On n'en finit pas de découvrir la modernité de Gide... C'était au tour de Gérard Guégan dans Sud-Ouest dimanche dernier. L'écrivain qui, comme moi, place Paludes très haut, fait toutefois retarder la modernité de Paludes de 25 ans puisque le livre n'a pas paru en 1920 mais en 1895... Tout comme le Prométhée date de 1899 et non de 1925.
1920 est l'année d'une nouvelle parution de Paludes qui en effet toucha une nouvelle génération, au sortir d'une autre guerre. Ces petites erreurs de chronologie me donnent l'occasion de revenir sur deux critiques de Paludes parues à 26 ans d'intervalle, d'une édition à l'autre :
En juillet 1895, c'est Camille Mauclair qui traite de Paludes dans le Mercure de France :
"J'aime Paludes, parce que c'est le livre d'un homme qui en a assez et qu'on y voit exprimées avec une intensité et une émotion admirablement sincères quelques-unes des raisons nerveuses, quelques-uns des désenchantements intellectuels et sentimentaux qui font que nous en avons assez. M. André Gide ne s'est pas déréglé jusqu'à crier cela sur les toits, et à prendre à partie toute la terre pour lui imputer le grief de son pessimisme : il dit cela tout doucement et presque en souriant. Il dit comme une chose de tous les jours le navrement du "tous les jours", et je crois bien que depuis Laforgue personne n'avait eu cette façon exquisément désespérée et paisiblement prête aux larmes de trahir sa lassitude de l'ordinaire et du prévu. Par son style, que l'on sait le plus souple et le plus simplement artiste chez M Gide, par sa composition adroite et d'un laisser-aller inusité et savant, par la spéciosité de ses épisodes, de son sujet même, Paludes est un livre d'exception : on n'en voit pas d'analogues, et l'on ne s occupe guère d'écrire pour en produire de semblables. Et pourtant Paludes est un livre qui concerne notre pensée et notre préoccupation constante. Il touche à ce qui nous fait souffrir. C'est l'histoire de l’homme couché : il ne se dérange pas, il regarde autour de lui, il se distrait de petites choses toujours pareilles. C'est Narcisse sans miroir. Il a un petit domaine qui ne lui plaît pas, et il n'en sort pourtant point. Il aime mieux s’y accommoder, et se figurer qu'il se l'est accommodé, il ne s'en va pas et il ne sait même pas pourquoi. Il est là, il y reste machinalement. C'est l'homme ordinaire, celui dont Emerson a tenté de nous montrer la consolante grandeur immanente. C'est l'homme du laisser faire, de l'accepté, de l’installé : c'est nous tous, dans notre profession et notre vie quotidienne. Et le désir de la Chimère de la Tentation, "des parfums nouveaux, des fleurs plus grandes, des plaisirs inéprouvés", ne tente personne de ceux à qui l'écrivain confie l'idée de Paludes. A quoi sert ce livre ? Nous acceptons tout ce dont vous voulez vous plaindre, lui disent-ils. Et puis d'abord, qu'est ce que vous voulez ? — Et de fait, il ne veut rien qu'autre chose, et tout l'autre chose que les autres lui proposent le laisserait insatisfait. Eux s'en contentent, et s'en fabriquent le bonheur coutumier : lui, non. Il a l'air compliqué et gobe-la-lune auprès d'eux et pourtant c'est le simple qu'il voudrait. Il ne sait pas…
"Des héros ! des héros ! et que tout le reste fût des levers de rideau !" s'écrie douloureusement Laforgue. Et il ne parle pas davantage. M André Gide aussi est l'homme qui voit tout en levers de rideau, en bagatelles, en corvées ennuyeuses, en amis trop connus, et qui ne voudrait pas user sa vie sans voir le héros au moins, s'il ne peut l'être. Mais il se tait comme Laforgue. Il regarde en soi même et ne dit plus rien. Il contemple les autres gesticuler. Il est presque humilié de leur gesticulation qui ne le contente point. Il est lui aussi l'homme couché : et nous le sommes tous, et le héros n’apparaît pas, et tout est identique…
J’aime Paludes comme tout ce qu'écrit M. André Gide, parce que cela vient d'une âme extrêmement fine, hautaine et souffrante, et qu'il y a éparses dans ses livres quelques unes des choses du cœur que nous aurions tous voulu dire aux grandes minutes passionnées de notre vie. C'est le caractère spécialement prenant de son œuvre, qu'elle naît du dedans, intensément. C'est très difficile, littérairement parlant, d'imaginer, de construire et d'écrire ce petit livre apologique, et il est fait avec un charme et une légèreté que peu d’entre nous ont connus. Mais on ne s'en aperçoit même pas, tant on va d’un bout à l'autre avec l'impression qu'il faut ici s'occuper non d'un talent, mais d'une âme. Je ne sais rien qui soit plus attachant que ce caractère : c'est ce que je me figure par le mot simplicité. Avec sa nervosité, ses violences, ses lassitudes, son ennui et son ironie, Paludes est un livre qui dit simplement des choses simples, les choses de l'ordinaire qui sont notre chagrin permanent, les choses quotidiennes qui font mal..."
En juillet 1921, Valery Larbaud se charge de l'annonce de la ré-édition dans la NRF :
"Cette nouvelle édition de Paludes va permettre au grand nombre de lecteurs qu'André Gide s'est acquis depuis la publication de La Porte étroite, de faire connaissance avec la plus importante de ses œuvres antérieures aux Nourritures terrestres.
Nous venons de la relire, — dans notre vieil exemplaire du Mercure de France, — après vingt années écoulées et avec "toute cette cynique et sombre connaissance de ce qui arrive et de ce qui doit arriver, avec toute l'expérience et toute la méfiance, et toutes les désillusions amassées" au cours de ces vingt années : une sévère épreuve à faire subir à un livre écrit il y a vingt-cinq ou vingt-six ans, et par un jeune homme.
Eh bien, notre toute première impression a été que, d'abord, pour être daté de 1896, Paludes ne date guère (et pourtant Dieu sait dans quelle espèce de charabia prétentieux il était de mode d'écrire alors, et de quels dangereux exemples Gide était entouré !) — et ensuite que, pour être l'ouvrage d'un homme de moins de vingt-cinq ans, il témoigne d'une remarquable maturité d'esprit. Même, nous avons eu le sentiment que, lors de notre première lecture (vers l'époque de notre majorité légale), un certain nombre de choses avaient dû, faute de maturité chez nous, échapper à notre attention ; par exemple, des passages comme celui-ci : "Hubert n'a rien compris à Paludes ; il ne peut se persuader qu'un auteur n'écrive pas pour distraire, dès qu'il n'écrit plus pour renseigner. Tityre l'ennuie ; il ne comprend pas un état qui n'est pas un état social ; il s'en croit loin parce qu'il s'agite." Les observations d'ordre général contenues mais non directement exprimées dans ces phrases se suivaient de trop près pour que nous eussions le temps de nous y arrêter. Et pourtant, nous savions déjà si bien que la poésie n'a pour fonction ni de renseigner ni de distraire, et nos pensées ordinaires planaient, alors, à tant de lieues au-dessus de tout état social ! Mais c'est que la vie ne nous avait pas encore appris à découvrir dans les livres ces formules algébriques où les moralistes ont su la condenser : nous ne suivions plus. Mais à quoi bon essayer de retrouver l'état d'esprit dans lequel nous étions, nous les jeunes contemporains d'André Gide, à l'époque où nous avons lu pour la première fois Paludes ? Qu'il nous suffise de dire tout de suite que cette seconde lecture, plus attentive, plus reposée, plus critique, nous a été encore plus agréable et même, oui, plus profitable que la première.
C'est un livre charmant. Pour la désinvolture, l'aisance distinguée, l'élégance dans le laisser-aller, je ne trouve à lui comparer — parmi ses contemporains — que les livres de Jean de Tinan, et pour la vivacité et le bonheur du dialogue, que ceux de Mme Colette. Tout y marche si allègrement qu'on ne cesse guère de sourire, et parfois même on ne peut s'empêcher de rire tout haut, comme à ce passage, d'une absurdité exquise :
"Tu me rappelles ceux qui traduisent : "Numero Deus impare gaudet", par : Le numéro Deux se réjouit d'être impair, et qui trouvent qu'il a bien raison. Or s'il était vrai que l'imparité porte en elle quelque essence de bonheur, — je dis de liberté — on devrait dire au nombre Deux : mais, pauvre ami, vous ne l'êtes pas, impair ; pour vous satisfaire de l'être, tâchez au moins de le devenir."
A ces qualités s'ajoute une espèce de malice, ou de taquinerie, à laquelle André Gide ne devait jamais complètement renoncer dans la suite, et qui est une des caractéristiques de son style. Cette malice, plus abondante ou plus visible dans Paludes que dans aucun autre livre de Gide, se manifeste tantôt par la recherche, pour le plaisir de les franchir, des obstacles que présente la syntaxe, tantôt par une manière aisée et naturelle d'être difficile et de paraître artificiel, tantôt enfin par des caprices déroutants, comme celui qui l'a fait placer tout à la fin de son livre, en post-face, ce qui en est réellement l'argument, la préface et l'explication :
"Il fallait, resongeant de là-bas à Paris, à cette agitation sur place, à cette localisation du bonheur, à cette myopie des fenêtres, à ces contrôles du plaisir, à cette interception du soleil..., il fallait certes que lui-même [l'auteur] en fût loin et depuis longtemps, pour songer même à en sourire...
... Il trouva du même coup ridicule également le contrôlé, le contrôleur, celui qui veut lever les contrôles, et celui qui ne sait pas y échapper."
Tel est en effet le "sujet" de Paludes, qui est, bien plutôt qu'un roman, une comédie morale, et dont la donnée initiale, la situation, est beaucoup plus près du théâtre que de toute autre forme littéraire. Paludes est l'histoire d'un monsieur qui est en train d'écrire un livre intitulé Paludes, et qui en parle à tout le monde, et qui le soumet, à mesure qu'il l'écrit ou l'imagine, au jugement de ses amis et connaissances. Or, les deux seuls ouvrages (à ma connaissance) qui ont une donnée analogue, sont The Rehearsal, et The Critic de Sheridan. Et c'est comme une comédie qu'il faut lire Paludes.
Une des surprises de notre re-lecture a été le personnage d'Angèle. Nous ne l'avions pas aussi bien discerné, la première fois. Peut-être parce que Gide s'est amusé à le dessiner, pour ainsi dire, en silhouette blanche sur un fond de hachures. Mais qu'il est bien venu ! Quelle gentille Française, quelle aimable petite femme de Paris ! Nous n'avions pas su voir, autrefois, que c'était précisément ce fait d'être quelconque qui lui donnait toute sa valeur, son caractère national et local : la grâce et l’affinement, sans plus. On comprend qu'André Gide lui ait été fidèle, et qu'il lui adresse encore de ces lettres, qu'elle lit, nous pouvons en être sûrs, comme la Serena Bruchi de W. S. Landor, "depuis le commencement jusqu'à la fin".
Nous nous demandons aujourd'hui, en 1921, comment il a pu se faire qu'un livre si amusant, parfois si drôle, et si franc de maniérisme et d'esprit de coterie, et qui contient, avec un certain nombre de personnages divertissants ou sympathiques (entre autres "notre jeune ami Tancrède") un type de jeune femme si réussi, n'ait pas donné immédiatement à André Gide, auprès du public, la situation qu'il n'a obtenue qu'après L'Immoraliste et La Porte étroite. Mais c'est là une question qui se pose et se posera toujours, à propos de beaucoup d'autres livres, tout au long de l'histoire littéraire : comment se fait-il que les ouvrages les meilleurs et les plus importants ne sont reconnus, à leur apparition, que d'une partie si restreinte du public qui lit ?
En ce qui concerne Paludes, on peut répondre : que ce livre était trop en avance sur le goût moyen de l'époque où il parut ; qu'au point de vue esthétique, il s'écartait trop définitivement du Réalisme, dont les formules étaient familières au public, et de l'école du roman psychologique encore en pleine floraison (c'était plutôt aux contes philosophiques du XVIIIe siècle qu'il fallait remonter si on voulait absolument trouver à Paludes quelque ancêtre). Mais surtout, ce livre traitait, poétiquement, de certains problèmes qui n'avaient encore commencé à préoccuper qu'un petit nombre d'esprits, et seulement parmi les très jeunes gens. Et il donnait une solution à ces problèmes. En effet, « le contrôleur, le contrôlé, celui qui veut lever les contrôles, et celui qui ne sait pas y échapper » sont également ridicules et font les frais de cette jolie comédie. Mais n'est pas ridicule celui qui échappe aux contrôles malgré lui, parce qu'il ne peut pas ne pas y échapper, parce qu'il ne peut pas faire autrement, — celui qui, dès qu'il est libre, sort de Paris parce qu'il est comme aspiré par les gares, entraîné par les grands "rapides", — celui qui échappe aux contrôles parce que c'est sa destinée, et qui, ou bien ne s'aperçoit même pas qu'il y échappe, ou bien regrette d'y échapper et s'en excuse, et pense que "c'est mal". C'est à ce dernier que va la sympathie d'André Gide, parce qu'il y a dans ce personnage un conflit dramatique qui l'intéresse, et l'intéressera toujours ; et c'est essentiellement ce qu'un jeune critique espagnol, M. Marichalar, appelait récemment "le paludisme d'André Gide". Avec ce personnage-là finit la comédie, et une autre histoire commence : celle des Nourritures terrestres."
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