(Cet article de Jean-Paul Sartre paru dans
Les Temps Modernes n° 66 de mars 1951 ne figure pas dans les
Gidian Archives. Il nous a semblé utile de réparer ce manque.)
"Gide vivant, par Jean-Paul Sartre
On le croyait sacré et embaumé : il
meurt et l'on découvre combien il restait vivant ; la gêne et le
ressentiment qui transparaissent sous les couronnes mortuaires qu'on
lui tresse de mauvaise grâce montrent qu'il déplaisait encore et
déplaira longtemps ; il a su réaliser contre lui l'union des
bien-pensants de droite et de gauche et il suffit d'imaginer la joie
de quelques augustes momies criant : « Seigneur, merci; c'est
donc lui qui avait tort puisque c'est moi qui survis », il
suffit de lire dans L'Humanité : « C'est un cadavre qui
vient de mourir », pour connaître de quel poids cet homme de
quatre-vingts ans qui n'écrivait plus guère pesait encore sur les
lettres d'aujourd'hui.
Il y a une géographie de la pensée :
de même qu'un Français, où qu'il aille, ne peut faire un pas à
l'étranger sans se rapprocher ou s'éloigner aussi de la
France, de même toute démarche de l'esprit nous rapprochait ou nous
éloignait aussi de Gide. Sa clarté, sa lucidité, son
rationalisme, son refus du pathétique donnaient permission à
d'autres de risquer la pensée dans des tentatives plus troubles,
plus incertaines : on savait que dans le même temps une intelligence
lumineuse maintenait les droits de l'analyse, de la pureté, d'une
certaine tradition; eût-on sombré dans un voyage de découverte, on
n'entraînait pas l'esprit dans le naufrage. Toute la pensée
française de ces trente dernières années, qu'elle le voulût ou
non, quelles que fussent par ailleurs ses autres coordonnées, Marx,
Hegel, Kierkegaard, devait se définir aussi par rapport à
Gide.
Pour ma part les restrictions mentales,
l'hypocrisie, pour tout dire l'abjecte puanteur des articles
nécrologiques qu'on lui a consacrés m'ont donné trop de déplaisir
pour que je songe à marquer ici ce qui nous séparait de lui. Mieux
vaut rappeler les dons inestimables qu'il nous a faits.
J'ai lu sous la plume de confrères –
qui ne m'ont jamais étonné par leur témérité – qu'il « vivait
dangereusement sous trois épaisseurs de gilet de flanelle ».
La sotte raillerie. Ces timorés ont inventé une curieuse défense
contre l'audace des autres : ils ne daignent l'admettre que si
elle se manifeste en même temps dans tous les domaines. On eût
pardonné à Gide de risquer sa pensée et sa réputation s'il avait
risqué sa vie et, singulièrement, bravé la fluxion de poitrine. On
affecte d'ignorer qu'il y a des courages, et qui sont
différents selon les gens. Eh bien oui, Gide était prudent, il
pesait ses mots, hésitait avant de donner sa signature, et, s'il
s'intéressait à un mouvement d'idées ou d'opinion, il s'arrangeait
pour n'y donner qu'une adhésion conditionnelle, pour rester en
marge, toujours prêt à la retraite. Mais le même homme osa publier
la profession de foi du Corydon, le réquisitoire du Voyage
au Congo, il eut le courage de se ranger au côté de l'U.R.S.S.
quand il était dangereux de le faire et celui, plus grand encore, de
se déjuger publiquement quand il estima, à tort ou à raison, qu'il
s'était trompé. C'est peut-être ce mélange de cautèle et
d'audace qui le rend exemplaire : la générosité n'est
estimable que chez ceux qui connaissent le prix des choses et,
semblablement, rien n'est plus propre à émouvoir qu'une témérité
réfléchie. Écrit par un étourdi Corydon se fût réduit à
une affaire de mœurs; mais si l'auteur en est ce rusé Chinois qui
pèse tout, le livre devient un manifeste, un témoignage dont
la portée dépasse de loin le scandale qu'il provoque. Cette audace
précautionneuse devrait être une « Règle pour la direction de
l'esprit »; retenir son jugement jusqu'à l'évidence et, lorsque la
conviction est acquise, accepter de payer pour elle jusqu'au dernier
sou.
Courage et prudence : ce mélange bien
dosé explique la tension intérieure de son œuvre. L'art de Gide
veut établir un compromis entre le risque et la règle; en lui
s'équilibrent la loi protestante et le non-conformisme de
l'homosexuel, l'individualisme orgueilleux du grand bourgeois et le
goût puritain de la contrainte sociale; une certaine sécheresse,
une difficulté à communiquer et un humanisme d'origine chrétienne,
une sensualité vive et qui se voudrait innocente; l'observance de la
règle s'y unit à la quête de la spontanéité. Ce jeu de
contrepoids est à l'origine du service inestimable que Gide a rendu
à la littérature contemporaine : c'est lui qui l'a tirée de
l'ornière symboliste. La deuxième génération symboliste s'était
persuadée que l'écrivain ne pouvait traiter sans déchoir que d'un
très petit nombre de sujets, tous fort élevés, mais qu'il pouvait,
sur ces sujets bien définis, s'exprimer n'importe comment. Gide nous
a libérés de ce chosisme naïf : il nous a appris ou réappris que
tout pouvait être dit – c'est son audace – mais selon
certaines règles du bien-dire – c'est sa prudence.
De cette prudente audace procèdent ses
perpétuels retournements, ses oscillations d'un extrême à l'autre,
sa passion d'objectivité, il faudrait même dire son «
objectivisme » – fort bourgeois, je l'avoue –, qui le fait
chercher la Raison jusque chez l'adversaire et se fasciner sur
l'opinion d'autrui. Je ne prétends point que ces attitudes si
caractéristiques puissent nous être profitables aujourd'hui, mais
elles lui ont permis de faire de sa vie une expérience sévèrement
menée et que nous pouvons assimiler sans aucune préparation; en un
mot, il a vécu ses idées; l'une surtout : la mort de
Dieu. Je n'imagine pas qu'un seul croyant d'aujourd'hui ait été
conduit au christianisme par les arguments de saint Bonaventure ou de
saint Anselme; mais je ne pense pas non plus qu'un seul incroyant ait
été détourné de la foi par les arguments contraires. Le problème
de Dieu est un problème humain qui concerne le rapport des hommes
entre eux, c'est un problème total auquel chacun apporte solution
par sa vie entière, et la solution qu'on lui apporte reflète
l'attitude qu'on a choisie vis-à-vis des autres hommes et de
soi-même. Ce que Gide nous offre de plus précieux, c'est sa
décision de vivre jusqu'au bout l'agonie et la mort de Dieu. Il eût
pu, comme tant d'autres, parier sur des concepts, décider à vingt
ans de sa foi ou de son athéisme et s'y tenir toute sa vie. Au lieu
de cela, il a voulu éprouver son rapport à la religion et la
dialectique vivante qui l'a conduit à son athéisme final est un
cheminement qui peut se refaire après lui, mais non pas se fixer par
des concepts et par des notions. Ses interminables discussions avec
les catholiques, ses effusions, ses retours d'ironie, ses
coquetteries, ses ruptures brusques, ses progrès, ses piétinements,
ses rechutes, l'ambiguïté du mot Dieu dans son œuvre, son refus de
l'abandonner alors même qu'il ne croit plus qu'à l'homme, toute
cette expérience rigoureuse, enfin, ont fait plus pour nous éclairer
que cent démonstrations. Il a vécu pour nous une vie que
nous n'avons qu'à revivre en le lisant; il nous permet d'éviter les
pièges où il est tombé ou d'en sortir comme il en est sorti; les
adversaires qu'il a déconsidérés à nos yeux, ne fût-ce qu'en
publiant leur correspondance, ne peuvent plus nous séduire. Toute
vérité, dit Hegel, est devenue. On l'oublie trop souvent, on voit
l'aboutissement, non l'itinéraire, on prend l'idée comme un produit
fini sans s'apercevoir qu'elle n'est rien d'autre que sa lente
maturation, qu'une succession d'erreurs nécessaires qui se
corrigent, de vue, partielles qui se complètent et s'élargissent.
Gide est un exemple irremplaçable parce qu'il a choisi. au contraire
de devenir sa vérité. Décidé abstraitement à vingt ans,
son athéisme eût été faux; lentement conquis, couronnement d'une
quête d'un demi-siècle, cet athéisme devient sa vérité concrète
et la nôtre. A partir de là les hommes d'aujourd'hui peuvent
devenir des vérités nouvelles."
(Les Temps Modernes, No 66,
mars 1951
repris dans Situations, IV, NRF, Gallimard 1964)