Gide ne manque pas de charmes. Pour cette blogueuse, ses imparfaits du subjonctif sont érotiques et contagieux... Voilà qui m'a fait songer au texte de Paul Souday paru le 15 septembre 1916 dans le journal Le Temps et intitulé «Le pauvre subjonctif». Texte précurseur où l'on trouve déjà les préoccupations d'un François Taillandier ou d'un Renaud Camus*.
«LE PAUVRE SUBJONCTIF
Un poète très connu publiait l'autre jour, dans un journal très répandu, un poème intitulé : la Fête de la Marne. Entre autres belles choses, on y lisait ces deux vers :
Plus tard, plus tard, enfant de demain, toi pour qui
Ces vaillants seront morts avant que tu naquis...
Avant que tu naquis ! On croit avoir la berlue, on se frotte les yeux, et on relit. Mais on a beau examiner le texte et le contexte, c'est bien cela ! Naquis n'est pas une faute d'impression; le poète n'avait pas écrit: «avant que tu naquisses»; il n'y a pas l'ombre d'une rime en isse dans le voisinage, et naquis rime manifestement avec qui; l'auteur ne peut bénéficier d'aucun doute. II lui était si facile d'écrire: «quand tu n'étais pas né» ! Il semble avoir employé une tournure qui exigeait un subjonctif (ou un autre) que pour bien manifester son dédain de ce mode malheureux.
Il est clair que le subjonctif éprouve une certaine difficulté à vivre. A l'imparfait, il a contre lui le pédantisme à la cavalière et de bizarres préjugés phonétiques. Car enfin si M. Albert Glatigny a pu intituler une de ses pièces : l'Illustre Brizacier sans que personne l'accusât de cacophonie, pourquoi brisassiez, du verbe briser, serait-il intolérable ? Et que reprochez-vous à aimassiez, du verbe aimer, puisque vous n'avez pas d'objection contre émacié (un visage émacié)? Des écrivains croient paraître légers en taxant de lourdeur l'imparfait du subjonctif et en le bannissant rigoureusement de leurs ouvrages. Remy de Gourmont, qui avait beaucoup de talent, mais un jugement vacillant, a soutenu qu'en presque toute circonstance ce triste imparfait n'était plus guère « qu'un signe de mauvaise éducation ». Et peut-être Gourmont a-t-il dit le contraire un autre jour : il excellait à se contredire; mais ce jour-là il a dit une absurdité. Un signe incontestable de mauvaise éducation, c'est de ne point parler correctement. Et si l'imparfait du subjonctif a l'air affecté, la faute en est aux ignorants et aux plaisantins qui attentent contre la langue. Ce sont eux qui sont mal élevés. Mais la situation s'aggrave, et c'est tout le subjonctif, même au, présent, qui tend à disparaître. Déjà, dans ce même article de 1910, Gourmont notait que le peuple dit : «J'attends qu'on sort. Je veux qu'on vient. Il faut qu'on finit...» De la conversation populaire, ce solécisme affreux passe peu à peu dans l'imprimé.
Nous avons reçu à ce sujet une intéressante communication d'un des meilleurs et des plus subtils écrivains de ce temps, qui malheureusement ne nous autorise pas à publier son nom. II a relevé dans divers journaux des phrases comme celles-ci : «Cela dura jusqu'à ce que l'infanterie allemande déboucha (sic) du bois au pas cadencé... Tirpitz a fait de la flotte allemande le plus grand instrument qui a fait ses preuves dans la guerre... Il est possible que l'idée de faire cueillir des lauriers au kronprinz a fait décider que l'attaque... Elles ont refusé de quitter la ville bien que l'ennemi se rapprochait... Poursuivre la guerre un an, deux ans, jusqu'à ce qu'elle aura à droite et à gauche annexé et fait évacuer...» Notre correspondant constate que cet infortuné subjonctif a presque complètement disparu de la langue anglaise, et il craint que cette faillite ne soit également inévitable chez nous, à cause de la tendance qu'ont toutes les langues à se simplifier. Mais cette simplification n'est qu'un pseudonyme de l'ignorance, et le «sabir» ou le «petit-nègre» sont encore plus simples. Nous estimons qu'il serait possible de réagir. Il faudrait seulement que les professeurs daignassent prendre soin de la santé de la langue, au lieu de s'hypnotiser dans un fatalisme pseudo-scientifique; et il faudrait d'abord qu'ils ne donnassent point le mauvais exemple, jusqu'à tolérer de grossières fautes de français dans des thèses pour le doctorat ès-lettres. Il y a un intérêt majeur à sauver le subjonctif. Nous sommes entièrement de l'avis de notre éminent correspondant lorsqu'il l'appelle un «instrument délicat de la pensée», et lorsqu'il ajoute : «Avec le subjonctif, avec le sens, le besoin du subjonctif, tendent à disparaître les règles qu'avait imposées un sentiment subtil de relation, de subordination, de dépendance. Par exemple on accorde de moins en moins, dans le langage courant, les participes; ou entend dire couramment : L'enveloppe qu'ils ont ouvert (sic)... Il n'est plus question de nuancer sa pensée : il n'est même plus question de penser du tout. On exige des autres et de soi des opinions nettes, tranchées, des convictions franches, des tournures indicatives. On sur-affirme. On écrit : La ville assiégée n'a jamais souffert un seul instant de la famine... Cette lutte énorme qui probablement sera la plus sanglante de toutes les batailles précédentes... Nous devons vouloir que, de plus en plus, elle lui ressemble de moins en moins...» Notre ami croit que la guerre a beaucoup contribué à multiplier ces erreurs et ces négligences. Il termine ainsi : «Encore un peu de temps et l'emploi du subjonctif, l'application de certaines règles de notre grammaire, celles-là même qui faisaient dire que notre langue était une éducation de l'esprit, va paraître une affectation. Encore un peu de temps et la langue d'un écrivain, je ne dis pas précieux, mais simplement correct, va paraître archaïque, savante, artificielle. Encore un peu et nous allons voir se creuser entre notre langue écrite et notre langage courant cette sorte de fossé qui, du temps de Tacite... Voilà pourquoi M. Albert Sarraut, en protégeant nos études classiques, à droit à notre reconnaissance. Du train dont allait notre instruction, la nouvelle génération allait être incapable, je ne dis pas d'aimer, mais même simplement de comprendre les classiques auteurs où se reconnaît et s'admire la France, où chacun de nous prend conscience de soi.»
La séparation de la langue littéraire et de la langue populaire serait un malheur à la fois pour la littérature et pour le peuple. Nous l'avions, en somme, évitée jusqu'ici. Il serait cruellement paradoxal qu'elle s'accomplît sous le régime de l'instruction obligatoire, qui fournit au contraire les plus sûrs moyens de l'empêcher. Mais il faut avoir la ferme volonté de s'en servir et ne point se donner de prétextes pour pactiser avec le jargon.»
L'entrée du 16 septembre 1916 du Journal de Gide nous apprend qu'il est l'auteur de cette « communication d'un des meilleurs et des plus subtils écrivains de ce temps » citée par Souday - avec en prime un néologisme qui montre bien qu'une langue mise au mors n'est pas une langue mise à mort :
«Dans le Temps de ce matin a paru un article de Souday (Le pauvre subjonctif), contenant des fragments de la lettre que je lui avais écrite. Je regrette un peu de lui avoir demandé de ne pas me nommer, car tout ce qu'il cite de ma lettre me paraît bon. J'ai toujours une tendance à outrecrâner...»
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* Ainsi que le fait remarquer «M. Pierre», l'ami de Renaud Camus, quelque part dans Outrepas je crois, les récriminations linguistiques du Journal de Camus ne sont pas sans rappeler celles du Journal de Gide...
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