jacques, un autre s'est fait réformer pour folie. Giono paraît ne s'être pas rendu compte (je cite les curieuses paroles de Jacques) que le fait de ne pas obéir à l'ordre de mobilisation faisait de vous un déserteur dont on confisque tous les biens ! Bref, il semble bien s'être simplement laissé mobiliser et avoir occupé durant quelques jours un poste de secrétariat (j'ai oublié où). Puis il aurait été arrêté comme militaire (d'où la forteresse) considéré responsable de tracts violents contre la guerre, lancés au moment la mobilisation ; on est venu fouiller la maison de Giono, avec grande bienveillance, affirme Jacques, on a mis la main sur la correspondance de Giono avec ses éditeurs allemands, où il semble bien qu'il n'y ait rien de compromettant, car, nous apprend Jacques, la correspondance de Giono, au moment où il fut pressenti au sujet d'une possibilité de rencontre avec Hitler, a été soigneusement cachée. En réalité Jacques ne souhaite qu'une chose, c'est que des écrivains marquants s'entendent pour faire comprendre au gouvernement la grande considération en laquelle ils tiennent Giono afin qu'il soit traité avec les égards qui lui sont dus. Ceci n'est ni excessif, ni compromettant, et peut s'admettre, quoi qu'on pense de l'attitude de Giono. Et Gide promet d'agir dans ce sens. »(Ibid. pp. 156-157)
Gide écrit dès le lendemain à Daladier, Mauriac et à Mme Giono. Le 23 octobre, la Petite Dame retrouve Gide après une vingtaine de jours de séparation :
« Le dimanche matin, devant Pierre et moi, il sort un paquet de lettres de sa poche qu'il commente : il a reçu une réponse de Daladier — une réponse sèche : Vous pouvez être assuré que Giono sera traité avec les égards dus à un écrivain — après laquelle il n'y a plus lieu d'insister. Une lettre de remerciements de Mme Giono qui espère qu'on va faire l'impossible pour tirer son mari de cet enfer. Pour continuer l'affaire Giono, que je dise encore que le courrier du matin lui a apporté à Cabris une lettre d'Yves Farge, un autre ami de Giono, qui donne un son tout différent de celui que nous avait fait entendre Lucien Jacques, et qui naturellement modifie notre jugement ou plutôt le laisse plus que jamais suspendu. Cette lettre, qui nous apprend que Giono est privé de lire, d'écrire, de recevoir des lettres (nous sommes loin des « égards dus à un écrivain »!), ajoute : « Évidemment s'il y mettait du lien, s'il consentait à se faire réformer, il serait plus facile de l'aider... », ce qui rend à Giono tout le courage qu'on était en droit de lui supposer. Du moins est-il pourvu d'un bon avocat, mais on semble faire traîner sa cause à plaisir. » (Ibid. p. 159)
Le 23 novembre la Petite Dame note enfin la libération de Giono : « Ce matin, Pierre avait reçu un mot de Lucien Jacques lui annonçant la libération et la démobilisation définitive de Giono. On ne peut se défendre de se demander : à quel prix tout ça ? » (Ibid. p. 161) Au prix entre autres de cet article de Gide :
« TEXTES INEDITS*
andré gide
[MON AMITIÉ POUR JEAN GIONO...](1)
Mon amitié pour Jean Giono ne date pas d'hier. Si je suis demeuré assez longtemps sans le connaître, je me pique d'avoir été requis par lui dès ses débuts, d'avoir été l'un des premiers écouteurs de ses premiers écrits. Je me souviens d'une soirée de Pontigny où je donnai lecture, devant quelques attentifs rassemblés, des plus marquantes pages de Colline qui venait de paraître en revue. Il y avait là bien plus et bien mieux qu'un simple don verbal: une vigueur, un relief surprenant, une joie contagieuse, une sûreté de touche, de dessin, une originalité saisissante et cette sorte d'étrangeté naturelle qui toujours accompagne fa sincérité lorsqu'elle échappe aux ornières de la convention, étonne d'abord, puis bientôt triomphe de la résistance. Le petit public, autour de cette lecture, fut conquis, je crois; ainsi se formaient ces noyaux d'admirateurs qui, par la suite, sans cesse grossissant, devaient (2) entretenir autour de Giono une curiosité et une admiration contagieuse.
Je me souviens, de retour à Paris lorsque, retrouvant Adrienne Monnier, toujours à l'affût des manifestations d'art les plus neuves, je la vis tout exaltée elle aussi par la découverte, qu'elle avait faite de son côté, de ces pages si étrangement savoureuses, si puissantes et qu'elle prenait plaisir à faire connaître autour d'elfe.
Je me souviens aussi de ma première rencontre avec Giono. Entretemps Un de Baumugnes avait paru, justifiant tous les espoirs, ajoutant encore à Colline un sens et une conscience de l'humanité à la fois poétique et grave, une composition quasi musicale impliquant à fa fois lyrisme, science, intelligence et, épars à travers tout le livre, comme une aération embaumée, je ne sais quel frémissement panique, quelque chose d'éperdu, de sanglotant, de divin. Je venais à Manosque où Giono n'était encore qu'un petit employé de banque, mais où déjà quelques amis avaient pris conscience de sa valeur. Comme Jean n'était pas rentré, je fus d'abord reçu par sa mère. Quel accueil cordial et simple! Elle eut plaisir et quelque légitime orgueil à me montrer la petite bibliothèque de son fils. Il n'y avait là,(3) dans ce temps, que les quelques livres dont il s'était d'abord nourri. J'admirais la sûreté de ce choix. Jean vint enfin et le contact aussitôt s'établit. Avec lui l'on se sentait de plein pied (4); pas besoin de feindre; on s'entendait à demi-mot, par le cœur autant que par l'esprit, tous deux surpris, ravis de sentir s'affirmer, une relation fraternelle.(5)
Je me souviens aussi de ce voyage que nous fîmes ensemble de Paris à Marseille. Nous nous étions inopinément retrouvés sur le quai de fa gare. Nous ne dormîmes (6) pas beaucoup cette nuit-là. Avec quelle joie je découvrais en Giono une noblesse, une dignité qui me forçaient de l'estimer bien davantage. Décidément il fallait compter avec lui.
Depuis, nous avons vécu l'un et l'autre, nourri de grands espoirs, traversé des épreuves, goûté d'amères déconvenues. Je l'ai revu, toujours le même, mais donnant le pas de plus en plus volontiers
et de moins en moins prudemment aux tendances les plus généreuses de sa nature, (avec une sorte de confiance, poétique et comme enfantine, que le meilleur) finira par triompher du pire,(7) et l'amour de la haine, et le naturel des complications de l'esprit. Cette confiance devait l'entraîner bien loin.
Si vive que soit mon amitié pour Giono, je n'ai pu toujours le suivre ni l'approuver. Sa confiance, son assurance me paraissaient ne plus assez tenir compte des plus dures réalités. On le lui fit bien voir.
Le grand succès que ses livres remportaient à l'étranger et particulièrement en Allemagne l'amena un instant à espérer pouvoir jouer un rôle de conciliateur, alors que la conciliation n'était hélas déjà plus possible.(8) Je me souviens de lui avoir à ce sujet exprimé mes craintes. Il était trop intelligent pour ne pas les avoir eues de lui-même, pour n'avoir pas compris (il y a plus de deux ans de cela) le parti que l'Allemagne pourrait prétendre tirer de ses écrits dont elle se gardait de reproduire ce que précisément elle aurait dû écouter, ce qui pouvait le désarmer, l'insurger contre l'oppression militaire. Il eut alors un redressement vigoureux et donna à entendre à l'Allemagne qu'il n'admettait pas qu'on se servît de son enseignement pour des fins à l'encontre de tous ses vœux. Somme toute ce qu'il souhaite est précisément ce pourquoi la France se bat aujourd'hui. Son erreur est, ou fut, de croire qu'on pouvait l'obtenir sans combattre, cette liberté dans la joie, du moment que l'Allemagne prenait les armes pour tâcher de nous l'enlever.
Dans la prison où le voici présentement, les exemples affreux de Tchécoslovaquie, de la Pologne l'amènent-ils à comprendre que ce que nous défendons aujourd'hui de toutes nos vertus et avec le meilleur sang de nos hommes, c'est précisément ce qui lui permet d'être Giono, ce qui lui permettait, hier encore et librement de parler ?
* Madame Catherine Gide nous a aimablement autorisés à publier ces deux inédits. Nous la prions de trouver ici l'expression de notre gratitude.
1 [Le 5 mars 1929, Gide qui vient de lire Un de Baumugnes et Colline écrit une lettre enthousiaste à Giono. C'est là le début d'une correspondance qui durera au moins jusqu'en 1940, avec une fréquence particulière dans les années 1929 et 1935-1936. En 1939, fidèle aux principes qu'il a exposés deux ans plus tôt dans Refus d'obéissance et, l'été même où éclate la guerre, dans Précisions, Giono refuse de partir lors de la mobilisation générale. Il est arrêté en septembre et emprisonné par les autorités militaires. Aussitôt Gide cherche le moyen de le faire libérer et multiplie les démarches, de concert avec les amis de Giono. Il écrit à Edouard Daladier, ministre de la défense nationale, dont il reçoit une réponse évasive. Peu à peu se précise le projet de défendre
par la plume l'écrivain emprisonné, projet dont Jean Paulhan semble avoir eu l'initiative. Le texte ci-dessus (déposé à la Bibliothèque Jacques Doucet à Paris) était sans doute destiné à servir d'introduction à un ensemble de témoignages et d'études. Il occupe quatre pages dactylographiées et porte des corrections manuscrites de Gide que nous indiquerons. Sur une autre page sont inscrites, également de la main de l'auteur, trois phrases qui semblent des ébauches du texte. Il date probablement du début de novembre 1939. La libération de Giono au cours du même mois a, semble-t-il, devancé et rendu inutile sa publication. Le 19 novembre, Giono remercie chaleureusement son intercesseur et, dès lors, offrira à maintes reprises son aide à Gide en qui il ne cessera de voir à la fois un ami sûr et un «secours spirituel». En 1951, à la mort de Gide, Giono lui consacrera un très bel hommage dans la Nouvelle Revue Française.]
2 [1re version : « ainsi devait lentement se former ce noyau d'admirateurs qui, par la suite, sans cesse grossissant devait entretenir... »]
3 [1re version : « Il y avait là ... »]
4 (Sic).
5 [Comparer cette version de la rencontre des deux écrivains avec celle que Giono en a donnée dans «Lundi», la Nouvelle Revue Française, novembre 1951, pp. 207-209].
6 [1re version : « Nous ne dormions »].
7 [1re version : «...de plus en plus volontiers aux tendances les plus généreuses de sa nature, avec une sorte de confiance, poétique et comme enfantine, que le meilleur}}; correction manuscrite également biffée: «fidèle à sa mission et résolu Jusqu'à l'imprudence; ces lignes terminent la page 2 du texte; au-dessous figure l'indication manuscrite: «terminer par une ligne de points . . . André Gide »].
8 [Allusion probable à l'affaire du jury franco-allemand dont Giono parle dans ses lettres à Gide. En 1934, Giono avait accepté de participer à un «jury pour le rapprochement franco-allemand», mais il avait vite compris, à la publicité faite à son geste en Allemagne, que toute l'affaire ne visait que des fins de propagande nationaliste. Giono, aussitôt, envoya sa démission au jury et une note aux journaux français]. »
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