mardi 11 novembre 2008

14-18 ou le plus extraordinaire est toujours à venir

"Vers 3 heures, le tocsin a commencé à retentir. [...] J'ai couru chercher Mius dans le jardin, pour l'avertir ;et comme je revenais, n'ayant pu rencontrer qu'Edmond, j'ai vu Em. Dans l'allée aux fleurs, les traits décomposés, qui nous a dit en retenant mal ses sanglots : "Oui, c'est bien le tocsin ; Hérouard vient de Criquetot ; l'ordre de mobilisation est donné."
Les enfants étaient partis pour Etretat à bicyclette. Par besoin de m'occuper, j'ai voulu aller à Criquetot porter deux lettres et prendre possession de l'enveloppe chargée que je savais être arrivée. Le tocsin s'était tu ; après l'immense alarme promenée sur tout le pays, il n'y avait plus qu'un oppressant silence. Une pluie fine tombait par instants.
Dans les champs quelques gars prêts à partir continuaient leur labour ; j'ai croisé sur le route Louis Freger, notre fermier, appelé le troisième jour, et sa mère qui va voir s'en aller ses deux enfants. Je n'ai su que leur serrer la main sans rien dire
." André Gide, Journal, 1er août 1914.

Entre Cuverville où il apprend la mobilisation et où tout au long de la guerre il jouera son rôle de "châtelain" aux côtés de Madeleine en venant en aide du mieux qu'il peut aux habitants, et Paris où se poursuit tant bien que mal l'aventure littéraire et où là aussi il donne de son temps au Foyer Franco-Belge, Gide traverse la guerre en étant, si l'on peut dire, sur tous les fronts.

En 1914 paraissent Les caves du Vatican.

En 1915 et 1916, Gide connaît une crise morale et religieuse intense qui donnera naissance à Numquid et tu... ?. Ses amis se convertissent au catholicisme, Madeleine elle-même semble se rapprocher de Rome. Ouvrant par hasard une lettre de Ghéon, venue du front, elle a la confirmation de ses doutes sur les moeurs de son mari. Ce sont vingt pages arrachées au Journal de mai 1916. "[...]on eût dit les pages d'un fou", écrit Gide.

C'est aussi en décembre 1916 que dans le train qui les ramènent de l'enterrement de Verhaeren, Gide fait savoir à Elisabeth van Rysselberghe, par un étrange billet : "Je n'aimerai jamais d'amour qu'une seule femme ; je ne puis avoir de vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et à n'en pas avoir moi-même." L'enfant, Catherine, naîtra quelques années plus tard.

En 1917, c'est le début de la liaison entre Gide et Marc Allégret, qui a alors 16 ans. Marc est d'abord X. dans le Journal, puis devient Michel, Gide se changeant pour sa part en Fabrice dont il parle, en narrateur, à la troisième personne. Mais "Que me sers de reprendre ce journal, si je n'ose y être sincère et si j'y dissimule la secrète occupation de mon coeur ?" se demande Gide le 20 septembre 1917.

Marc apporte la sérénité à Gide et une nouvelle exaltation qui lui permet de débuter Les Nouvelles Nourritures. En juin 1918, ils embarquent pour l'Angleterre. Madeleine brûle alors toutes les lettres qu'ils ont échangées depuis leur jeunesse. Il l'apprend après l'armistice, le 21 novembre 1918. "Je souffre comme si elle avait tué notre enfant...", commente Gide qui entre de nouveau dans une période tourmentée.

Et c'est le jour même de cet armistice que Madame Théo, Maria van Rysselberghe alias La Petite Dame, commence la rédaction de ses "Notes pour l'histoire authentique d'André Gide" :

"Saint-Clair, 11 novembre 1918.
Dater de la victoire ce cahier, où je prends la résolution de noter pour toi, selon la promesse que je te fis, tout ce qui éclaire la figure de notre ami et dont je sois témoin, m'incite à commencer aujourd'hui. Cela me coûte un grand effort : sentiment d'insuffisance d'abord, et aussi celui d'avoir trop tardé. Que de choses importantes j'aurais déjà pu conserver ainsi ! Mais, avec lui, le plus extraordinaire n'est-il pas toujours à venir ? Si pour le passé ma mémoire me fournit des souvenirs assez précis, assez vivants, j'y reviendrai peut-être
." Maria van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, tome 1, p.5.

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