mercredi 1 septembre 2010

Mémoires barbares, de Jules Roy

"Me suis laissé retenir à dîner, hier soir, par Jean Amrouche,
après une belle partie d'échecs. Son ami Jules Roy,
le très sympathique aviateur, venu de Sétif, nous invitait."
(André Gide, Journal, 9 octobre 1942)


Les Mémoires barbares de Jules Roy (Albin Michel, 1989) offrent sur Gide une documentation certes maigre mais précieuse par son évocation du climat de ces années passées en Afrique du Nord pendant la seconde guerre mondiale* – et du paysage des lettres qui allait en sortir à la Libération et après. Climat mental du « drame que nos consciences de soldats allaient traverser », pour citer Roy; paysage semé d'embûches et d'espoirs.

Gide a quitté la France le 4 mai 1942 et habite Sidi Bou-Saïd puis Tunis chez les Théo Reymond, dont le fils François (le terrible « Victor » du Journal) écrira dix ans plus tard le scandaleux Envers du « Journal » de Gide. Jules Roy, ancien séminariste devenu aviateur et jeune écrivain, poète, admirateur des Nourritures le rencontre à Pâques :

« Pendant des vacances que Mutin m'avait accordées, je réussis avec mon escadrille une échappée vers les oasis sahariennes et vers Tunis. Depuis que Guibert avait gagné le Portugal en quête du génie de Pessoa alors inconnu, Tunis, c'était Amrouche. Il incarnait pour moi la poésie, la littérature, l'amitié. Fuyant la France et le froid, Gide venait de débarquer et vivait une lune de miel à Sidi bou-Saïd. Amrouche veillait sur lui comme un garde du corps. Ce jour-là, je fus invité à partager leur déjeuner. D'un verbe sévère très articulé, Gide me réprimanda : j'usais trop de savon en me lavant les mains. En Afrique du Nord, nous n'en étions pas à ces restrictions. Je n'ouvris plus le bec, j'écoutais religieusement le dialogue sur Œdipe du maître et d'Amrouche, qui allait devenir plus tard son interviewer à la radio. Gide, c'était le dalaï-lama. Il en avait le crâne lisse et le mystère. Il m'effraya. Je n'osai même pas lui parler de Blida la petite rose. » (Jules Roy, Mémoires Barbares, p.198)

Amrouche, l'intermédiaire de cette rencontre, nourrit déjà de grands projets :

« Un soir, dans les jardins du Bou Djeloud, se laissant aller devant nous à des vues lointaines, Amrouche annonça sur un ton solennel que la guerre passerait et qu'en même temps changerait le visage de la littérature. Il dévoila des ambitions que Gide ne décourageait pas : la NRF compromise avec les Allemands, Gide ne refuserait pas d'entrer dans le comité de rédaction d'une autre revue qui naîtrait de la victoire. » (Ibid. p.199)

« Au contact de Gide, Amrouche devint soudainement gaulliste » note Roy, alors que pour Anne Heurgon-Desjardins qui va héberger Gide à Alger, ce dernier est « converti » par Amrouche, contre Saint-Exupéry avec ses plaisanteries contre de Gaulle et les services américains qui veulent le tenir éloigné :

« Durant leur séjour commun en Algérie, je me suis souvent attristée de l'éloignement croissant de Gide pour lui, en comparaison de l'influence prépondérante que Jean Amrouche exerçait sur sa pensée. A la suite ce dernier, Gide se croyait ou se voulait gaulliste; aussi, les boutades souvent très spirituelles de Saint-Exupéry contre le général ne l'amusaient pas. »**

Après Tunis, Gide est à Alger depuis le 27 mai 1943 et loge donc chez les Heurgon. Le 25 juin se situe l'épisode du dîner avec le général de Gaulle relaté par Gide dans le Journal. Une rencontre qui ne réussit pas à se réchauffer. Mais Gide conclut : « Il est certainement appelé à jouer un grand rôle et semble « à hauteur ». Nulle emphase chez lui, nulle infatuation; mais une sorte de conviction profonde qui impose la confiance. Je ne ferai pas de difficulté pour raccrocher à lui mes espoirs. » (Gide, Journal, 26 juin 1943)

En cet été 43, les numéros de la NRF de 1942 arrivent enfin à Alger. Suite à l'entrevue avec de Gaulle, Gide a pris la direction de la revue l'Arche, en réalité menée par Amrouche et Camus. Il règne dans la ville une effervescence du monde des lettres :

« A Alger, toute l'intelligentsia se pressait dans les brasseries à la mode. Edgar Faure parlait beaucoup, sa femme Lucie recrutait pour sa revue la Nef ; Charlot publiait, non sans risque parfois, Bernanos, Philippe Soupault, des extraits du Journal de Gide, Pierre Emmanuel, Giono, des poèmes de Garcia Lorca et de Rilke, il devenait l'éditeur en vogue et se lançait avec un talent d'équilibriste dans des valses avec des auteurs, des droits et des à-valoir qu'il ne possédait pas toujours. Amrouche se laissait battre par Gide aux échecs et flattait son vieux maître tout-puissant. » (Jules Roy, Mémoires barbares, p. 224-225)


En 1949, Amrouche remplace l'échiquier par un micro
et invente l'entretien radiophonique...



Fin 43 Gide se retire à Fès chez un autre éditeur, Jean Denoël. Mais il est rappelé à Alger d'abord par Amrouche puis par un ordre de mission : à la revue l'Arche un conflit oppose Jean Amrouche à Robert Aron, conflit qui préfigure en ce début 44 ceux que se livreront la gauche et la droite de la Résistance. Il s'envole pour le Congo pour ne pas être pris dans la tourmente.

Etrange exil dans l'exil... Puis retour à Alger fin avril où Gide achève Thésée et entre deux lectures note en capitales dans son Journal, le 6 juin 44 : « DEBARQUEMENT DES ALLIÉS EN NORMANDIE ». Il redoute et retarde son retour à Paris où les privations, l'hiver, les amis morts l'attendent. Où l'épuration bat son plein. Les vieilles rancunes des communistes depuis le Retour de l'URSS sont tenaces... Gide ne répond pas aux attaques d'Aragon, laisse ses amis monter au créneau, reste à Alger.

Camus, Amrouche et Roy sont à Paris :

« J'allais à l'adresse que m'avait indiquée Amrouche, rue Boissy d'Anglas. Ils étaient tous là, chez Henri Noguères qui les avait recueillis : lui, Jean El Mouhouv, chaleureux, irrésistible, assuré de tout, dirigeant tout, tellement soucieux des autres que leur bonheur dépendait du sien ; Charlot déjà adapté à Paris, tellement prudent. Un siècle avait passé, j'avais survécu, Amrouche préparait le retour de Gide, Charlot avait trouvé rue de Verneuil un local pour les éditions et habitait hôtel de la Petit-Chaise, à Sèvres-Babylone. Ils étaient ma vraie famille, il ne manquait que Guibert. Il arrivait du Portugal me dit-on. Ensemble, nous allions conquérir Paris. Pourquoi pas ? Staro et Martha y étaient déjà, comme Labarthe, mais avec de l'argent. « Ce sera dur, dit Amrouche, mais on y arrivera... » Charlot dit que Bosco avait écrit un roman superbe. « Camus nous aidera », ajouta-t-il. « L'Algérie, dit Amrouche avec un geste lointain. Pour le moment c'est ici que ça se passe. Avec de Gaulle. » » (Ibid., p. 274)

Le pari d'Amrouche est risqué :

« La Libération allait provoquer des règlements de comptes : Gallimard tiendrait mais la NRF semblait en danger. Amrouche allait employer contre elle le bélier Gide qui allait rentrer d'Alger dès que le terrain serait déminé, puis une machine infernale ferait tout sauter. Doyon connaissait bien Paulhan, encore plus éminence grise et directeur de conscience des lettres français-es depuis le rôle qu'il avait joué dans la Résistance. Il mit Amrouche en garde : Paulhan avait plus d'un tour dans son sac et Amrouche, encore inexpérimenté dans la jungle parisienne, avait trop besoin d'argent pour mener combat contre de telles puissances. Chariot en était conscient et usait de modération : Camus représentait à la fois protection et danger. Il dirigeait encore aux éditions Chariot une collection « Poésie et théâtre », mais comment pouvait-il l'animer, pris désormais par tant d'obligations chez Gallimard et à Combat ? D'après Doyon qui ne manquait pas de bon sens quand il s'agissait des autres, Camus ne laisserait pas Amrouche, nouveau venu en tout avec un appétit qui effrayait, démolir la NRF où brillait l'intelligentsia.
Mon admiration débordante pour Camus fut, pour Amrouche, un désenchantement. Aussitôt nos relations en furent altérées. Chariot avait un programme d'éditeur ambitieux, il avait avec lui une solide équipe de compagnons. Amrouche se mit de lui-même à la tête de tout et les jours suivirent leur cours. » (Ibid. p. 297)

Ce n'est que le 6 mai 1945 que Gide rentre en France :

« Gide rentra d'Alger par un transport militaire. Amrouche m'avait demandé d'intervenir. Le chef d'état-major me confia sa voiture, son chauffeur et un mot d'hommage pour l'illustre écrivain. Amrouche et moi allâmes l'attendre à Orly et le déposâmes rue Vaneau. Amrouche porta ses valises jusqu'au cinquième où toute la tribu attendait. Je n'osais pas m'imposer, je m'en fus. » (Ibid. p.299)

Roy choisit Camus, et la NRF où il faut « faire antichambre » pour voir l'auteur de L'étranger. Il prend ses distances avec Amrouche qui lui a rompu avec Camus :

« Les affaires de Charlot ne résistèrent pas au succès. Faute d'une solide réserve de financement, faute d'assurances, malmené par ses rivaux, en butte à la férocité et à la jalousie des vieilles maisons, il sombra. L'Arche s'était déjà écroulée et Paulhan avait ramené Gide au bercail. Parmi les décombres, Amrouche essaya un temps de résister farouchement. Avec lui, je n'arrêtais pas de me fâcher sur des paroles définitives, et de me réconcilier avec des embrassades et des larmes. Camus avait rompu avec lui. Un soir, à un couscous avec Koestler, Amrouche rappela que l'auteur de la Lie de la terre avait appartenu au parti communiste. Camus blêmit. Lui aussi s'était inscrit deux ans au parti communiste algérien et ne supportait pas qu'on le lui rappelât, en quelque sorte. Comme Amrouche insistait lourdement, Camus le pria de se taire, puis ne lui adressa plus la parole et le quitta sans lui serrer la main. Camus ne pardonnait pas. Ils ne se réconcilièrent jamais. » (Ibid., p.319)

Aussi le jour de la mort de Gide, Jules Roy préfère éviter Amrouche :

« Gide mourut. Pour moi, ce qui restait de lui, c'était l'homme de courage, sauf au moment de Pétain. Là, il s'était gouré comme nous tous, ou presque. Après, il avait été reçu à Alger à la Villa des glycines, et il avait osé demander à de Gaulle : « Quand avez-vous décidé de désobéir ?... » De Gaulle avait répondu par un geste vague. Question naïve. Je fus le premier à signer sur le registre de la rue Vaneau, mais je n'osai pas monter, à cause d'Amrouche peut-être. » (Ibid. p.345)


Mémoire barbares, Jules Roy
Albin Michel, Paris, 1989


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* Sur Gide pendant la guerre de 39-45 voir l'excellent André Gide and the second World War : a novelist's occupation de Jocelyn Van Tuyl (State University of New York Press, 2006). Voir aussi les articles de et sur Gide de ces années dans les Gidian Archives.

** Les Heurgon hébergent Gide à Alger pendant 18 mois. Anne Heurgon-Desjardin, la fille du fondateur des Décades de Pontigny Paul Desjardins, donnera des souvenirs de cette cohabitation en introduction aux Entretiens sur André Gide de 1964 à Cerisy publiés en 1967 par Mouton & Co, Paris-La Haye. Un témoignage à la fois très hagiographique pour ce qui concerne Gide et cette « cohabitation » qu'on imagine moins idyllique qu'il ne lui en souvient et très critique sur ce qu'elle nomme « le Vaneau », la Petite Dame, Herbart...


3 commentaires:

Lucien Jude a dit…

Très intéressant, je ne me doutais pas que la Libération avait fait naître tant de querelles dans le milieu littéraire, sauf évidemment le règlement de comptes avec les écrivains collabos. Et la question de Gide à de Gaulle ne manque pas de piquant !

Anonyme a dit…

Il semble qu'il y ait une petite erreur de prénom: la querelle au sein de la revue l'Arche oppose J.Amrouche à Robert Aron ( et non Raymond Aron ). A bon entendeur salut !

Fabrice a dit…

Vous avez bien entendu raison. La correction est apportée. Merci pour cette attentive lecture !