mardi 9 mars 2010

Gide au Japon (suite)

Suite aux questions soulevées dans le précédent billet, Akio Yoshii, professeur de langue et de littérature à l'université de Kyushu et auteur entre autres de l'édition critique du Retour de l'Enfant prodigue (Presses Universitaires du Kyushu, Fukuoka, 1992), a bien voulu apporter sa précieuse lanterne.

« Le « jeune écrivain japonais » qui adressa une lettre à Gide le 29 novembre 1950 est Mitsuo NAKAMURA. Cette très belle lettre, traduite par lui-même en japonais, fut publiée dans la revue Tenbô d’avril 1951. Elle reste jusqu'ici inédite en français : l’original en est conservé aux Archives Catherine Gide », m'apprend le professeur Yoshii qui précise : « Certes il y a quelques autres Japonais qui échangèrent des lettres avec Gide, mais comme auteur d'une pareille lettre, on ne connait que Nakamura... »

Par le texte de Nakayama paru dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France que je donnais dans le précédent billet, on connaît au moins une phrase de cette lettre inédite de Nakamura : «Je suis un jeune écrivain japonais né d'un grain que vous avez semé ...». La réponse d'André Gide à cette lettre en révèle d'autres extraits, réponse publiée dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°19, juillet 1973, pp. 5-7 :


ANDRÉ GIDE À NAKAMURA MITSUO


[Paris,] Le [mardi] 2 janvier 1951.

Cher Mitsuo Nakamura,

Votre longue et excellente lettre du 29 novembre m’est parvenue hier. Il me faut vous avouer que la joie apportée par les renseignements que vous me donnez sur l’accueil de mes livres au Japon, sur l’attention que prête à mes écrits un peuple avec qui je ne pensais point qu’un terrain d’entente morale et intellectuelle fût espérable, fût possible (et vous m’affirmez, à présent, avec preuves, qu’il est certain), cette joie profonde est accompagnée d’un sentiment très grave et proche de l’angoisse : c’est celui de la responsabilité. Vous avez certainement raison de remarquer que notre culture est le résultat même de la lutte du non-conformisme contre les instincts grégaires de l’humanité, le résultat du triomphe plus ou moins immédiat (et qui parfois se fait péniblement attendre) de quelques individus « qui ne se fiaient à personne d’autre qu’à eux-mêmes, qui regardaient toutes choses avec leurs propres yeux, sentaient avec leur propre coeur et recherchaient jusqu’au bout les possibilités de leur moi » ; vous ajoutez, fort judicieusement : « et d’un public intelligent qui sait les apprécier toujours, il est vrai, un peu en retard ». C’est là ce qui me faisait dire, en guise de conclusion à une conférence récente (Bruxelles, répétée au Liban) : « Le monde sera sauvé par quelques-uns. »

Lorsqu’il s’agit de vérités révélées, la ligne de conduite est simple : il n’y a qu’à écouter, à se soumettre, à suivre, quel que soit le dogme enseigné. C’était, c’est le mot d’ordre du fascisme en quelque pays que ce soit : « Credere, oboedire, combattere ». J’ai vu les murs italiens couverts des affiches reproduisant ce mot d’ordre. Nous avons vu à quels abattoirs cela menait des peuples entiers. Nous continuons à le voir. Mais il est si reposant, si confortable, de fournir ainsi à la masse non-pensante, à l’immense majorité des hommes, des raisons, en apparence très généreuses, de se dévouer. La moindre interrogation paraît impie, qui invite l’homme à relever le front et à (se) demander : « Croire à quoi ? Obéir à qui ? Combattre quoi ? » Et pourtant le salut de chacun de nous (et de chaque peuple) est là : dans l’interrogation, le scepticisme. À parler franc, je crains que, pour un long temps, toutes ces volontaires incertitudes ne soient maîtrisées par la force et que tout ce qui faisait notre culture qui (je le vois d’après votre lettre) est la vôtre aussi (de sorte que l’on peut parler d’une manière beaucoup plus générale qu’on n’osait encore le faire hier), — que la culture humaine ne soit en grand péril.

Hélas ! je suis trop vieux, trop fatigué, pour répondre aussi longuement et explicitement que je le voudrais aux anxieuses questions de votre lettre. J’écrivais, je ne sais plus trop où, mais il y a bien longtemps : « Nous sommes semblables à qui suivrait, pour se guider, un flambeau que lui-même tiendrait en mains. » Cette image me paraît, encore aujourd’hui, excellente, car elle porte en elle-même sa critique : elle ne cherche pas à dissimuler ce que l’individualisme comporte nécessairement d’imprudent. C’est pourtant à lui que je me rattache ; c’est en lui que je vois un espoir de salut. Car si je reste fort embarrassé pour préciser ce vers quoi je me dirige et ce que je veux, du moins je veux déclarer avec certitude ce que je ne puis consentir à admettre et contre quoi je proteste : c’est le mensonge. Et je crois que c’est de mensonge que nous risquons de mourir étouffés, qu’il vienne de droite ou de gauche, qu’il soit politique ou qu’il soit d’ordre religieux, et j’ajoute : qu’on s’en serve envers les autres ou envers soi-même et parfois alors quasi inconsciemment. Je crois que la haine du mensonge nous offre un point d’appui, une sorte de contrefort, de plateforme où nous devons pouvoir nous retrouver et nous entendre. Ce que j’en dis n’a sans doute l’air de rien, mais me paraît d’une grande importance, ainsi qu’il paraissait à Descartes. J’y vois tout un programme et une possibilité de salut. Dans quelque pays et sous quelque régime que ce soit, l’homme libre (et fût-il enchaîné), l’homme que je suis, l’homme que je veux être et digne de s’entendre avec vous, c’est celui qui ne s’en laisse pas accroire, l’homme qui ne tient pour certain que ce qu’il a pu contrôler.

Bien attentivement et cordialement votre

André Gide.

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