lundi 14 décembre 2009

Journal de Robert de Saint-Jean

Les Cahiers Rouges de Grasset & Fasquelle ont réédité le mois dernier le Journal d'un journaliste de Robert de Saint-Jean. Journaliste («le meilleur de sa génération», disait de lui André Maurois), Robert de Saint-Jean travailla à Paris-Soir, au Parisien libéré puis à Paris-Match. Ecrivain, on lui doit La vraie révolution de Roosevelt, Le feu sacré, Passé pas mort, un Julien Green par lui-même dans la formidable collection du Seuil ou encore le Julien Green écrit avec Luc Estang. Julien Green, l'ami, «l'amour platonique», pendant 60 ans. Editeur, il travailla également pour Plon.

Par ses fonctions et ses amitiés, Robert de Saint-Jean a approché Briand, de Gaulle, Pétain, Churchill, Khrouchtchev, Valéry, Claudel, Mauriac, Céline, Cocteau, Malraux... Et Gide. Témoin discret, dans l'ombre, recueillant les confidences à la bonne distance qui permet la vue d'ensemble et la critique. Green disait de son journal : «Il est toujours intéressant, par quelque bout qu'on le prenne.»

La présentation de la nouvelle édition de ce Journal, paru pour la première fois en 1974 chez Grasset, souligne qu'il s'ouvre avec Cocteau («C'est la bouteille de Leyde : des étincelles à l'extrémité des pointes») et se referme (presque) avec Malraux survolant politique et littérature avec ses gestes d'oiseaux et se souvenant d'une soirée commémorant le centenaire de Gide qui était «d'un ennui à pleurer».

Le Journal d'un journaliste éclaire de la coulisse bien des scènes gidiennes, comme cette soirée de juin 1928 où Green emmène Gide dîner au Prunier-Tratkir et où ils se retrouvent au bord de la piscine du Lido devant une glace à 46 francs. Et dire que Green prétend que la glace n'a jamais tout à fait fondu entre lui et Gide... Voici tout d'abord le récit de cette soirée par Gide dans son Journal, puis celui de Green recueilli par Robert de Saint-Jean :


"12 Juin

J'ai eu grand plaisir à dîner l'autre soir avec Julien Green. C'était promis depuis longtemps. Avec une déférence vraiment charmante, et bien rare chez la nouvelle génération, il m'a fait entendre qu'il tenait à ce que je me considère comme son invité. J'ai donc dû me laisser entraîner par lui chez Prunier, avenue Victor-Hugo, moins fastueux du reste dans l'intérieur que la devanture ne me faisait craindre, qui m'avait jusqu'à ce jour effarouché. Je reste, vis-à-vis du luxe, d'une timidité quasi insurmontable, qui s'était peut-être un peu calmée, mais qui semble reprendre et s'accentuer encore avec l'âge. Je me souviens du temps où Vielé-Griffin et Jacques Blanche m'ayant donné rendez-vous pour un déjeuner au Terminus Saint-Lazare, je ne sus prendre sur moi, si invraisemblable que cela puisse paraître, d'entrer dans la salle du restaurant, mais restai à les attendre dans le hall, où ils finirent par venir me chercher après m'avoir très longtemps attendu.

Green est sans doute extraordinairement semblable à ce que j'étais à son âge. Plus soucieux encore de comprendre et de donner son assentiment, que d'affirmer sa personnalité par la résistance. J'aurais voulu pouvoir causer mieux avec lui. Il tenait à souci de me marquer sa confiance, et la mienne envers lui est très grande; mais j'ai de plus en plus de mal à m'abandonner dans une conversation. |e crains de l'avoir terriblement déçu, car je n'ai presque rien su lui dire que de banal; rien de ce qu'il était en droit d'attendre et d'espérer de moi. De plus, j'étais extrêmement fatigué; soucieux de ne pas trop le montrer.

Après nous être attardés chez Prunier, nous avons gagné l'avenue des Champs-Elysées. La nuit était belle et l'un et l'autre avions plaisir à marcher. Je lui ai proposé de l'emmener au Lido, où ni l'un ni l'autre n'avions encore jamais été. Nous n'avions pas besoin d'être en veston, parmi tant de gens en habit, pour nous sentir aussi déplacés l'un que l'autre dans ce lieu de plaisir et de luxe. Une fois attablés près de la piscine, nous avons voulu attendre l'heure du spectacle qui ne commençait que passé minuit. Eusse-je été dans un bon jour, rien n'eût été plus charmant; mais la conversation tirait en longueur. J'entendais pourtant avec grand intérêt ce qu'il me racontait de son prochain livre. Il me plaît qu'il ne sache pas trop d'avance où vont le mener ses personnages, mais je ne suis pas bien sûr qu'il ne m'ait pas dit cela précisément pour me plaire, et se souvenant de ce que je disais des miens dans mon Journal des Faux-Monnayeurs. Il a le bonheur de ne connaître point l'insomnie, se réveillant chaque matin, dit-il, exactement dans la position qu'il a prise la veille pour s'endormir. Voilà qui assure sans doute l'égalité du travail; égalité chez lui presque excessive; chaque jour, à la même heure et dans le même nombre d'heures, il écrit le même nombre de pages et de la même qualité. Sa curiosité intellectuelle et son appétit de lecture m'enchantent. Je voudrais qu'il n'eût pas gardé trop mauvais souvenir de cette soirée où il s'est montré si charmant, où je me suis montré si médiocre, où je déplore de n'avoir su mieux lui parler." (André Gide, Journal)



"9 juin 1928

Green a passé la soirée d'hier avec Gide, l'emmenant au Traktir. Gide fort embarrassé devant la carte des vins, paraît-il. Il choisit une eau minérale mais se ravise aussitôt, opte pour la bière, déclare enfin : «Je prendrai quelques gouttes de votre vin.»

Gide était venu prendre Julien chez lui, rue Cortambert, et s'était montré curieux de l'appartement. Il quitte le petit salon pour le grand, demande à son hôte où il travaille.

— Comment était-il habillé ? dis-je à Julien.

— Ample pèlerine, chapeau aux bords rabattus, une sorte de Méphisto pour agence Cook.

Il a posé à Julien la question numéro un :

— Êtes-vous sans nulle inquiétude morale et religieuse ? Quand la réponse est venue, qui parlait de difficultés, Gide a paru soulagé. Il a conté à Julien l'histoire du petit berger dont le manuscrit — Bastre étincelant — comprend des scènes de magie et de bestialité. A cet adolescent le troupeau qu'il garde dans la montagne fait figure de divinité collective ; il l'adore comme un «astre étincelant» ou plutôt, la lettre B ajoutant une touche magique, un «Bastre étincelant».

Gide apprend ensuite à Julien qu'un moine s'est adressé à lui dans son tourment comme à l'écrivain «susceptible entre tous de le secourir moralement». Cette aide a pris une autre forme plus précise. On a même imaginé une évasion du religieux et la conspiration se noue grâce à des annonces d'apparence innocente que publie la Croix. «Monsieur cherche vieille cuisinière» signifiait : «J'enverrai quelqu'un au monastère pour faciliter votre fuite.» Gide s'était engagé dans cette voie «non sans reluctance», après quatorze jours d'hésitation, parce que son correspondant menaçait de se tuer si le silence de l'écrivain se prolongeait. En conclusion, Gide s'est ouvert de la chose à Maritain.

L'entretien, commencé à sept heures et demie, s'est terminé, me dit Green, à une heure et demie du matin. Après le restaurant Gide a décidé qu'ils iraient au Lido où de nombreux baigneurs évoluent dans la piscine. Sous les arcades Gide a observé la scène avec une attention extrême.

— He looked so conspicuous1, me dit Julien.

De dix heures et demie à minuit et demi, ils ont dû avaler le spectacle : un Casanova de Maurice Rostand ! Nouvel intermède à propos du menu. Le garçon présente une carte où les glaces sont tarifées douze francs. «Que les prix ne vous arrêtent pas !» murmure Gide. Ils prennent deux glaces et le garçon dépose sur la table une note qui étonne Gide, le laisse sans voix :

— Douze francs, dit le garçon, c'est un prix qui ne marche pas le soir... Car le soir, à cause du spectacle, c'est quatre-vingt-douze francs.

— Quatre-vingt-douze francs la glace ? demande Gide dans un souffle.

— Non, les deux.

Gide a confié qu'il aime beaucoup le Voyageur sur la terre, mais il n'a pas parlé des Clefs de la mort.

— Le Voyageur, a-t-il déclaré, n'est pas loin pour moi de The turn of the screw et de Docteur Jekill and Mr Hyde.

Quant à Adrienne Mesurât, ce roman l'intéresse moins parce qu'il relève d'un genre qu'il ne prise guère, la monographie. Parlant de Mauriac — auquel il vient d'adresser dans la N.R.F. de ce mois une lettre du genre bloc enfariné — Gide dit à Julien qu'il trouve les Mains jointes manquées, et les romans de l'auteur des Mains jointes, eh bien il ne les aime pas non plus." (Robert de Saint-Jean, Journal d'un journaliste)

1. Il avait l'air si voyant.

Aucun commentaire: