mardi 16 août 2011

Gide et Malraux à Pontigny

Malraux et Martin du Gard à Pontigny 
Début 1922, le premier volet d'un article intitulé « Aspect d'André Gide »* valut à son auteur, André Malraux, une lettre reconnaissante de Gide. Mais la revue Action dans laquelle était parue cette étude en était déjà à son douzième et dernier numéro. Leur rencontre se fait cette même année. Malraux l'a souvent racontée : « Il [Gide] tenait la sphère de la brioche dans sa bouche et il était surmonté de la brioche entière... Pour me serrer la main, il a arraché la brioche et m'a tendu la main. ». « Il restera toujours une brioche entre eux, quelque chose d'opaque et d'incongru », commente Jean Lacouture dans sa biographie de Malraux.

En 1924 à Pontigny, Marcel Arland fait signer le texte en soutien à Malraux, alors accusé de « bris de monument » et de « détournement de fragment de bas-reliefs » à Angkor, aux amis présents, dont Gide. Et quatre ans plus tard, lors de la session qui avait pour thème « Jeunesses d'après-guerre à cinquante ans de distance : 1878-1928 », Malraux marquait l'histoire des Décades par une joute oratoire fameuse avec André Chamson, sous le regard déjà admiratif de Gide. Ce que l'on connait moins, c'est l'étrange prévenance de Paul Desjardins à l'égard de Clara Malraux : le maître de Pontigny craignait que Gide n'enlevât Malraux !

Dans le tome IV de ses souvenirs***, Clara Malraux se souvient de l'approche de Paul Desjardins sur le chemin entre la gare et l'abbaye. Et je ne résiste pas au plaisir de prolonger un peu la citation pour entrapercevoir le visage de Groethuysen et goûter à l'air pontignacien. D'ailleurs ne manquez pas samedi 27 août prochain la soirée littéraire de Pontigny avec Pierre Masson, président de l'Association des Amis d'André Gide,qui fera revivre ces décades où l'on voyait un « Gide en famille ». 


« En 1928, je ne parvins à Pontigny qu'aux prix de quelques efforts. Selon André ce lieu où soufflait l'esprit devait être, tel le mont Athos, réservé à la masculinité. L'invitation qui nous vint de participer à une décade était-elle destinée à André seul ou nous visait-elle tous deux? Je l'ignore. Toujours est-il qu'André l'interpréta comme le concernant, lui****. Pour moi, je voulais qu'elle m'impliquât. « La femme doit suivre son mari en tout lieu », tel était le prétexte qui avait permis qu'on me libérât de l'hôpital-prison. Ce texte de loi, pensais-je, ne devait pas seulement justifier ma présence dans les tragédies mais aussi dans les comédies.
« Je suis le drapeau de Jeanne d'Arc, déclarai-je, j'ai été à la peine, je serai à l'honneur. » L'argument n'était pas en soi très convaincant, de plus il avait un caractère récriminatif peu plaisant. Je ne m'aimais pas dans le rôle de râleuse, mais je n'en pouvais plus d'être réduite à incarner la femme au foyer, rôle dont je savais que je le jouais plus mal qu'il n'est permis. Au demeurant peu d'effort aurait suffi à nous apprendre qu'en ce lieu sur lequel régnait un sage, on acceptait la présence des « compagnes ». Quant aux créatures féminines à part entière, exception faite pour les jeunes personnes qui à l'école de Sèvres jouissaient de l'enseignement de M. Desjardins mais n'avaient pas pour autant le courage ou le droit d'intervenir dans les discussions, sans doute n'en existait-il pas à l'époque, aux yeux des pontignaciens du moins.
L'endroit alors s'atteignait par le train. La gare se trouvant à quelques kilomètres de l'Abbaye où se déroulaient les festivités de l'esprit, M. Desjardins venait à pied au-devant de ses hôtes. Des groupes se formaient durant le chemin, plus ou moins provisoires. Le moment vint où M. Desjardins s'approcha de moi. Visage de saint un peu démoniaque, allongé par une barbichette grise, légèrement démodée. « Chère petite madame », me dit-il, avec une élégante douceur, « chère madame vous êtes très jeune et je comprends toutes les susceptibilités (moi, je ne comprenais pas à quoi il voulait en venir), vous êtes très jeune et votre mari est très jeune (oui, il est même plus jeune que moi). Il a beaucoup de charme. Une fois encore, je comprends toutes les susceptibilités, toutes les inquiétudes même. » A l'écart de nous marchait une bonne partie de l'intelligentsia française, pourvue de cols hauts, de cravates, de bottines. Dans les paroles dont j'étais la modeste cible, il y eut un temps d'arrêt destiné sans doute à me permettre de m'exprimer. Je ne le fis pas. « André Gide doit venir passer quelques jours parmi nous, dans notre humble demeure. Si cela peut vous déplaire ou vous inquiéter, dites-le moi. »
Soixante ans de respectabilité me surmontant, je n'ai su que marmonner : « Je serai heureuse qu'il vienne » tandis qu'en moi se bousculait un petit discours enragé où il était question « que j e m'en fous qu'André lui plaise ou qu'il plaise à André — d'autant plus que j'ai tout lieu de croire que mon époux a le goût des femmes et en ce moment très précisément de moi —, que leurs rapports à Gide et André les regardent, que nous avons lui et moi donné la preuve que nous voulons être libres, que nous avons payé pour cela, que nous avons volé des statues, que j'ai eu un amant, que j'en ai même eu deux, que nous continuerons à faire des choses interdites, que pour le moment, nous nous contentons de participer à la publication d'œuvres érotiques, de goûter aux joies paisibles de l'opium, d'aider de jeunes personnes à se faire avorter, de signer des traites en ignorant comment nous les paierons, que nous avons le goût de la transgression, voilà». De rage, je bégayais dans mes pensées : « Comprenez que si en ce moment nous jouons à votre jeu, ce n'est qu'un faux-semblant qui durera autant qu'il nous conviendra», achevais-je en moi-même.
Là-dessus, je jetais un coup d'œil sur ceux qui, disséminés devant et derrière moi, animaient ce paysage bourguignon, plein d'une sagesse que nous ignorions. Aucun de ces hommes n'avait jamais accompli un geste illégal. Leur vie entière était une non-remise en question des règles transmises par leurs prédécesseurs. Leurs débats avaient lieu avec de plus hautes instances que celles que nous affrontions. Car enfin Pontigny était né de l'Union pour la Vérité, l'Union pour la Vérité était née de l'affaire Dreyfus. Depuis lors, ceux qui se réunissaient rue Visconti ou dans l'Abbaye se posaient des problèmes éthiques sous un angle chrétien, teinté parfois d'un discret socialisme guesdiste, éclairé d'humanisme. La guerre, la révolution russe, le colonialisme suscitaient peu d'angoisse en eux : pour la plupart la cause des Alliés était d'une pureté virginale, le communisme l'intrusion des barbares dans un monde ordonné, la présence des Blancs en Asie et en Afrique, une nécessité de civilisation. A quel moment s'aperçoit-on que la maison va s'effondrer? Les fissures se montraient à peine. Les hommes de pensée, en France, savaient que les civilisations sont mortelles, mais le même Valéry qui avait constaté ce fait approuvait qu'on tirât sur les grévistes de Fourmies.
Très peu de ceux qui en cette année 1928 résidèrent avec nous dans l'Abbaye avaient franchi le seuil de l'Europe — en étaient-ils même? De ce qu'avait produit l'Asie, seule la mystique les intéressait. Qu'ils en eussent conscience ou non, leur vrai débat continuait d'être avec les spiritualités. Desjardins aspirait à « rouler sous la Sainte Table » - - il y roula au cours de la seconde guerre. Le prototype qu'il souhaitait incarner était tout monastique, précisé peut-être par la cathédrale qui, reliée à elle par ce qu'il restait du monastère, surplombait la maison d'habitation, la grande salle romane, réfectoire des moines où nous prenions les repas, à l'étage supérieur la bibliothèque où l'on se recueillait parmi les livres.
« Un langage réservé me paraît l'indice du vrai » et aussi « j'ai l'amour de l'ombre et de l'anonymat » a écrit Desjardins. Curieusement sa nature s'opposait à ses aspirations. Il n'y pouvait rien; quand, après qu'on l'en avait suffisamment supplié, il acceptait d'intervenir dans les débats, c'était avec un indiscutable brio. Quand on allait le rejoindre dans un des coins de la charmille où il se dissimulait modestement et ostensiblement, on s'étonnait de son acuité intellectuelle, de la multiplicité de ses connaissances, on s'étonnait aussi de la dure ironie cachée sous sa modestie. Surtout lorsqu'on sortait d'une conversation avec Groeth qui seul était son égal, son supérieur mme. Mais l'amour, l'amour intellectuel, il va de soi, habitait Groethuysen. Un jour qu'un agréable jeune homme, debout, dans le salon-forum de Pontigny, perdit contenance jusqu'à s'arrêter au bout d'une demi-phrase, à l'étonnement de l'auditoire qui attendait peu de lui mais néanmoins quelque chose, celui qui « savait penser la pensée des autres » intervint avec douceur : « Comme vient de nous le dire notre ami... » L'ami n'avait rien dit, mais eût-il pu parler selon son désir, l'exposé eût été celui que Groeth prononça si simplement qu'un instant nous crûmes qu'il n'était que le porte-parole de celui qui n'avait pu s'exprimer. Peut-être ce dernier le crut-il aussi.
A Pontigny, en somme, Dieu n'était pas mort, le thomisme triomphait, allant même jusqu'à rejeter toute autre forme de catholicisme, Marx n'était qu'à peine né, le freudisme faisait sourire, Nietzsche gênait un peu. En cet été 1928, ceux qui se rassemblaient en ce lieu, reflet de l'Université et d'une certaine littérature, ignoraient encore qu'ils étaient à la veille d'abandonner nombre de leurs valeurs.
A notre départ, je pense que Desjardins n'éprouvait plus de souci quant au trouble que pouvait faire naître en nous la présence, de courte durée d'ailleurs, d'André Gide. Mais mon époux lui causa d'autres tourments. « Malraux, écrivit-il, avec ses certitudes tranchantes me déconcerte et je bafouille devant lui. » Un peu plus tard, Gide, à son tour, constata qu'avec André comme avec Valéry, il se sentait bête. Quant à nous, la rencontre avec les pontignaciens nous laissait un peu éberlués. Dans le train du retour, André riait en pensant à l'une de ses voisines qui lui avait confié qu'elle avait l'intellection rapide : je l'avais, hélas, habitué à un autre vocabulaire. Il attendait d'une femme qu'elle parlât de sa « comprenette rapide ».

Clara Malraux, Le bruit de nos pas IV. Voici que vient l'été
(Grasset, 1973, Paris, pp. 72-77)


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* « Aspect d'André Gide », Action, Mars-Avril 1922, à lire dans les gidianArchives
** Malraux, une vie dans le siècle, Jean Lacouture, Seuil, 1976 (dans la collection Points, édition mise à jour fin 75 de l'édition originale, Seuil, 1973)
*** Le bruit de nos pas IV. Voici que vient l'été, Clara Malraux, Grasset, 1973, Paris
**** Quelques pages plus tôt, Clara Malraux expliquait déjà : « J'aurais voulu travailler; André s'indignait : pourquoi avouer notre misère – qu'au demeurant tout le monde connaissait. Ecrire ? André me le déconseillait. S'il ne m'a dit que plus tard : « Mieux vaut être ma femme qu'un écrivain de second ordre », déjà il me le laissait entendre. » (Ibid. p.34)

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