mardi 9 août 2011

Emile Henriot sur La Jeunesse d'André Gide


Le quatrième et dernier texte d'Emile Henriot recueilli dans Courrier littéraire. XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains (Albin Michel, 1956) consacré à Gide et encore inédit en ligne a paru en 1956 dans Le Monde. Avec pour titre Une explication d'André Gide, il salue la parution du premier des deux volumes de La jeunesse d'André Gide, par Jean Delay (Gallimard, coll. Vocations, 1956 pour le tome 1 et 1957 pour le tome 2).


« Il n'est pas certain que le tempérament du romancier, dans la mesure 
où il l'éloigne de la vérité historique, ne le rapproche, du même coup, 
de la vérité psychologique. Aussi les libertés qu'il lui arrive de prendre 
avec l'exactitude, autant qu'elle indisposent l'historien, captivent un psychologue. »
Jean Delay, Introduction à une psychobiographie,
in La Jeunesse d'André Gide, vol.1 André Gide avant 
André Walter, 1869-1890, Gallimard, 1956




« UNE EXPLICATION D'ANDRÉ GIDE

Le professeur Jean Delay a été un des témoins de cet écrivain dans ses dernières années. Il connaissait l'homme, il admirait son œuvre, il s'est humainement intéressé aux démarches de son esprit, et il a obtenu de ses héritiers communication de ses inédits, correspondances et journaux intimes, que Gide avait toute sa vie soigneusement conservés dans sa curiosité de lui-même et son besoin de mise au jour et de justification. Le commentaire psychologique et d'une objectivité clinique de cette longue confidence restait à tracer, et voilà le sujet épuisé pour longtemps après cet ouvrage exhaustif de M. Jean Delay sur la Jeunesse d'André Gide (1), dont nous n'avons encore sous les yeux que la première partie, celle qui concerne André Gide avant André Walter, c'est-à-dire son portrait dans son premier livre écrit à vingt ans.

Jean Delay a raison de le remarquer : dans cette époque de formation d'un caractère ambigu les jeux n'étaient pas faits encore, mais l'étude de Gide enfant et adolescent, commandé par de lourdes influences familiales, permet d'assister de page en page à leur lente et presque fatale préparation. Le tempérament futur du personnage paraît fixé dès ses premières habitudes. Cependant, si l'observateur, à travers tant de témoignages écrits, peut discerner et déceler les influences morales, spirituelles, de sa parenté, dans les conditions que nous allons voir, un élément constitutif me semble échapper à son enquête. On nous dit bien quelle fut la sexualité d'André Gide, qui devait peser toute sa vie sur son comportement physique et moral, mais on manque d'information sur celle de ses parents, sous leur apparence guindée et silencieuse à cet égard. Pourquoi le drame physique d'André Gide ne lui aurait-il pas été ataviquement légué, lui aussi ? Héritier et victime d'une disposition spirituelle, pourquoi ne l'aurait-il pas été aussi d'une certaine prédestination des sens où les interdits de son entourage familial n'ont fait que le renforcer par la suite ? M. Jean Delay n'a pu s'empêcher de se poser lui-même la question, dans le dilemme ainsi nettement formulé : savoir si les... mettons si les déviations de Gide ont été chez lui cause ou conséquence de la sévère éducation qu'il a reçue, contre laquelle il n'a cessé de protester, jusqu'à l'éclatement final de ce puritain libéré ? Tout est délicat et parfois « à la limite du dicible », comme en convenait Gide lui-même ; mais, puisque psychologie génétique il y a dans cette analyse rigoureuse et les hautes leçons qui la suivent, il faut accompagner partout l'enquêteur, jusque dans l'intimité ténébreuse où s'élaborent ces mystères.

André Gide est le fils par sa mère des Rondeaux de Rouen, par son père des Gide d'Uzès, protestants les uns et les autres ; grands bourgeois du côté des riches et solennels Rondeaux, juristes sévères côté Gide. Le père est le plus sympathique, mort trop tôt pour avoir agi sur son fils resté orphelin à dix ans et qui gardera de ce père sensible, intelligent et replié un souvenir affectueux doublé du regret de ne lui point devoir davantage. Ce Gide, transplanté de son Languedoc brûlé, grinçant de cigales, dans la grasse et végétative Normandie, ne paraît pas avoir été heureux en son ménage rigoriste. Quelques notes retrouvées font apercevoir en lui un homme fin et mélancolique, avec de bons yeux pour s'analyser.

« Celui qu'il faut plaindre ici-bas, ce n'est pas l'amant sans espoir, ni l'amant trompé, ni l'amant qui a perdu ce qu'il aime, c'est l'homme qui n'a point aimé. » Il a pu aussi se plaindre autre part de voir s'éteindre et mourir en lui « tant de sentiments, dira-t-il, que je sentais faits pour être immortels ». Ce moraliste désabusé avait dû souffrir d'être dépossédé par sa femme au maintien strict, boutonnée et peu féminine, au visage ingrat, une vraie fille de la Bible, terrifiée et terrifiante avec sa peur panique du péché. Paul Gide aimait les livres, les poètes. Ayant un trop court instant entrevu près de lui une vie plus souriante et plus libre, le fils unique laissé aux « femmes de devoir » dont s'est plaint Rimbaud exprimera plus tard le regret d'avoir été privé de l'influence paternelle, qui l'aurait fait peut-être différent. Mauriac aussi, un jour de souvenir et de retour sur soi, dans une petite phrase émouvante, a noté le même regret d'un père trop tôt disparu, qui l'a abandonné aux soins et à la coupe d'une mère inquiète, rigide, despotique par souci du bien... De l'influence des mères sur les fils, de certaines mères sur certains fils : il y aurait là matière à une étude à part pour l'éclairage intime de ces natures dominées par un excès ou par un manque, comme ce fut le cas de Proust, de Rimbaud, de Larbaud ou de Léautaud. C'est au premier chef celui de Gide.

Sa mère a joué un rôle écrasant, exercé une influence déterminante dans sa vie. Respectable sans doute, et pleine d'amour pour son enfant nerveux, de santé fragile, de caractère difficile, mais intransigeante, volontaire, n'admettant aucune discussion ; la femme des tiroirs et des housses, des comptes bien tenus, de la bibliothèque fermée à clé, des horaires à la minute près, bardée de principes, de lois, d'interdits ; ayant le dégoût de la chair, l'horreur du péché, l'abomination de la nature et des exigences de l'esprit. Elle était de ces êtres qui rendent la vertu haïssable et impraticable et justifient toutes les révoltes. En face d'elle, irritant par ce qui le courbe et l'annihile, sympathique dans sa rébellion, son fils gouverné, craintif, honteux, humilié, ligoté par la loi que lui impose cette mère abusive, horrifié des péchés dont on lui fait peur, réfugié dans ses tristes et puérils plaisirs, simulant d'inquiétantes crises pour se protéger, épouvanté par les menaces idiotes d'un très illustre médecin, brimé au collège et confiné dans la demeure maternelle pour y achever ses études, entouré de monstres qu'il se fait, entre ses ferveurs et ses retombées, dans la compagnie quasi-exclusive de cousines, de tantes, toutes saintes femmes de l'obédience de sa mère ; il faut imaginer le malheureux André étouffant, cherchant la sortie et l'évasion, plein de vénération pourtant pour cette mère sans reproche, dans l'atmosphère irrespirable où elle le contraint. M. Jean Delay cite de nombreuses lettres, jusqu'ici inédites, de Gide à sa mère, et le second volume à paraître (déjà entrevu) en contiendra bien davantage, remarquables par leur minutie, effarantes par l'absence de liberté qu'elles comportent dans le besoin révolutionnaire de liberté qu'elles expriment de la part de l'enfant désolé « de n'être pas pareil aux autres », et plus tard de l'adolescent déjà touché par son génie et qui déclarera se sentir « élu » ; ou, pour parler moins bibliquement, qui aura trouvé sa vocation, cette « vocation » que Jean Delay s'est proposé de définir : ce sera d'écrire et de se décrire.

Avant même que d'avoir à dire, le sujet d'étude est formé ou plus exactement noué en lui, comme les botanistes disent que sortant de la fleur les fruits commencent à se nouer : le thème continu de Gide, ce sera sa division. Je signale particulièrement dans le beau, l'attachant travail du savant et très attentif professeur Delay les chapitres consacrés à l'enfance peureuse, coupable et divisée d'André Gide, son lent et douloureux passage « de l'anxiété a l'évasion ». Mais Gide s'est-il jamais évadé de lui-même ? Toute sa vie il aura cherché sa sortie, pour ne se trouver tout à fait que dans le dégagement noblement désintéressé de la fin. Son œuvre littéraire cependant n'aura pas été sans quelque complaisance à lui-même dans sa perpétuelle auto-inspection, ses oscillations et son inquiétude cultivée entre son puritanisme et sa soif de liberté, son horreur de la chair et son besoin d'aimer, son angélisme et sa « pédophilie », — ah ! que voilà un terme délicat et nuancé pour ne pas dire son homosexualité, puisqu'il faut, paraît-il, distinguer ! — ses élans d'âme et ses appétits d'émotions sensuelles, ses ferveurs, ses sanglots, ses répulsions, et malgré son intelligence sa parfaite incompréhension, son hostilité à l'égard de ce qui ne sentait pas comme lui, de ce qui n'était pas (lui la victime de « la famille ») de sa famille spirituelle et même de sa famille physiologique.
« André Gide avant André Walter », spécifie M. Jean Delay en ce premier tome pour caractériser le passage et la première libération du jeune écrivain dans ses Cahiers d'André Walter, écrits, publiés à vingt ans, pour le révéler à un petit nombre, dont Barrès qui généreusement s'employa à les faire connaître. Je n'ai pas beaucoup de goût pour ce livre geignard, exalté et balbutiant, dans ses exclamations et ses phrases à points de suspension, inachevées. Mais le document peut à bon droit intéresser un psychologue, et M. Delay, qui sait bien lire, en fait un grand cas, à ce titre ; il y trouve André Gide, sinon tout entier, tout chargé de son devenir, double, angélique et narcissien, peut-être même déjà ému par de jeunes baigneurs, sous les saules. C'est là qu'apparaît littérairement le personnage d'Emmanuèle, qui avait déjà pris une place importante dans la vie spirituelle et sentimentale de Gide, en la personne de sa cousine maternelle Madeleine Rondeaux. Il l'avait aimée dès l'enfance, et il l'aimera toute sa vie, la seule femme qu'il lui fût possible d'aimer, sans la toucher ; l'ayant épousée par la suite en un mariage blanc, qui le restera — peut-être d'un commun accord (la question sera posée). Gide s'était fait une doctrine de l'horreur sacrée de la femme, de l'amour sans œuvre de chair, et de l'œuvre de chair ou plus exactement du hors-d'œuvre de chair sans amour. Il se voulait ange en cette matière, en cette absence de matière. Emmanuèle-Madeleine, elle aussi de nature angélique, en plus naturel, avec moins de complications, s'était prêtée à ces vues, après s'y être d'abord refusée. Les Cahiers d'André Walter, où cet amour évanescent était expliqué, chanté, analysé dans ses limites, non seulement ne l'avaient pas convaincue mais l'avaient fait se retirer, quand Gide la demanda en mariage, son livre d'aveux à la main. Tout est étrange dans la vie de ces personnages hors série. La mère d'André Gide étant morte, qui avait toujours trouvé déraisonnable l'idée même de ce mariage entre cousins germains, Madeleine consentit pourtant à devenir l'épouse d'André ; et pour le professeur Delay il n'est pas douteux qu'il y eut là une sorte de substitution, comme si la jeune fille (son aînée de deux ans) avait décidé de prendre auprès d'André la place de la mère disparue. Ce que devait donner ce singulier ménage est bien difficile à comprendre et, malgré la littérature dont Gide a noyé et comme embaumé ce problème, reste pénible à imaginer. Madeleine-Emmanuèle a pu passer pour l'Alissa de la Porte étroite ; Gide, toujours enclin à distinguer, à spécifier, a plus d'une fois contesté l'identification possible. A l'en croire, ce n'est pas Alissa qui a été peinte d'après Madeleine, c'est Madeleine qui se serait mise à ressembler à Alissa : la vie n'inspire pas toujours les romans ; quelquefois même elle les imite. Un des derniers écrits d'André Gide, après la mort de Madeleine, Et nunc manet in te, a tardivement révélé, d'une façon assez horrible, la douloureuse réprobation de l'épouse angélique à l'égard des expériences corydonesques du peu angélique amateur de très jeunes éphèbes. Elle avait même brûlé ses lettres, dont l'écrivain ne se consola pas. Mais c'est lui, dans son extravagant besoin de sincérité et d'aveux qui nous a fait savoir dans quelle circonstance, témoin de ses aberrations, Madeleine-Emmanuèle lui avait trouvé « l'air d'un criminel ou d'un fou ». Tout cela est assez difficile à concevoir pour les êtres que l'on dit normaux ; mais il paraît que ce sont eux qui aujourd'hui constituent l'exception.
Les explications de M. Jean Delay sont très intéressantes et d'un esprit lucide, indépendant de toute polémique. Il ne se préoccupe pas de juger, d'excuser, de justifier. Il estime en médecin n'avoir pas qualité pour cela. Il tient que son rôle, sur un sujet donné, sur un cas, est objectivement d'expliquer, de faire comprendre. Ayant bien connu Gide, il admire sa sincérité, qui ne fait pas de doute à ses yeux ; et plus encore, grâce à cette sincérité, l'extraordinaire connaissance que Gide avait non seulement de lui-même, mais de ceux comme lui affectés des mêmes singularités, des mêmes perversions, des mêmes soifs, du même besoin d'avoir gidiennement raison en proclamant leur libération légitime. On conçoit en effet, toutes réserves faites sur l'apologie par Gide du gidisme, on conçoit l'intérêt marqué par un spécialiste de la psycho-physiologie humaine, comme le professeur Delay, pour les témoignages donnés par Gide sur son cas. Toute l'œuvre de l'auteur des Nourritures terrestres, du Traité du Narcisse et de Si le grain ne meurt, lui est consacrée, qui n'est qu'un journal sans fin, même quand il a tourné ses expériences en essais, en drames, en soties, en romans. Voir, entre autres démonstrations lumineuses, ce que M. Delay dit du portrait admirable en soi du petit Boris dans les Faux Monnayeurs ; où Gide a certainement transféré plus d'un trait de l'enfant qu'il fut, stylisé et porté au type dans ce personnage symptomatique du roman. L'ouvrage capital de Jean Delay est à lire. J'ai retrouvé dans ses analyses le beau talent sensible, scrupuleux, déjà signalé, de l'auteur de la Cité grise et des Reposantes. Dans son objectivité, son souci de saisir le vrai, sa rigueur et sa précision scientifique, sa pesée exacte des termes, son goût très fin et son attention sans défaut, il me semble avoir heureusement apporté l'exemple et le conseil d'un art neuf dans la critique et la biographie littéraire. Dans ce livre, c'est Delay qui compte autant qu'André Gide. Celui-ci d'ailleurs, qu'on l'aime, ou qu'on l'admire ou non, méritait cet ample travail. Sans préjuger de ce que l'avenir fera de lui, il a tenu un rôle important dans notre époque, ayant aidé des inquiets à devenir librement eux-mêmes, sans souci du bien ou du mal. Quant à sa propre libération, nous aurons à la voir s'achever dans le second volume de M. Delay, où nous retrouverons le personnage en train de poursuivre son évolution, « d'André Walter à André Gide », par laquelle il s'est accompli comme homme libre et comme artiste. On aime mieux ne pas penser à ce que sa vertueuse mère en aurait dit.
1956.»


1. Jean Delay, la Jeunesse d'André Gide (André Gide avant André Walter, 1869-1890), un vol., Gallimard.

(Emile Henriot, Courrier littéraire 
XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains
Albin Michel, 1956)

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