mardi 30 août 2011

Gide et la commission du Front Populaire (2/2)


L'Asie au port de Dakar




Malgré les pressions sur Gide, à qui l'on apprend que le journal Gringoire menace de publier « trois colonnes de scandales »[1] sur Coppet si ce dernier ne donne pas sa démission, le voyage en AOF continue de prendre forme en cette fin 1937. Marc Allégret est même susceptible de se joindre à l'expédition, avec son frère Yves, mais la jonction ne se fera finalement pas. Gide et Pierre Herbart quittent Paris le 10 janvier 1938 pour Bordeaux où ils embarquent le 11 à bord de l'Asie.


Le fumoir de l'Asie
Le paquebot de la Compagnie des Chargeurs Réunis transformé en navire hôpital entre 1916 et 1918 a retrouvé tout son luxe et Gide y porte son tout premier smoking. Après une escale le 15 à Madère, il débarque le 19 à Dakar où il reste plusieurs jours (au moins jusqu'au 23 lorsqu'il apprend la mort de Thérèse Blum et envoie de Dakar une lettre à Léon). Les deux mois de tournée qui suivent vont n'occuper qu'une dizaine de pages du Journal, avec peu de repères[2]



Gide s'en explique dans une note :
« Tout occupé par le rapport que je devais fournir à la Commission d'Enquête qui m'avait envoyé en A.O.F., je n'ai pris, durant ce voyage, que fort peu de notes personnelles. Le reste ne présente aucun intérêt littéraire et n'a pas pas à prendre place ici. »[3]
Ce qui fait écho à sa lettre à Coppet :
« Le ton très incertain de ces pages vient de ce que je ne sais à qui elles s'adressent ; ce n'est ni un article pour le public ignorant, ni un rapport. Bref, je ne crois pas qu'il y ait lieu de les divulguer. »[4]

Une dizaine de pages seulement pour ces quelques 1800 kilomètres parcourus à travers le Sénégal, le Soudan français (actuel Mali) et la Guinée française (Guinée), mais qui reprennent et condensent les préoccupations gidiennes. Si l'on y trouve bien quelques observations zoologiques et botaniques, on sent le voyageur investi de sa « mission » et cette fois les notations « ethnologiques » ou plus largement « sociales » prennent totalement le pas sur les notes de lectures de voyage habituelles.


En orange le voyage d'après les notes du Journal,
en jaune le retour d'après les Cahiers de la Petite Dame


Pour ce qui touche aux inspections du système scolaire, Gide renonce assez vite (le sujet fera d'ailleurs partie des chapitres qui resteront à écrire, évoqués dans sa lettre à Marcel de Coppet) :

« On perd son temps, à visiter toutes ces écoles. Par acquit de conscience; pour pouvoir dire : j'ai fait ceci. Flanqué de l'administrateur, du chef de l'enseignement (fort bien) et d'un inspecteur de l'instruction (qui nous paraît remarquable). [...] Mais quoi de plus vain que cette visite sommaire, ce salut des élèves, cette poignée de main aux maîtres. Si c'est là ce qu'on appelle une « inspection », je me récuse. »[5]

Il préfère se rendre libre pour les témoignages qui viennent spontanément à lui, comme ce fut déjà le cas en 1925 au Congo. Ainsi à Kaolak :

« un indigène d'une trentaine d'années est venu nous trouver, insistant pour parler au plus tôt. Il tenait à cœur de nous exposer une affaire qui nous paraît assez importante pour mériter notre attention immédiate, et nous renonçons à notre premier projet d'aller ce matin à Guinguineo, où je ne pense pas que rien de bien intéressant nous attendît. L'indigène parle d'une voix émue; il expose décemment, modérément mais pathétiquement, certains sévices qu'auraient subis des gens de son village ; il vient de faire 80 kms en camionnette, spécialement pour nous aviser. »[6]

Chargement des arachides à Kaolack
 Gide semble mettre le doigt sur le problème des Sociétés de Prévoyance, des « coopératives » censées assurer des revenus aux cueilleurs mais qui cherchent surtout à mettre la main sur les cueillettes, d'arachide notamment, en maintenant des conditions d'esclavage. Ce sujet est traité dans le premier chapitre de son rapport à Marcel de Coppet. Le deuxième et dernier sujet traité, des cinq que devait compter le rapport, concerne les prestations, système qui transforme les indigènes en « prestataires », recrutés de force et corvéables à merci.

Gide sait, depuis le voyage de 1936, que ces deux sujets sont prioritaires pour Coppet[7]. Car pour fuir ces conditions de vie, les habitants désertent les régions proches des voies de communication et échappent à tout contrôle non seulement administratif (c'est l'administration qui contraint les habitants à travailler pour les compagnies privées au mépris de la loi mise en place par le Front Populaire), mais surtout à tout contrôle sanitaire.

Le troisième chapitre annoncé de ce rapport aurait dû porter sur l'Office du Niger. Il ne sera pas écrit, pas par Gide du moins, mais sera développé dans un livre entier par son compagnon de voyage Pierre Herbart sous le titre Le chancre du Niger. Créé en 1932, l'Office du Niger était chargé de développer l'irrigation pour la culture du coton destiné aux industries françaises. Extrêmement mal géré et servant les intérêts privés avec l'argent de la colonie, il reposait lui aussi sur le travail forcé. Dans la préface que donne Gide au livre de Pierre Herbart, il compare leur enquête à celle d'un roman policier :

« Si prospère que fût la colonie, un chancre la rongeait, la ronge encore. Une entreprise gigantesque, à première vue admirable, mais que l'examen prouve absurde, dévore chaque année les millions que réclament en vain les travaux les plus urgents, les améliorations les plus immédiatement nécessaires et du profit le plus certain. Le voyage d'études en AOF est semblable à la lecture d'un roman policier. On commence par flairer l'énigme ; on cherche le responsable de ce quelque chose qui cloche ; on interroge : l'Office du Niger est la réponse aux questions. »[8]
Le chancre du Niger, paru en 39

Le réquisitoire d'Herbart et les contrôles redoublés du Front Populaire auront des effets, de courte durée. Vichy rétablira l'organisation antérieure et les exactions reprendront comme devant. D'une manière générale, les chercheurs s'accordent à saluer les efforts de Marcel de Coppet et, si la commission allait être dissoute avant d'avoir pu donner toutes ses conclusions, ses enquêtes restent une mine de données historiques dans bien des domaines : l'alimentation surtout et l'enquête parallèle menée par Denise Savineau, mandatée par Coppet, sur la famille et la condition de la femme[9]. Pour Gide aussi ce voyage est l'occasion de se pencher sur la condition des femmes en soulignant toute l'hypocrisie masculine autour de l'excision. 

Comme lors de son Voyage au Congo, il ne faut pas attendre de lui une condamnation radicale du colonialisme, ni une opposition caricaturale entre le méchant blanc et le gentil noir. C'est ce qui a fait la force de sa critique à l'époque, critique qu'il est même prêt à pondérer encore :

« Je m'empresse d'ajouter que l'œuvre de certains administrateurs a pu m'apparaître, à plus d'une reprise, admirable; certainement je n'ai pas assez dit, et je le regrette, dans le récit de mon Voyage au Congo, tout ce que l'énergie du colon comportait souvent d'endurance, de patience, de courage, d'initiative et de vertu. Il y eut parmi eux des héros; on les souhaiterait moins rares. Ce sont le plus souvent, hélas, des jouets entre les mains de forbans qui couvrent de la vertu de ceux-ci leur négoce infâme. »[10]

« La malveillance d'un homme et d'un système » résume Le Chancre du Niger. L'homme pris dans un système : voilà le responsable. Et Gide d'oser une comparaison entre le déclin moral et les abus qu'il voit en AOF et ceux qu'il découvrait deux ans plus tôt en URSS puisque les indigènes « ne sont pas plus libres de s'évader que l'ouvrier russe ne l'est de quitter son usine, ou que le travailleur d'un kolkose de chercher mauvaise fortune ailleurs. Ils sont bouclés. » Conclusion tout aussi pessimiste que pour l'expérience communiste : « Le fait est que nombre d'entreprises, ici, ne peuvent prospérer qu'avec un système assez voisin de l'esclavage. »[11]


A ce bilan s'ajoute la tonalité sombre d'une fin de voyage chaotique. Gide est pris d'une crise néphrétique qui l'oblige à interrompre sa tournée et à précipiter le départ. La dernière note africaine du Journal est datée de Dalaba, en Guinée française, le 18 février. Venus de Kankan par la voie ferrée, ils sont descendus du train à Dabola pour rejoindre Dalaba un peu au nord-ouest. Par les Cahiers de la Petite Dame, on sait encore que Gide et Herbart ont rendu visite à Eric Allégret, frère de Marc et important planteur de bananes, à Conakry, et qu'ils ont survolés la Guinée portugaise [12]. Ils ont donc rejoint Dakar par les airs où ils ont embarqué pour un retour par Casablanca puis Marseille. Mais à Casablanca, pressés de rentrer, ils prennent à nouveau un avion et atterrissent à Paris le 6 mars 1938.

Dans ses bagages, Gide rapporte le caméléon Timothée, qui finira au Muséum, mais pas de quoi alimenter les cinq chapitres de son rapport, dont les deux premiers l'occupent jusqu'à Pâques. Dès février 1938, la commission avait suspendu ses travaux par suite de la dislocation du Front Populaire et Gide saisit l'occasion pour abandonner ce projet. Alors composer, comme il le dit à Coppet, un « Retour d'AOF », semble un peu fanfaron... Quant au « tort considérable » qu'il craint de lui faire en publiant ses conclusions, il n'est peut-être pas exagéré : tombé en disgrâce, Coppet est « muté » à Madagascar en décembre.

Ce voyage un peu dans l'ombre de ceux au Congo et en URSS reste donc à étudier plus en profondeur et peut-être retrouvera-t-on un jour les deux chapitres du rapport de Gide ? Il est en tout cas le dernier d'importance au cœur du continent africain. En 1944, Gide en exil à Alger trouve soudain l'occasion de s'envoler pour Gao mais il n'y restera que quelques jours, pris par la fièvre. C'est de là que le 24 avril 44 il écrit à Anne Heurgon sa fascination pour cette Afrique et son désir de s'enfoncer « dans les ténèbres lumineuses du monde noir. »


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[1] Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t. III, Gallimard, 1975, p. 55
[2] Notons tout de même : Dakar du 19 au 23 janvier au moins, puis Kaolak au moins jusqu'au 27 janvier, Kayes, Bafoulabé, Kita les 1er et 2 février, Bamako le 6, Siguiri le 9, Kankan le 10, rejoint Mamou par le train le 11 puis Dalaba jusqu'au 18 février.
[3] Gide, Journal 1889-1939, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1939, note ajoutée à l'entrée datée de Kaolak (janvier 1938), p. 1296
[4] Voir la lettre de Gide à Coppet dans la première partie de ce billet.
[5] Gide, Journal 1889-1939, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1939, p.1297
[6] Gide, op.cit. p. 1298
[7] Pierre Herbart, Le Chancre du Niger, introduction d'André Gide, Gallimard, 1939
[8] Voir Nicole Bernard-Duquenet, Le Front populaire et le problème des prestations en AOF, in Cahiers d'études africaines, Vol. 16, N°61-62. 1976. pp. 159-172
[9] Denise Savineau, La famille en A.O.F. : condition de la femme. Rapport inédit, L'Harmattan, 2007
[10] Gide, op. cit. p. 1300
[11] Gide, op. cit. p. 1304
[12] Maria Van Rysselberghe, op. cit. p. 75

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