lundi 27 juillet 2009

Gide et Léautaud

Pour faire suite au billet précédent, il faut préciser que l'affection de Léautaud pour Gide n'appartenait qu'à lui... Après la parution des Souvenirs de la cour d'assises que Léautaud avait aimés, Gide l'invite. Mais Léautaud décline l'invitation comme en témoigne cette lettre tirée des Correspondances de Paul Léautaud (Tome 1, 10/18, Flammarion) :

"Paris le 15 avril 1914

Mon cher Gide,

J'ai été bien surpris de votre lettre. Très flatté, aussi. Je ne me serais pas attendu à pareil honneur. Ce dernier mot est peut-être de trop, d'ailleurs. Je ne dois peut-être votre invitation qu'à votre cordialité. Je vais en tout cas bien mal répondre à votre aimable ambassade. J'en suis, pour mes travaux, au même point qu'il y a deux ans, je puis même dire qu'il y a huit ans. Depuis 1906, en effet, je dois donner un livre au Mercure, et je n'ai pas encore pu trouver la centaine ou la cent cinquantaine de soirées de suite dont j'ai besoin pour écrire les deux cents pages de volume que j'ai à écrire. Je laisse de côté les raisons matérielles. Mais j'ai besoin, pour travailler, d'illusion, de bonheur d'esprit. Je ne les ai pas tous les jours, il s'en faut.
Excusez-moi donc. Votre lettre m'a fait plaisir pendant quelques minutes. Je vous en remercie.
Je ne vous ai dit que mon sentiment très sincère à propos de vos Souvenirs de la Cour d'Assises. Cela m'a fait plaisir qu'un homme comme vous s'intéresse à ces choses, et surtout ne craigne pas de montrer qu'il s'y intéresse.

A vous très cordialement."


En 1922, suite à une autre réflexion que Gide a prise pour lui, Léautaud note dans son Journal :

"Comment Gide a-t-il pu se méprendre à ce point ? Je n'en reviens pas. La phrase en question s'applique si peu à lui ! « Spontanéité dans l'expression » alors qu'il doit tant travailler pour écrire, que cela se sent si bien chez lui, et qu'il laisse voir tant d'envie pour les gens qui écrivent spontanément, il me l'a témoigné plus d'une fois sans le vouloir. « Liberté morale la plus complète » alors. qu'il est sans cesse embarrassé dans des questions de conscience, de la peur du péché et qu'il n'a pas une hardiesse sans en montrer aussitôt de la contrition. Il sait mon goût pour Stendhal et il ne l'a pas reconnu dans cette phrase et il s'y est reconnu, lui! C'est prodigieux. C'est bien comique aussi. Et cette façon caressante, chatte, enveloppante, de me parler de cela, et de me remercier, avec un geste et cette voix qui ne sont qu'à lui. Quelle jolie scène de la vie littéraire." (30 janvier 1922, Journal littéraire, Paul Léautaud, Mercure de France, 1957)

Robert Mallet, qui a bien connu l'un et l'autre, rapproche Gide et Léautaud, voyant en eux des " moralistes à rebours ". Les fameux Entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet, réalisés en 1950 et 1951 pour la radio font une place inattendue à André Gide en raison de son actualité théâtrale et de sa mort.

En décembre 1950 la Comédie Française joue Les Caves du Vatican. Gide insiste pour que Léautaud y assiste. C'est Robert Mallet qui l'accompagne.

Paul Léautaud : J'étais très peu attiré par la littérature de Gide. J'aimais beaucoup l'homme, j'avais beaucoup de plaisir à le voir, j'avais une grande sympathie pour lui, mais enfin je l'ai peu lu. Ca ne m'attirait pas. Et alors Denoël m'a dit : " Je suis chargé par Gide de vous inviter à venir aux Caves du Vatican ." J'ai dit à Denoël : " Vous lui direz que ça ne m'intéresse pas. " Denoël est revenu en me disant : " Gide a dit : " Qu'il vienne quand même. "" Alors j'y suis donc allé, n'est-ce pas [...] J'y suis allé même avec un certain parti pris désagréable. Eh bien je suis sorti de là conquis. Même par l'œuvre. Quand ça a été fini, j'ai été trouvé Gide dans sa baignoire et je lui ai jeté deux fois de suite à la figure : " Remarquable ! Remarquable ! " Et je suis parti.
Robert Mallet : Et il vous a répondu : " Merci mon petit vieux. "
P.L. : Ah écoutez je trouve ça singulier de sa part. Il était pas plus grand que moi et il était aussi un petit vieux...
R.M. : Oui, enfin c'était une marque d'affection.
P.L. : Ouh ouh ouh ! Enfin, bon.*

En février 1951, Mallet accompagne encore Léautaud rue Vaneau pour voir Gide sur son lit de mort puis aux obsèques à Cuverville.

Robert Mallet : Dans notre dernier entretien, vous m'avez dit que la connaissance des caves du Vatican et d' Œdipe au théâtre vous avait révélé toute la valeur de la personnalité d'André Gide...
Paul Léautaud : Ca a grandi, ça l'a peut être révélé, enfin ça a augmenté pour moi une grande considération pour Gide. Et je regrette bien qu'il soit parti, j'en aurais parlé avec lui.*

Amrouche (le Mallet suffisant et insuffisant des entretiens radiophoniques avec André Gide) fait passer Léautaud, l'un des premiers sur les lieux au Vaneau, dans la ruelle du petit lit de mort d'André Gide). " Il a fallu que je m'en aille. J'étais déchiré"*, commente Léautaud.


Paul Léautaud entrant au Vaneau à la mort de Gide
(photo des Actualités Françaises du 22 février 51)

En mai 1951, Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault accueillent dans leur Théâtre Marigny l'Œdipe d'André Gide, interprété par Jean Vilar qui reprenait là un rôle joué deux ans plus tôt lors de ce qu'on appelait alors les fêtes dramatiques d'Avignon. Robert Mallet y emmène Paul Léautaud.

Paul Léautaud : Les Caves du Vatican comme Œdipe m'ont créé une certaine considération pour Gide que je n'avais pas absolument.*

Ce qui n'empêche pas l'incorrigible Léautaud de balancer quelques vacheries sur la délectation qu'aurait pris Gide à aborder l'inceste dans Œdipe par exemple... A plusieurs reprises au cours des entretiens qui ont précédé la représentations des Caves et la mort de Gide, Léautaud égratigne d'ailleurs Gide.

Robert Mallet : [Gide] tenait beaucoup à votre avis et il souffrait de l'espèce d'incompatibilité d'humeur qu'il semblait y avoir entre lui et vous...
Paul Léautaud : Non ! Non !
R.M. : Mais lui avait beaucoup de sympathie pour vous et vous vous...
P.L. : Ah si ! Si ! Seulement il devait sentir que... Enfin il n'y avait pas de...
R.M. : D'affinités ?
P.L. : Non voyez-vous j'avais beaucoup d'estime pour lui.
R.M. : Oui je crois qu'il le sentait.
P.L. : D'ailleurs nous avons été toujours très bien ensemble.
R.M. : Peu de temps avant sa mort pendant les entretiens il m'a dit : " Ah ce Léautaud, je sais ce qu'il a dit de moi l'autre jour dans un entretien. Ah est-il perfide, perfide ! Ainsi je l'ai vu chez Madame Gould, il m'a presque serré dans ses bras, et puis voilà que quelques mois après il dit de moi pis que pendre au micro. " Alors j'ai pris votre défense. Alors à ce moment-là André Gide me dit : " Eh bien voyez-vous, Léautaud, Léautaud, tel qu'il est, ce Léautaud, cet homme qui est perfide, qui dit du mal de moi, qui en pense beaucoup, eh bien... Eh bien... je l'aime beaucoup. " Et ça c'était très gidien, cette espèce d'affection qu'il vous portait malgré vous. Et je voulais vous le dire parce que vous ne vous en êtes pas assez rendu compte et je crois que vous êtes parmi les personnes qui à la fin de sa vie l'ont un peu... tracassé, ont un peu assombri sa vieillesse. Et je crois que ça ne vous fait pas très plaisir de le savoir parce qu'au fond vous ne lui vouliez que du bien...
P. L. : Eh oui... Non. Gide pouvait avoir une certaine estime pour moi parce que je n'ai jamais été de ces flagorneurs qui par derrière...*

Paul Léautaud commente encore la dernière œuvre de Gide, Ainsi soit-il : "Ce cahier qu'il avait intitulé Ainsi soit-il les jeux sont faits... Oh... Beaucoup de courage, beaucoup d'intelligence, et puis un grand sens religieux..."*

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* Toutes ces citations sont une retranscription par mes soins des Entretiens avec Paul Léautaud de Robert Mallet, tirées des extraits intitulés "La mort de Gide" et "Gide : la cérémonie mortuaire de Cuverville". Le coffret de 10 CD des Entretiens, accompagné d'un livret de 40 pages, est distribué par Frémeaux et Associés.

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