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mercredi 25 novembre 2009

D'un anniversaire (6)

D'un anniversaire à l'autre : Gide a eu 140 ans dimanche. Il y a quarante ans (tiens, c'est aussi le titre d'un recueil de souvenirs de la Petite Dame...), Samuel Beckett recevait le prix Nobel vingt-deux ans après Gide dont on célébrait cette année-là le centenaire. La Quinzaine Littéraire consacrait alors un dossier à Gide, dont j'ai donné dans les précédents billets un aperçu avec les souvenirs de Pierre Herbart et les jugements de Nathalie Sarraute, Philippe Sollers et Patrick Modiano.

Le chapeau de ce dossier contraste très nettement avec ces jugements sévères d'une jeune génération "encombrée" de Gide sinon "à plaindre" de ne pas connaître ce qu'elle lui doit :


"Né, à Paris, le 22 novembre 1869, André Gide aurait eu cent ans ce mois. Cette date anniversaire nous ne voulons pas la laisser passer sans marquer au moins un temps d'arrêt.

Si Gide, en effet, ne préoccupe plus aujourd'hui beaucoup de nos jeunes gens - même ceux qui écrivent -, il a été pour nombre d'hommes et de femmes d'entre les deux guerres mieux qu'un maître à penser: le «contemporain capital», comme disait André Rouveyre, l'homme qui, usant de l'écriture comme d'un art, a formulé avec le plus de franchise et d'urgence les questions que ne pouvaient pas ne pas se poser les individus les plus conscients de ces générations. A chaque époque il semble ainsi qu'un artiste (ou deux, ou trois) parle au nom des vivants embarqués en même temps que lui dans le même voyage ou plutôt: que ces vivants se parlent à travers lui. Plus universel que Claudel, moins cérébral que Valéry, André Gide a eu le souci - ne fût-ce, souvent, qu'en parlant de lui - de révéler à ceux qui le lisaient le sentiment qu'ils constituaient, chacun, un phénomène de vie quelque peu miraculeux et en tout cas unique. Ils devaient, s'élevant de degré en degré vers plus de conscience (au sens où l'entendait Goethe) et de respect de soi (de ses instincts et de ses désirs) travailler à se rendre heureux.

Si Gide fait œuvre de libérateur (invitant à briser le carcan de la famille, à s'évader des prisons confessionnelles et sociales), s'il donne lui-même l'exemple de la parfaite disponibilité au regard de ce que lui propose la vie, qu'a-t-il fait d'autre que de donner bonne conscience à une jeunesse qui n'avait pas besoin de cette autorisation pour se détourner des questions sociales et politiques? Sans doute l'auteur des Nourritures terrestres n'échappe-t-il pas tout à fait à ce reproche. On serait pourtant mal avisé de s'en prendre, pour les mêmes raisons, à l'auteur du Voyage au Congo, de Retour du Tchad, des Souvenirs de la Cour d'assises, de retour de l'U.R.S.S et de Retouches à mon retour de l'U.R.S.S. Le devoir de chaque individu est de faire son propre bonheur, mais non aux dépens des autres, au contraire : avec les autres. Si Gide, communiste, est souvent plus près de l'Evangile que de Marx, du moins a-t-il su voir le vrai visage du stalinisme et dire, avec courage et parmi les premiers, que ce visage n'était pas beau.

Le moraliste fait souvent oublier l'écrivain. Ecrivain classique, soucieux, ici comme ailleurs, d'obéir à des règles pour mieux les transgresser au besoin, forgeant une prose qui évolue de l'affectation des premières œuvres à la transparence. (Mais ces premières œuvres, quand elles se nomment Paludes ou le Prométhée mal enchaîné, sont des chefs-d'œuvre d'ironie légère). Romancier qui, avec les Caves du Vatican et les Faux-Monnayeurs, a laissé deux œuvres maîtresses dans - ce qui est exceptionnel - des registres fort différents. Auteur de ce Journal qui ne s'achève qu'avec la mort de l'écrivain et enfin, critique, qui laisse dans l'ombre pendant trente ans au moins beaucoup de critiques professionnels.

Son œuvre est considérable. Sa vie fut plus remarquable encore et le composé harmonieux qu'elles font toutes deux n'a guère eu d'équivalent depuis qu'il a cessé de régner en souverain discret sur les lettres de ce pays. On trouvera ici des traces de l'agacement que suscite chez les écrivains d'aujourd'hui ce modèle encombrant. On plaindra les plus jeunes de ne point toujours reconnaître ses mérites, ou pis, de l'ignorer. Ils ne savent point qu'ils sont nourris de lui, qu'ils l'ont respiré dans l'air du temps, qu'ils ne penseraient point enfin ce qu'ils pensent si André Gide n'avait contribué à modifier, il y a maintenant plus d'un demi-siècle, l'atmosphère intellectuelle et sensible de notre époque."

dimanche 22 novembre 2009

D'un anniversaire (5)

En novembre 1969, la Quinzaine Littéraire célèbre les 100 ans d'André Gide. Pierre Herbart confie plusieurs anecdotes qui n'ont trouvé place dans son «A la recherche d'André Gide» mais en accusent ou en expliquent certains traits :

«Quand je serai mort, Pierre, compromettez-moi, me disait André Gide.

Ainsi Gide a cent ans. Sans doute faudrait-il, à cette occasion, offrir quelques graves réflexions concernant l'homme et son œuvre. Je me bornerai à évoquer dans ces pages le climat familier d'une amitié de vingt ans avec «le plus irremplaçable des êtres».

Gide et moi, on ne s'ennuyait pas ensemble. Nous avions constitué un petit arsenal de formules, nées de quelque circonstance, et qui s'appliquaient à bien d'autres. Par exemple: Fuyons, fuyons ces lieux intolérables soit que l'ennui nous chassât, d'un salon ou d'une ville, soit que, grillés ici, nous sentions qu'il fallait détaler au plus vite.
Cette force d'anarchie qu'il portait en lui et qui transparait fugitivement dans son œuvre, mais dont elle est imprégnée pour qui sait lire, il n'a su la libérer pour de bon que dans sa vie, au prix d'un ténébreux combat que ses «mœurs» l'aidaient à livrer.
On ne dira jamais assez l'importance des passions interdites dans la fécondation d'un artiste.


C'était dans le Caucase, entre Tiflis et Batoum. Nous faisions halte, nous petite caravane de voitures (des Lincoln), pour déjeuner, sur de grandes hauteurs, dans un site vraiment prométhéen - une sorte d'auberge très vaste. Nous en étions à peine au «chachlik» que Gide, toujours en mal de chandails, me demanda d'aller en chercher un dans l'auto. Le petit orchestre d'accordéons qui nous régalait m'accompagna de son souffle jusqu'au garage. Il y faisait obscur. Je vis, en face, un grand et gros homme qui se dandinait contre le mur. Je m'approchai. Un ours enchaîné dansait, en mesure, au son du lointain accordéon. Dans une solitude affreuse, quand même il «participait». Chandail sur le bras, j'allai rejoindre Gide.
- Venez, dis-je. Il y a quelque chose...
- Mais vous n'avez pas fini votre chachlik.
- Faites-moi confiance. Venez.
Nous arrivâmes à l'ours. Gide le contempla longuement, qui dansait, dansait, sa figure d'ours contre le mur.
- C'est atroce, dit enfin Gide. Mais vous savez, ce sera peut-être notre souvenir le moins bête d'Union Soviétique.


Mais dites-moi, à qui donc se rapporte ce pronom ? disait Gide dans des cas ambigus. Cela datait de loin, d'une lecture de Malraux (le Temps du Mépris, je crois). Gide admirait d'abord de confiance. Puis le lendemain geignait: «J'ai mal dormi : la gratte. Alors j'ai repris son Temps du Mépris là. C'est très bien. Mais dites-moi: à qui donc se rapporte ce pronom? (Et il soulignait de l'ongle une phrase). Dans ses précédents livres, je m'y retrouvais mieux. Un personnage bégaye, l'autre fume l'opium, le troisième est rôti dans une chaudière de locomotive ; on les distingue les uns des autres. Mais là !...»


En revenant d'une visite à un académicien, Gide avait l'air songeur.
- Je me demande si ce qu'on m'affirme est vrai, dit-il enfin.
- Et que vous affirme-t-on ?
- Qu'il est amoureux de son fils... Mais je me méfie : pour me faire plaisir, les gens racontent n'importe quoi.


Parmi nos formules, il y avait : Le plus bête des deux n'est pas celui qu'on pense, qui a, disait Gide, l'avantage de laisser la porte ouverte à toutes les conjectures. Et celle-ci, empruntée à Dostoïevsky: Il est si bête qu'on n'ose pas y penser. C'est en évoquant Jammes que Gide me livra cette perle...


- Je propose pour notre usage, dit Gide, un nouveau proverbe de l'enfer.
- Ah!
- Oui : A chaque jour suffit sa malice.
- Je croyais qu'on disait... «suffit sa peine.»
- Bien sûr qu'on le dit. C'est la version catholique de la chose. La juste traduction est malice. La part du mal, la nécessaire part du diable, quoi.

A la suite de la publication de certaines pages de son journal, Gide fut soupçonné d'antisémitisme. Cela me déplut. Je l'attaquai en direct.
- Je n'ai guère envie d'aborder cette question, me dit-il.
- Si, vous l'aborderez .
- Soit! Puisque vous l'exigez... Eh bien, sachez (je vis pétiller son regard) sachez que j'ai été un peu traumatisé par... eh bien oui, par... Léon Blum dont vous savez qu'il fut mon condisciple. Voilà ce qui est arrivé. Un jour ma femme fut blessée dans un accident de taxi. Le bras cassé : plâtre - clinique - etc. Un ami me dit : C'est ridicule; les taxis sont assurés; vous devez obtenir le remboursement de tous ces frais. Allez voir un avocat. Je ne connaissais d'avocat que Blum. J'y vais. Je lui raconte mon histoire. Blum me dit: «Bien sûr, ton ami a raison. Les taxis sont assurés.
Tu dois être remboursé. Moi je ne m'occupe plus de ce genre de choses. Je vais t'adresser à un ami sûr, maître Blumenfeld. Il prendra ton affaire en main». Je vais chez Blumenfeld. Un homme charmant. Il me demande une «provision» que je lui donne. Le temps passe, et j'oublie. Puis je me souviens et je retourne chez Blumenfeld. «J'allais justement vous écrire que la provision était insuffisante, dit-il, et vous demander de la doubler». Je fais un chèque. Le temps passe, et j'oublie. Puis je me souviens et je retourne chez Blumenfeld. Mais je ne me rappelais pas l'étage
et j'interroge la concierge.
- Maître Blumenfeld ? ricane-t-elle. Il a levé le pied avec l'argent de ses clients.
Je saute dans un taxi et je vole quai Bourbon. «Tu sais, Léon, dis-je à Blum, je te retiens avec ton Blumenfeld.» Et je lui raconte. «Ah! le malheureux! s'écrie Blum. Il a recommencé!»
Une pause tandis que je me pâme de rire. - «Alors, vous comprenez, cela m'a rendu circonspect». Encore une pause, puis : ... « Mais peut-être pas dans le sens que vous imaginez. Blum qui faisait confiance à cet avocat véreux, en abusant de la mienne bien sûr... Mais enfin, c'était de la générosité - de la générosité juive. Vous voyez, Pierre : Problème!»


Les grands hommes suscitent de folles amours et aussi des amours de folles. J'ai connu à Gide plusieurs folles. L'une d'elles m'est restée en mémoire.
C'était aux petites heures. Mal ressuyé d'une nuit éprouvante passée hors les murs, je somnolais.
Gide paraît devant mon lit, en «pudjama» comme il disait, un peu hagard, quelques cheveux
dressés sur le bord du crâne.
- Cher, de grâce aidez-moi, dit-il
- Mais, Gide, l'aube point à peine.
- C'est que, vous n'imaginez pas, il y a là une personne... (il s'approche de moi, et à voix basse) Une folle!
- Comment donc?
- Oui, elle est là, avec deux grosses valises. Elle s'installe.
- Mais pourquoi ?
- Allez savoir! Elle m'a dit: «Je me rends à votre appel, maître. Me voici.» J'avoue que j'ai un peu perdu la tête. J'ai dit que j'allais vous chercher. J'ai dit : mon secrétaire. Pierre, aidez-moi, par pitié. Vous sentez bien que je ne puis, à moi tout seul, surmonter cette épreuve.
Je mis une robe de chambre et me laissai entraîner dans l'appartement mitoyen.
- Elle est là, souffla Gide en me montrant du pouce une porte fermée. Je vous en conjure, tâchez
de tirer les choses au clair. Je m'esquive. Et dire que je n'ai pas pris mon breakfast !
J'entrai. Je vis une dame, assise au bord d'un fauteuil, l'air calme, digne.
- Vous êtes le secrétaire du maître ? dit-elle.
Je m'inclinai.
- Vous le voyez, je me suis rendue à son appel.
- Puis-je vous demander, Madame, par quelles voies vous est parvenu cet... appel !
Elle sourit finement :
- Oh! Monsieur. Je sais lire entre les lignes. C'est grâce à son dernier livre...
- Et quel livre ?
- Mais, Patchouli. Oh, je sais bien qu'il ne l'a pas signé de son nom, qu'il a pris un pseudonyme, comme pour la plupart de ses œuvres.
- Je vais en référer au maître.
Gide me guettait dans le couloir:
- Eh bien ?
- Eh bien, ça va mal. Elle a lu Patchouli.
- Quoi ?
- Patchouli, votre dernier livre, et...
- Il faut réagir, s'écria Gide. Allons!
La dame resta assise.
- Mon secrétaire m'a dit, commença Gide.
- Je vois, maître, que vous m'avez comprise à demi mot. J'ai senti quel labeur gigantesque vous aviez entrepris, en lisant votre dernier livre.
- Patchouli ?
- Oui, Patchouli. A vous seul, penser, composer, écrire tout se qui se publie en France. (Elle se leva.) Je suis venue vous aider dans cette tâche.
- Hélas, Madame... balbutia Gide.
- Oh! Maître, permettez-moi une remarque : De tous les livres que vous avez écrits, les meilleurs ne sont pas ceux que vous avez signés de votre vrai nom. (Gide eut un haut-le-corps.) Quelle modestie ! quelle leçon !
- Hélas, Madame! accablé par ces travaux d'Hercule, j'ai déjà engagé une personne qui me prête son concours. Vous l'entendez du reste. (En effet, la secrétaire de Gide venait d'arriver et, troublée par cette présence féminine près de son dieu, tapait furieusement à la machine dans la pièce contiguë.)
Gide s'inclina:
- Madame !
- Eh, maître, que deviendrai-je ? J'ai tout abandonné, ma maison, ma vieille mère. Que faire, dites-moi, que faire ?
- Apprenez l'anglais! dit Gide d'un ton alerte.
Contre toute attente, la dame frappa allègrement dans ses mains :
- Merci, maître. Oh ! merci!
Elle s'élança dans le vestibule, saisit ses lourdes valises et s'en fut.
- Ouf, dit Gide.
- Quand même, l'anglais, c'était un coup de génie, constatai-je.
Gide prit un air modeste :
- Voyez-vous, Pierre, dans ces cas là, il importe de ne pas désespérer l'âme en peine. Il faut montrer une voie.


Une amie avait donné à Gide un caniche, une bête grincheuse et, de toute évidence, hystérique. Gide s'essayait à la dresser. Par exemple, ayant par inadvertance marché sur la patte de l'animal qui se mettait à hurler, il lui donnait une bonne tape «pour lui inculquer, disait-il, le sentiment de la faute».
Un matin, Gide me dit :
- Qu'en pensez-vous, Pierre : si nous allions à Tahiti ?
Et devinant ma perplexité :
- Vous voyez ça, là sur la table... C'est le manuscrit de X... Un riche collectionneur suisse m'en propose X... francs. Je crois que cela paierait le voyage.
Je me retirai, rêvant à Tahiti.
Pendant le déjeuner, que nous prenions chez la Petite Dame, Eugénie la femme de ménage de Gide, fit irruption dans la salle à manger:
- Monsieur, Monsieur ! Venez ! le chien mange tout.
.- Mais quoi ?
- Vos papiers.
Dans la bibliothèque, un spectacle désolant nous attendait. Le manuscrit, en tout petits morceaux, jonchait le tapis.
Gide haussa les épaules:
- Pas de Tahiti, dit-il.
A quelques jours de là, je trouvai Gide «au travail».
- J'étais d'autant plus ennuyé avec ce manuscrit, dit-il, que j'avais glissé dedans l'adresse du riche collectionneur. Cet imbécile de chien a tout déchiré. Heureusement ce Suisse m'a téléphoné. J'ai laissé l'affaire pendante.
- A quoi bon, puisque le chien a tout boulotté.
- On ne me prend pas sans vert. (Et d'un air gourmand) : Regardez. Je fais un faux manuscrit. C'est long. Mais ne croyez pas que ça m'ennuie. J'invente des corrections !
Nous n'allâmes pas à Tahiti, bien par ma faute.


En 1941, Gide, à Nice, se plaisait à répéter cette phrase: L'art vit de contrainte et meurt de liberté - dans un moment où, dans ce domaine, la censure sévissait. Quand je m'indignais en disant: «Vous savez bien que cette contrainte, vous entendez vous l'imposer à vous-même. En disciplinant votre création ; vous n'admettriez pas qu'elle vous soit imposée par un quelconque Vichy. Vous jouez sur une équivoque».
- Bien sûr. Et mieux, je joue sur les deux tableaux, car je prétends gagner sur les deux : la contrainte dont je me châtie m'amènera, si j'ai du talent, à une certaine perfection ; celle qu'on m'impose me contraindra à inventer les moyens de la déjouer. Ils existent. Ces gens-là sont, pour finir, des imbéciles. On ne brigue pas un poste de gouvernement sans posséder, à son insu certes, une foncière vulgarité d'âme et d'esprit, en dépit de leur astuce à tous. Quel plaisir de s'en jouer ! Et remarquez nos verbes, Pierre : jouer, déjouer, se jouer.
Toujours l'idée de jeu. «L'œuvre sera joyeuse ou ne sera pas », aurait pu dire Breton.
- Et s'ils vous contraignaient simplement à vous taire ? Cela s'est vu.
- La belle affaire ! Qu'importent vingt ans de silence ? Et puis, on écrit trop, pensait Lafcadio ; je
crois même qu'il l'a dit...
- Ainsi, vous croyez que vos deux contraintes...
- Se combineront, oui. En une combine, pour faire la nique à cette chose bête et basse : le pouvoir.
Que n'ai-je, requis que j'étais par ce que je croyais être des «réalités» plus pressantes, talonné Gide sur cette voie où se révélait une dimension qui, peut-être, manque à sa pensée, par excès de balance.
Là, dans cette chambre de l'hôtel Adriatic où Gide grelottait sur son lit (j'avais beau allumer dans la cheminée des journaux !), moi marchant au hasard autour de lui, ah ! que ne l'ai-je poussé plus loin ?
Du moins, ai-je eu le bon esprit d'écrire cette «conversation», en rentrant chez moi. Nous ne l'avons jamais reprise. L'amitié, décidément, n'est que l'histoire des occasions perdues.


- J'en ai assez d'errer dans cet appartement. Je me sens claustrophobé.
- Moi aussi.
- Eh bien, allons à Taormine.
Le jour même nous prenions l'avion pour Syracuse.
- Avant de louer une auto, dit Gide, je veux vous montrer la fontaine Aréthuse.
Il m'y conduit:
- Là, en-dessous, regardez... Ça ne vous émeut pas ?
- Non.
- C'est que vous êtes si ignorant.
Je lui récitai aussitôt le mythe de la nymphe de Diane.
- Et alors, rien... Pas d'émotion
- Non.
- Moi non plus... «Fuyons, fuyons ces lieux intolérables.»
A Taormine, la vie devint bientôt difficile. Par malheur, l'hôtelier nous avait donné des chambres indépendantes du reste de l'auberge, avec un escalier privé donnant sur la rue - ce qui permettait une incessante circulation.
Nous rencontrâmes Truman Capote et Donald Windham pour qui je me pris d'une vive sympathie. Quand nous partîmes, Windham me donna un livre de lui: Dogstar.
- Qu'est-ce que c'est ce livre? me demanda Gide, dans l'auto.
- Un livre de Donald.
Il le feuilleta un moment puis, soudain, le jeta par la portière.
Furieux, je fis arrêter l'auto, envoyai le chauffeur rechercher le volume sur la route.
Dogstar me plut tant qu'avec Elisabeth Van Rysselberghe je le traduisis. Gide ne voulut jamais le lire. Il avait ainsi des obstinations, des répugnances, incompréhensibles chez un esprit si curieux.


J'étais à Cabris avec Roger Martin du Gard, tandis que la mort rôdait déjà autour de Gide, à grands pas de loup. Alertés par un télégramme, nous regagnâmes l'un et l'autre Paris. Il se levait encore, mais de quelle démarche titubante ! - et ce fut, peu après mon arrivée pour gagner sa bibliothèque où il voulait consulter un livre :
- Aidez-moi, Pierre, à retrouver ce passage dans Proust, vous savez vers la fin, à cette «matinée» chez le prince de Guermantes où l'on retrouve l'ancienne Madame Verdurin et que tout le monde lui apparaît grimé - et tout le monde l'est par l'âge - il... ah! tâchez de me dégoter cela...
Je pris le Temps retrouvé et le lui tendis, ouvert à la bonne page.
- Non. Lisez. Je vois trouble. Je ne peux plus.
Gilberte de Saint-Loup me dit : «Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant?» Comme je répondais: «Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme», j'entendis que tout le monde riait, et je m'empressai d'ajouter: «ou plutôt avec un vieil homme». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer comme elle certains changements, qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait: «C'est maintenant presque un grand jeune homme ». Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé.»
- Oui, oui... Voilà ce qui m'arrive. Je suis vieux, n'est-ce pas, et je vais mourir... Eh bien, je n'ai pas encore compris que je n'étais plus un jeune homme.
Les heures passaient lentement, avec une étrange précipitation. Il somnolait sur son lit, dans cette chambre dépouillée de toute trace de confort. Le jour interminable sombrait tout de suite dans la nuit. C'est à une de ces aubes-là qu'il dut écrire, de quelle écriture tremblée! la phrase qui termine son Ainsi-soit-il...
Ce n'est pas ma propre position dans le ciel par rapport au soleil qui doit me faire trouver l'aurore moins belle.
Le médecin avait ordonné des piqûres de morphine, non qu'il souffrît, mais pour son cœur.
Comme je m'avançais avec la seringue, il me dit:
- Qu'est-ce que vous allez me faire là ?
- De la morphine.
- Non, Pierre, je vous en prie... N'allez pas me priver de la mort. Je veux voir comment ça se passe.
J'eus un moment de faiblesse. Il reposait inerte - et je le croyais inconscient. A son chevet, sa main dans la mienne, j'appuyai mon front sur ses doigts.
- Gide! Ne nous quittez pas, murmurai-je.
Il tressaillit - et sa voix, faible mais nette, me parvint, pour la dernière fois :
- Qu'est-ce que vous racontez là ?

Roger Martin du Gard couchait dans la bibliothèque sur un lit de fortune qu'on lui avait dressé.
Dix fois, je venais le trouver. Nous échangions, sans rien dire, un regard.
Les apprêts de cette mort paraissaient bâclés, prenaient le caractère provisoire qui avait marqué toute cette vie.
La présence de Roger était le seul recours.
La dernière nuit, éreintés par les veilles, je dis à l'infirmière d'aller chercher une bouteille de champagne dans le réfrigérateur.
Fût-ce le passage du froid à la chaleur de la chambre, ou maladresse de ma part, la bouteille quand je la débouchai, laissa fuser un flot de mousse dont Gide fut inondé.
Ses yeux s'entrouvrirent, et je crus y lire un éclair de malice.
Je compris qu'il avait reçu les saintes huiles et qu'il allait mourir.
Pierre Herbart»

samedi 21 novembre 2009

D'un anniversaire (4)

Toujours à l'occasion du centième anniversaire de la naissance d'André Gide en novembre 1969, la Quinzaine Littéraire donne la parole à trois écrivains (et à une étudiante en philosophie). Voici le premier de ces quatre jugements, André Gide vu par...

"Nathalie Sarraute

André Gide, aujourd'hui, ne représente plus grand chose pour moi. Je ne l'ai plus relu depuis longtemps. Il fut en revanche très important pour ma génération. A dix-huit ans nous étions exaltés par les Nourritures terrestres. Je me souviens avoir lu ce livre après l'avoir plongé dans l'eau de la Méditerranée! Mais, à vrai dire, j'étais par moments gênée par sa forme emphatique, incantatoire. Quant à ses romans, leur substance m'a toujours paru pauvre et leur écriture précieuse et compassée. Dans les Faux-monnayeurs, il y a peut-être une prescience de certaines voies que le roman a empruntées plus tard, mais j'avoue que, sur le moment, je ne m'en suis pas rendue compte, le roman m'a paru plat.
Dans son œuvre, je plaçais à part Paludes où la forme gidienne, avec ses raffinements et ses maniérismes, sert admirablement son propos. Oui, Paludes est un joyau. Il me semblait qu'à un bien moindre degré, car là Gide ne s'était pas arraché à la convention, les Caves du Vatican étaient dans leur genre, une réussite. Nous étions surtout intéressés par son œuvre critique : Incidences, Prétextes, Nouveaux prétextes. Il y montrait, à l'égard de toutes les gloires officielles de l'époque, la même indépendance qu'il manifestait vis-à-vis de la morale traditionnelle. Il a osé dire que le jeu de Sarah Bernhardt avait été détestable. Il nous confirmait qu'Ubu était une grande pièce et que Curel ou Bernstein, alors illustres, étaient de piètres écrivains. Il a parlé de Dada d'une façon pénétrante. Il a voulu faire connaître mieux Dostoïevski en France. Il était un homme en éveil, luttant sans cesse pour se libérer, pour passer outre à tous les interdits. Sa présence et sa parole étaient pour nous un soutien. Son goût comptait pour nous. Quand j'ai fini Tropismes, j'ai souhaité que Gide lise le livre. Je me suis dit qu'il ne l'a pas lu... pour me consoler."

vendredi 20 novembre 2009

D'un anniversaire (3)

Poursuivons la lecture rétro-active du centenaire de Gide paru dans la Quinzaine Littéraire avec cette fois Gide vu par...

"Philippe Sollers

André Gide n'a jamais représenté rien de décisif pour moi, sauf en ce qui concerne sa position critique, ce qu'on pourrait appeler son système de lecture, très différencié et ambigu.
Il serait intéressant d'étudier la façon dont Gide est devenu une formation de compromis, pratiquant une politique de «troisième force» entre ce qu'il y avait d'archi-réactionnaire dans la littérature de la fin du XIXe siècle et une certaine attention qu'il a tenté de porter sur les percées révolutionnaires qu'étaient le surréalisme, le marxisme, le freudisme. Entre ces deux voies, il occupait une position de centralisation imaginaire; c'est ce qui donne ce caractère de musée à son œuvre, ce qu'on pourrait appeler, n'est-ce pas, la nécropole NRF.
On peut suivre à la trace, dans le Journal, l'effort qu'il fait pour s'arracher à son classicisme congénital et pour s'ouvrir à des révolutions dont il sent bien le caractère radical mais qui l'inquiètent. Cet effort a même quelque chose de pathétique. A certains moments, il est tout près de basculer et puis il décroche, il temporise. Dans chaque livre qu'il a ouvert, on trouverait une fleur fanée.
Il lit Lautréamont en 1905, c'est-à-dire extraordinairement tôt. II saisit immédiatement son importance. «La lecture (...) du 6e chant de Maldoror me fait prendre en honte mes œuvres et tout ce qui n'est que le résultat de la culture en dégoût.» Bien! Mais, après avoir aperçu et placé, de manière remarquable, Lautréamont, il se dérobe, il ne revient plus sur ce sujet. Même chose pour Mallarmé, qu'il ne reconnaît que de façon superficielle (tout en restant méfiant vis-à-vis de l'inanité «poétique» de Valéry). Pour le reste, le Journal montre, en effet, une culture «encyclopédique». Il connaît la littérature du monde entier mais s'il s'intéresse à tout, il demeure toujours en centre de l'hémicycle, c'est un représentant parfait de sa classe.
Vis-à-vis de Freud, c'est le même mouvement. En 1922, il dit qu'il fait du freudisme depuis dix ans, quinze ans, sans le savoir, et il conclut bizarrement:
«Il est grand temps de publier Corydon». Donc, très éveillé, intéressé, mais, tout de suite, c'est le refus, la fermeture, la fuite. En 1924, il nous apprend que «Freud est gênant ». «Il me semble qu'on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique (... ) Que de choses absurdes chez cet imbécile de génie.» Ce jugement pèse, évidemment, son poids d'aveuglement révélateur.
Même chose pour le marxisme. Il dit avoir essayé de lire Marx, il a lu sans doute quelques livres de Lénine et ses prises de position politiques, au moment de la montée du fascisme, ne sont certainement pas à négliger. Mais en même temps, c'est dans ce domaine que l'ambiguïté culmine. En parlant de Marx, il se trahit, il s'avoue: «Dans les écrits de Marx, j'étouffe. Il lui manque quelque chose, je ne sais quelle ozone indispensable à la respiration de mon esprit.» Vous voyez : toujours cet effort pour se libérer de la marque psychologique et son inaptitude à le faire.
On peut dire que Gide avait une avance considérable sur les autres acteurs de la littérature ou de la culture françaises de son temps, mais le retard de l'idéologie bourgeoise, dont il est malgré tout le représentant, ce retard, lui, est constant et ne bouge pas. II reste un idéologue bourgeois qui voudrait bien changer de terrain car il sent bien que tout se passe ailleurs mais, non, il ne peut pas s'y faire, il le dit lui-même après la lecture de Marx: «Je sortais de là, chaque fois, courbaturé». Ce qui courbature Gide, c'est Marx. Alors, sa venue brève et hâtive au communisme, si elle doit être saluée, doit être réduite à ce qu'elle est : une affaire sentimentale. Il a horreur de la théorie qu'il trouve bien entendu «inhumaine». Il préfère «la chaleur du cœur». Quand il oppose l'idéalisme et le matérialisme, il refuse de choisir l'un ou l'autre. Non! Il voudrait que l'on remplace matérialisme par rationalisme : grâce à ce tour de passe-passe, on pourrait tout réconcilier.
Comme écrivain, il ne m'a jamais touché et il me semble que sa syntaxe est sans intérêt. Mais son itinéraire intellectuel n'est pas sans dignité. Il serait utile d'en faire une analyse approfondie où l'on verrait se formuler toutes les composantes de cette idéologie «de la rue Vaneau» qui nous paraît aujourd'hui sans réalité. Gide est le symptôme aigu d'une idéologie mystifiée, incapable, malgré son désir, de remettre en question les fondements de sa propre culture. En ce sens, il est tout à fait exemplaire.
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jeudi 19 novembre 2009

D'un anniversaire (2)

Suite du dossier du centenaire de Gide dans la Quinzaine Littéraire n°82 du 1er au 15 novembre 1969, avec Gide vu par...

"Patrick Modiano

Pour moi, André Gide n'a jamais compté et je crois qu'il en va de même pour toute ma génération. Au lycée, on nous parlait des Nourritures terrestres et j'ai été complètement déçu. Le livre datait terriblement et c'était un mystère, pour moi, que nos aînés aient pu lire ce livre en y entendant une sorte de cri de libération. Littérairement, je ne pouvais goûter ce livre. II baigne dans une atmosphère orientale, il dégage des fumées d'encens et, comment dire, un côté rahat-loukoum. C'est même étrange, ce livre qui ne parle que de ferveur et de désir, il ne s'y exprime qu'une accablante onctuosité.
C'est peut-être de ce seul point de vue qu'il mérite d'être lu : comme une espèce de curiosité et aussi comme un signe. II montre qu'en l'espace de quarante ans, une parole qui fut reçue comme subversive, est devenue une parole mièvre et conventionnelle. Les autres ouvrages de Gide ne m'intéressent pas beaucoup plus. Je suis frappé par sa sécheresse de cœur. Celle-ci me paraît si évidente que l'onctuosité des Nourritures, on soupçonne qu'elle n'est là que pour la masquer. C'est vrai, il a une sorte d'inquiétude, il s'agite en tout sens, il a de la bonne volonté, parfois, il voudrait sortir de son système, mais les forces lui manquent. Il n'arrivait jamais à étreindre ce qu'il aurait dû étreindre.
Deux livres peuvent à la rigueur être sauvés : d'abord Paludes, qui est un divertissement merveilleux, peut-être aussi les Faux-monnayeurs. Personnellement, je ne l'ai pas beaucoup aimé, mais il y a là un travail littéraire étrange, ce roman dans le roman. Quant au Journal, ces rhumes, toujours ces rhumes...
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mercredi 18 novembre 2009

D'un anniversaire (1)

Après l'hommage de 1928 et en attendant celui de 2009 (?), transportons-nous en 1969 : Gide a 100 ans.

La une de la Quinzaine Littéraire n°82 (du 1er au 15 novembre 1969) montre un portrait de Beckett sur fond bleu et ce bandeau en bas de page : "Le centenaire de Gide". Six pages sont consacrées à cet anniversaire avec pour gros morceau des souvenirs de Pierre Herbart qui n'ont pas trouvé leur place dans son A la recherche d'André Gide (Gallimard, 1952), des "Jugements et reflets" tirés du Gide de Jean-Jacques Thierry (Pour une bibliothèque idéale, Gallimard, 1962), une lettre inédite de Gide à Denoël datée du 16 décembre 1943, le fac-similé de la dernière page du Journal de Gide et des propos actuels recueillis par Gilles Lapouge.

C'est par ces propos que je commence aujourd'hui, et jusqu'au 22 novembre, la transcription de cet étrange hommage, et par le plus insignifiant d'entre eux, a priori...

Voici donc Gide vu par...

"Une étudiante en philosophie

D'une manière générale, Gide, pour moi, fait vieillot, désuet, empoussiéré, on dirait un salon de grand bourgeois dans lequel passent des jeunes gens frileux qui se proclament libérés et ferment toutes les fenêtres de peur de s'enrhumer. Quand* aux tourments de leur âme, eh bien, nous avons aujourd'hui d'autres problèmes."


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* Sic. Je ne peux pas croire que cette faute n'est qu'une coquille. Elle sonne trop juste dans les propos de notre étudiante qui a d'autres problèmes...