samedi 27 décembre 2008

Vente de la bibliothèque de M. André Gide

Je découvre sur un site consacré aux frères Goncourt un article d'Alain Barbier Sainte Marie* qui analyse les lectures gidiennes des Goncourt par le petit bout de la lorgnette : "André Gide avait lu les Goncourt. Nous avons une liste des livres d'eux par lui possédés grâce au Catalogue de livres et manuscrits, édité par Edouard Champion, en 1925, à l'occasion de la vente à Drouot, les 27 et 28 avril de cette année, de «la bibliothèque de M. André Gide»."

Rien d'étonnant en effet de trouver "seize titres" des Goncourt dans le catalogue de la célèbre vente qui eut lieu à la salle 8 de l'Hôtel Drouot ces 27 et 28 avril 1925. Mais on aurait pu relever des appréciations plus documentées dans le Journal de Gide, de la consternation de Blanche notée le 19 janvier 1902 au conseil tiré du contre-exemple des Goncourt dans les Feuillets de 1921. Et j'en passe...

Surtout on ne peut laisser passer cette assertion : "Pourquoi cette vente par un lecteur aussi exercé et aussi amoureux des belles éditions, comme en témoignent l'abondance et la qualité des ouvrages reliés, livres avec envoi, et sur grand papier ? Parce qu'il avait besoin d'argent, sans aucun doute. Le 14 juillet suivant, il partirait pour le Congo, en compagnie du cinéaste Marc Allégret. [...] Les deux vacations à Drouot ont rapporté une belle somme à Gide : 121 692 fr. en 1925. De quoi faire un beau voyage…"

"André Gide vend ses livres. Cela peut arriver à tout le monde, même – où surtout par le temps qui court – à un homme de lettres. L'homme de lettres est généralement imprévoyant, mauvais administrateur de ses deniers, et d'ailleurs sujet à d'étranges vicissitudes : il peut gagner une fois cent mille francs, ou davantage, et dix-huit cents francs l'année suivante. [...] D'autre part il est souvent fantaisiste, capricieux et pourrait chercher de l'argent tout simplement de l'argent pour acheter autre chose. On en découvrirait même par hasard un ou deux qui appartiennent à la catégorie des bibliophiles spéculateurs [...].
Au surplus, aucun de ces cas n'est celui d'André Gide, qui ne vend qu'une partie de sa bibliothèque, et pour des raisons très particulières, telles qu'on les pouvait attendre de cet esprit subtil
." Paul Souday, dans Le Temps du 10 avril 1925, n'épargne pas André Gide : il y a pour lui pire que la cupidité qui n'a rien à voir dans cette affaire...

La question de l'argent nécessaire pour le voyage au Congo n'était en effet pas l'essentiel, ou si elle l'était, elle n'avait nullement besoin de la préface que fit Gide au catalogue de la vente. "L'amitié à l'encan" ou "A. Gide et son vilain geste" titre le Journal Littéraire. Gide qualifie lui même, dans les entretiens avec Jean Amrouche, la première préface de "jeu de massacre". La seconde, qui sera publiée, est donc atténuée.

Gide n'en dit pas moins les raisons qui le poussent à se séparer de quelques-uns de ses livres : c'est que leurs auteurs se sont auparavant séparés de lui. Il ne coupe pas les pages dédicacées pour bien montrer les éloges et témoignages d'amitié de ceux qui aujourd'hui l'ont renié ou le critiquent : Pierre Louÿs, l'ami de jeunesse, Francis Jammes, retourné à la religion, Albert Samain, critique enthousiaste des Nourritures, Maeterlinck...

Aux côtés de l'Anti-Corydon, dédicacé mais non coupé, on trouve aussi quantité de belles éditions, "livres qui ne me font souvenir que d'une crise de bibliomanie, dont je suis fort heureusement guéri", répond Gide à Paul Souday dans le Temps du 17 avril 1925. Il poursuit : "Vous le savez du reste et l'avez dit : l'amour de la littérature n'a que très peu de choses à voir avec celui des livres. Dans l'édition à 1 fr. 20, où je la relis à présent, que j'emporte avec moi en promenade et couvre de coups de crayon, l'Education Sentimentale ne me paraît pas moins admirable que dans cette première édition dont je me sépare et que je crois bien n'avoir jamais ouverte."

Cet esprit de détachement ménalquien s'explique aussi par plusieurs évènements : le Voyage au Congo sera une expédition difficile dont beaucoup ne reviennent pas. Gide a alors 55 ans. Fin 1924, il est opéré de l'appendicite et, convaincu qu'il pourrait ne pas s'en réveiller, rédige son testament par lettre à Roger Martin du Gard qu'il fait exécuteur testamentaire avec Jean Schlumberger. Il prend notamment des dispositions pour Elisabeth et leur fille Catherine. L'opération se passe bien mais sitôt après meurt Jean Rivière et s'en ensuit une tentative de récupération de l'écrivain par les catholiques, menée par sa propre épouse Isabelle Rivière.

Soucieux de sa figure, de ce qui restera de Gide après Gide, la vente de sa bibliothèque est pour lui une manière de "mise au net" : il l'expurge des amis anciens, des ennemis nouveaux, des volumes trop fastueux qui ne lui correspondent plus tout comme des auteurs qui ne correspondent plus à ses lectures actuelles.

On voit bien que le besoin d'argent (Gide n'a jamais eu à proprement parler "besoin d'argent") n'est qu'une motivation mineure de la vente. Il y a fort à parier d'ailleurs qu'une partie de la somme récoltée fut destinée à assurer l'avenir de sa fille Catherine. Avant de partir pour le Congo, Gide cède les droits des Faux-Monnayeurs qu'il vient d'achever à Elisabeth. Il vend à un collectionneur le manuscrit original : 16 000 francs qui serviront à acheter une auto à Elisabeth.

Alors qu'un collectionneur propose de racheter l'ensemble de la bibliothèque d'une seule pièce, Gide doit en faire l'estimation : 125 000 francs. La Petite Dame rapporte : "Elle a rapporté 123 000 francs. C'était vraiment se tromper de bien peu. Il s'était amusé à deviner ce que se vendrait chacun des livres ; c'est ainsi qu'il avait obtenu son total. Il avait estimé certains trop haut et tous les siens trop bas."**

Ce sont en effet les livres de Gide qui vont faire les meilleures enchères avec Leaves of Grass, de Walt Whitman. Faut-il y voir une façon pour Gide de savoir "ce qu'il vaut" ? Une autre motivation souterraine de cette vente ? Ce n'est pas exclu car il y a là une façon d'amusement tout gidien. L'amusement ! Comme souvent la Petite Dame est celle qui, connaissant le mieux son grand homme, aura le dernier mot :

"Il lit encore pour moi la préface au catalogue de le vente de ses livres ; c'est la deuxième version. La première, qu'il lit aussi et que Martin du Gard fit annuler, est un véritable jeu de massacre : à chacun des anciens amis dont il vend les oeuvres, il dit brutalement pourquoi. Evidemment, c'est une agression assez intempestive, qui risquait de le montrer plus rancunier qu'il ne l'est au fond, mais ça avait une allure plus franche, que je préférais peut-être. Peu de choses lui firent plus de tort dans l'opinion que cette vente ; les raisons qu'on veut y voir ne sont pas aisément défendables ; aucune, pourtant, je crois, ne couvre exactement la vérité. "The truth is rarely pure and never simple (Oscar Wilde). Ne jamais oublier, quand on le juge, l'importance pour lui de l'amusement."***

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* paru dans les Cahiers Edmond & Jules de Goncourt, n°5,1997, pp. 79-81.
** Cahiers de la Petite Dame, tome 1, p. 224
*** ibid., p.216

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