samedi 10 octobre 2009

II. Gide, Paludes et Paul Bourget (Colloque Gide à la BnF)

Jean-Michel Wittmann, professeur à l'Université Paul Verlaine de Metz, avait intitulé sa communication « Quand l'écrivain remet son ouvrage sur le métier : l'exemple d'une page supprimée dans Paludes ». Deux scènes supprimées du chapitre « Le Banquet » entre 1895 et 1920 dont une qui infléchit le sens du livre.

[Il faut noter ici que ces pages à placer entre les interventions d'Evariste, le fin critique, et de Barnabé, le moraliste, où l'on ne trouve plus dans l'édition de 1920 que l'épisode du ventilateur pour littérateurs qui les séparait, ont été signalées pour la première fois par Christian Angelet dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°54 d'avril 1982.]

La première de ces scènes caviardées montre le dialogue de sourds entre le protagoniste de Paludes et « Baldakin surtout journaliste » qui, lui, écrit « Briarée ». « - Eh ! Oui. L'homme aux cents bras, reprit-il – le géant Briarée. Et savez-vous qui c'est, Briarée ? - ??? - Eh bien, Monsieur – c'est le Peuple. »

Cette opposition à Baldakin traduisait la position de Gide face à la question de la collectivité, le corps social figuré par le géant Briarée, et de l'individu, main détachée qui serait le sujet de Paludes. Mains chaudes, mains froides et main détachée dans le marais tiède de Paludes : les forces sociales vues comme un jeu énergétique énoncé par la théorie de la décadence de Paul Bourget où l'on retrouve aussi la comparaison entre l'organisme social et l'organisme vivant.

Jean-Michel Wittmann voit donc ici « une réponse à Paul Bourget, une réécriture ironique de Paul Bourget », d'autant qu'il note en 1921 chez Gide une définition de l'individualisme :

« La perfection classique implique, non point certes une suppression de l'individu (peut s'en faut que je dise : au contraire), mais la soumission de l'individu, sa subordination, et celle du mot dans la phrase, de la phrase dans la page, de la page dans l'œuvre. » (Réponse à une enquête de La Renaissance sur le classicisme, 8 janvier 1921, reprise dans Incidences, Gallimard, Paris, 1925)

Paraphrase de Paul Bourget (qui reprenait lui-même Nisard...) :

« [L’organisme social] entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s'est exagérée sous l'influence du bien-être acquis et de l'hérédité. Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littérature actuelle qui corroborent cette hypothèse et justifient cette analogie. » (Essai de psychologie contemporaine, Paris, 1883)

[Notons que là aussi Christian Angelet rapprochait ces deux citations dans une note de son Symbolisme et invention formelle dans les premiers écrits d'André Gide, Romanica Gandensia, Gent, 1982]

Ce n'est donc pas par pure conception esthétique (pas de social en art), ni parce que dans l'intervalle des 25 ans entre les deux éditions de Paludes ce débat n'était plus d'actualité que la page fut écartée. « Il était toujours d'actualité, c'est même pour son actualité qu'elle a été supprimée et parce les réponses suggérées n'étaient, elles, plus d'actualité », avance Jean-Michel Wittmann.

En 1920, les Faux Monnayeurs vont permettre à Gide de revenir sur le sujet avec la part actuelle de sa pensée (la famille comme cellule sociale, autre allusion à la théorie de la décadence). « Gide dialogue avec Bourget mais aussi avec le Gide de 1895... Il fait valoir l'intérêt supérieur du groupe puis de l'individu. « Bourget a raison, mais je n'ai pas tort » semble dire Gide. »

« Gide remet constamment son ouvrage sur le métier, débat avec les autres et avec lui-même par la référence à d'autres textes. Les réflexions sociales et morales, pour des raison d'art, ne s'expriment pas mais passent par un jeu d'allusions intertextuelles », conclut Jean-Michel Wittmann.

Alain Goulet commente alors : « Je n'avais pas pris conscience que ce passage supprimé était aussi éclairant pour le débat majeur sur l'individu et la société dont le summum se trouve dans Les Faux Monnayeurs. »


Pour la suite du compte-rendu du colloque, c'est par ici...

2 commentaires:

LJ a dit…

Merci pour cet ensemble d'articles sur le colloque. Vous résumez bien chaque intervention et particulièrement celle de M. Wittmann qui fut des plus passionnantes.

Fabrice a dit…

Merci pour ces encouragements...

Je vais éditer la troisième partie pour renvoyer vers votre résumé de la matinée.