lundi 15 mars 2010

Dans les coulisses d'Antoine et Cléopâtre

Dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°158 (avril 2008), Jean Claude compilait et commentait un important dossier sur Antoine et Cléopâtre. Important par le volume des lettres échangées entre Gide, Ida Rubinstein, Paul Dukas, Igor Stravinski et Léon Bakst pour l'essentiel. Important par la durée de ces échanges depuis la «commande» d'Ida Rubinstein le 5 février 1917 jusqu'aux représentations en juin 1920. Important enfin par le commentaire de Jean Claude au fil de cette chronologie.

Deux lettres brèves et significatives engagent ce processus. A la demande d'Ida Rubinstein : «Ayant le très vif désir de jouer Antoine et Cléopâtre aussitôt après la fin de la guerre, je serais heureuse que vous puissiez m'en faire une traduction», datée du 5 février, Gide répond le 7 février d'un simple : «Oui, Madame, avec ravissement, et je vous sais le plus grand gré de me choisir pour ce travail admirable, que j'ai conscience en effet de pouvoir accomplir pour votre plus grand consentement.»

C'est d'enthousiasme que Gide accepte l'aventure et se plonge dans la traduction de la pièce de Shakespeare. Dans un contexte où tout semblait pourtant contraire à ce projet. La fin de la guerre est proche, assure Ida Rubinstein, mais tout de même... Cuverville est sous la neige. Depuis mai 1916, le coup de foudre pour Marc Allégret tourmente Gide, pris aussi dans la crise religieuse qui donna Numquid et tu...? En plein dans l'écriture de Si le grain ne meurt, avril 1917 marque un tournant dans sa vie.

Le Journal et la correspondance montrent pourtant l'intérêt, le «ravissement» même, que Gide prend à cette traduction. Les lettres inédites tirées des Archives Catherine Gide données par Jean Claude le montrent aussi très soucieux du complexe échafaudage du spectacle - décors, musique, choix des acteurs, conditions financières, termes du contrat. Et en janvier 1918 la traduction est achevée.

Il faudra encore deux ans pour que le spectacle prenne forme. Janvier 1920 : Gide suit le travail du décorateur Jacques Drésa, du costumier Jean-Philippe Worth. En février il découvre la musique composée par Florent Schmitt. En mai, enfin, les répétitions commencent avec De Max, Max Dearly, Jean Yonnel, Jean Tissier, Pierre Bertin... Et comme chaque fois, Gide désespère du théâtre. «Cette attitude a toujours été la sienne : le divorce entre un texte auquel il apporte avec enthousiasme tous les soins et les conditions matérielles, de quelque nature qu'elles soient, propres à toute représentation et auxquelles il est incapable de s'adapter», note Jean Claude.

Et le spécialiste du théâtre gidien de préciser : «Il est vrai aussi qu'en cette circonstance, il s'est laissé entraîner dans un spectacle fastueux faisant appel à de multiples participants et à une interprète, exigeante certes, mais imprévisible et narcissique.» Sur la réception des cinq représentations d'Antoine et Cléopâtre on pourra consulter le dossier de presse des Gidian Archives. Si Martin du Gard juge le spectacle une «lamentable exhibition de music-hall»*, les critiques restent élogieuses pour le texte de Gide.


Ida Rubinstein en Cléopâtre (Le Théâtre, n°384, 1920)


Ce bref rappel pour introduire une amusante scène croquée sur le vif par le terrible et anonyme auteur (il signe d'un ?) du Théâtre indiscret de l'an 1924 paru en 1925 chez G. Crès, Paris. A l'occasion de la reprise en 1924 du Martyre de Saint-Sébastien, ce ? fait un portrait au vitriol d'Ida Rubinstein et se souvient des répétitions d'Antoine et Cléopâtre où l'on voit un Gide «muet, obstinément muet, perdu dans son rêve»...


« Les coulisses de l'Opéra (suite).

L'Opéra travaille à une reprise du Martyre de Saint-Sébastien. Mme Ida Rubinstein est en tête de la on n'ose plus dire distribution. On sait que Mme Ida Rubinstein paie pour jouer. Elle subventionne l'Opéra, elle consent des cachets royaux aux artistes dont elle s'entoure, elle s'offre le luxe de faire, à certains, ce qu'on appelle des ponts d'or. Son secrétaire, M. Sébastien Voirol, est chargé de répandre, en son nom, des libéralités diverses, renouvelables. On compte les personnes qui, touchant de près ou de loin, au théâtre, n'émargent pas au budget de Mme Rubinstein. Le mot distribution est, pour quelque temps, rayé du vocabulaire de l'Opéra. Il n'en est pas plus question que de corde dans la maison d'un pendu.

En pareille occasion, quand l'Opéra travaille, c'est bien simple : on vient à dix-huit heures, en vertu d'une convocation dûment paraphée, et l'on attend Mme Ida Rubinstein. On peut apporter sa nourriture.

Aux environs de vingt et une heures, une auto de la dimension d'une baraque Vilgrain vient aboutir à la cour de l'Opéra. Mme Ida Rubinstein parée comme un cheval de corbillard en descend. C'est tout de suite la panique. Des gens courent à travers les couloirs. Un veston rattrape un pagne. Un casque heurte un chapeau de paille. Des décors se déplacent. Des cintres se mettent en mouvement. Le rideau de scène se lève et un régisseur, échangeant sa pipe contre une trompette, sonne au ralliement. Tout le monde crie :

— La patronne !

Mme Ida Rubinstein ne va pas tout de suite sur la scène. Elle passe parmi les fauteuils dans lesquels sont enfoncés une trentaine de curieux. Elle jette un coup d'œil, au hasard examine en détail une personne ou deux, puis, se tournant vers M. Rouché ou bien avisant le régisseur général, laisse tomber d'un air profondément dégoûté :

— Je ne danserai pas ce soir.

Mme Ida Rubinstein est une vieille habituée de l'Opéra. C'est sa maison. Trente soirs de suite elle y fit répéter Antoine et Cléopâtre de M. André Gide. C'était en juin. La scène était furieusement animée. On entendait, des cintres :

— Envoyez la maison d'Antoine !

— Avancez la galère de Cléopâtre !

M. Grétillat faisait son entrée.

— Trop tôt, Grétillat, lui crie Desfontaines.

Et l'on recommence.

— Trop tôt, Grétillat, réitère Desfontaines.

Trop tôt, toujours trop tôt. M. Grétillat n'en fait qu'à sa tête ! M. Grétillat est un homme trop pressé. Il est parti trop tôt de l'Odéon. Mais il n'a pas l'air, un seul instant, de s'en douter.

— Trop tôt, Gretillat, trop tôt !

Et l'on recommence.

Dans un coin, De Max tenant en équilibre sur sa tête, un casque d'un demi-mètre de haut, se débattait péniblement dans le texte de M. André Gide.

Une nuit totale enveloppait la scène.

Un souffleur à toute épreuve se démenait dans sa boîte. Les périodes passaient, passaient. Impossible de saisir un mot.

Un silence brusqué interrompait l'avalanche.

— Qu'est-ce qui t'arrête, vieux, demandait Desfontaines.

— Je voudrais qu'on m'envoyât de la lumière ! répond De Max.

— Pourquoi faire?

— Parce que, mes enfants, je m'adresse depuis une demi-heure au soleil.

M. Brasseur était aussi de la partie. Il avait son melon, sa canne et ses gants. Un rien l'habille. Autour de lui, des fellahs, en costumes, pareils à des garçons dans un établissement de bain à bon marché par temps de vie chère.

M. André Gide était muet, obstinément muet, perdu dans son rêve.

M. Francis Viélé-Griffin, l'auteur de Phocas le jardinier, avec ses oreilles en vide-poches, était là. Il savourait. Le poète de la Jeune fille aux joues roses, M. Porché, la figure encadrée de noir, comme une lettre de deuil, savourait. Mme Simone aussi savourait.

Le sabotage d'une œuvre est toujours la revanche de quelqu'un. »

Le théâtre indiscret de l'an 1924, par ? (pp. 196-201)


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* «J'imagine que le jour où vous serez face à face avec l'ombre de Shakespeare, sur les rives élyséennes, il vous embrassera un peu rudement, avec tendresse et avec rancune, vous qui avez mis au service de son génie, votre génie et votre savoir, mais qui l'avez, ce soir de juin — pour quelles curiosités ? — vendu en place publique, et laissé dépecer au son des tambourins, par cette bande de chantres d'église, de peintres et de danseurs, de marchands en soieries et paillettes, sous les yeux d'un public de music-hall !!» (Martin du Gard à Gide, 14 juin 1920).


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