jeudi 24 juin 2010

Maurois à Pontigny

Pontigny 1923, autour de Gide, de gauche à droite :
Jean Schlumberger, Lytton Strachey, Maria van Rysselberghe,
Aline Mayrisch, Boris de Schloezer, André Maurois,
Johan Tielrooy,
Roger Martin du Gard, Jacques Heurgon,
Funck-Brentano, Albert-Marie Schmidt.

En bas : Pierre Viénot, Marc Schlumberger,
Jacques de Lacretelle et Pierre Lancel.



"Au printemps de 1922, je reçus de M. Paul Desjardins, professeur de littérature à l'Ecole normale de Sèvres, fondateur de l'Union pour la Vérité et critique estimable, une invitation à passer, au cours de l'été, une « décade » à l'abbaye de Pontigny. La lettre, fort aimable, d'une belle écriture archaïque, m'expliquait ce qu'étaient les entretiens de Pontigny où, chaque année, des écrivains, des professeurs et des honnêtes gens de tous pays se réunissaient pour discuter quelque problème littéraire ou moral. Cette année-là, le sujet annoncé était : Le sentiment de l'Honneur. André Gide, Roger Martin du Gard, Edmond Jaloux, Robert de Traz, Jean Schlumberger, les Anglais Lytton Strachey et Roger Fry devaient être présents. Ce programme me tenta ; beaucoup des noms étaient ceux d'hommes que j'admirais et j'éprouvais un besoin ardent, maladif, d'entendre parler d'idées, de livres, et non plus de grèves, de marchés. Je demandai à Janine, qui n'avait pas envie de m'accompagner et ne voulait pas rester seule à La Saussaye, de s'installer à Trouville, et j'acceptai l'invitation de M. Desjardins.

L'abbaye cistercienne de Pontigny se trouve en Bourgogne, près d'Auxerre, non loin de Beaune. Dans le compartiment qui, de Paris, m'y transportait, était un couple qui tout de suite attira mon attention. L'homme, à peine plus âgé que moi, presque chauve, avait de beaux yeux profonds, pensifs, de longues moustaches pendantes, un veston trop grand et des poches d'où sortaient d'innombrables crayons taillés et pointus. La femme était fraîche, blonde, frisée, timide, avec une grâce enfantine, leur conversation, que j'entendis malgré moi, m'intéressa. D'ailleurs, voyant sur ma valise une étiquette : Pontigny, ils se présentèrent :

« Charles et Zézette Du Bos... »

Cela ne me dit rien, et j'étais dans mon tort, car Charles Du Bos avait alors déjà publié sur Baudelaire, sur Mérimée, sur Proust, de belles études qu'estimaient leurs rares lecteurs. Il parlait avec une extrême lenteur ; le choix des épithètes était admirable. Ce qu'il disait n'était pas seulement juste et vrai ; c'était l'objet même, miraculeusement changé en phrases. Quand il me décrivit les écrivains que nous allions rencontrer, son sérieux, la minutie de ses analyses de caractères, ses constantes références aux poètes anglais me frappèrent. Il me sembla rencontrer à la fois un personnage de Proust et un héros de Dickens. Je ne pensais guère que cet inconnu éloquent deviendrait l'un de mes plus chers amis.

Sur le quai de la gare de Pontigny nous attendaient Desjardins et Gide. Le maître de l'abbaye ressemblait à Tolstoï. Même barbe inculte, mêmes pommettes saillantes, même aspect faunesque et génial. Bien que cérémonieux et souvent humble, il inquiétait par un ton de raillerie. Gide au contraire rassurait. Enveloppé dans une grande pèlerine de montagnard, un feutre gris à la mexicaine encadrant son visage de samouraï, il étonnait d'abord, mais charmait par sa jeunesse d'esprit et par l'intérêt immédiat qu'il prenait aux êtres nouveaux. En cette assemblée grouillante de talents, où je ne connaissais personne, je craignais d'être dépaysé, mais j'y eus vite des amis. La règle de la maison était toute monastique. On prenait les repas en commun, sous la voûte gothique de l'ancien réfectoire des moines, et Mme Paul Desjardins, belle-fille de Gaston Paris, qui les présidait avec une dignité tranquille, plaçait elle-même les hôtes. Elle me mit à côté de sa fille Anne, sauvageonne aux cheveux noirs, débordante de passion et d'intelligence. Toute une bande de jeunes élèves de M. Desjardins entourait Anne qui, fille de la maison, jouissait à Pontigny d'un grand prestige et nous jugeait avec une autorité malicieuse. Nous fîmes tout de suite, elle et moi, bon ménage.

Le programme des jours était simple. La matinée, libre, se passait pour les uns en promenades à Auxerre, à Beaune, à Vézelay, ou le long de la rivière ; pour les autres dans la bibliothèque de l'abbaye que M. Desjardins, avec une feinte modestie, appelait « la bibliothèque du village » et qui était, par la qualité des éditions et le choix des livres, fort riche. Après le déjeuner, on s'asseyait sous la charmille et la discussion commençait. C'était chaque jour un petit drame car, très vite, se heurtaient la susceptibilité maladive de M. Desjardins, la gravité méticuleuse et désespérée de Charles Du Bos, la diabolique malice de Gide et la naïveté de certains étrangers. Roger Martin du Gard, silencieux, son visage de notaire normand doucement impassible, écoutait, et, de temps à autre, tirait un carnet pour prendre une courte note. Edmond Jaloux, philosophe, s'ennuyait avec patience et attendait le moment d'aller, à l'auberge de Pontigny, boire un chablis honorable. Les Allemands, Curtius et Grothuysen, enveloppaient les idées claires des Français de profondes et vagues abstractions. Charles Du Bos (ou plutôt, comme disait tout Pontigny : Charlie), qui se méfiait des idées trop claires et qui eût volontiers dit de Voltaire, comme l'impératrice Eugénie : « Je ne lui pardonne pas de m'avoir fait comprendre des choses que je ne comprendrai jamais », approuvait des yeux Curtius et Grothuysen. Lytton Strachey croisait ses longues jambes, fermait les yeux, s'étonnait de notre manque d'humour, et s'endormait.

« Et à votre avis, monsieur Strachey, quelle est la chose la plus importante du monde ? » demandait soudain Paul Desjardins.

Il y avait un long silence. Puis de la barbe endormie de Strachey sortait une minuscule voix de fausset :

« La passion », disait-il enfin avec une suave négligence.

Et le cercle solennel, un instant délivré, riait. A 4 heures, la cloche annonçait le thé. On le prenait, comme le déjeuner, dans le réfectoire. Après le dîner, on se réunissait au salon pour des jeux subtils et savants.

Portraits par comparaison :

— Si c'était un tableau, qu'est-ce que ce serait ?

— Une Vénus de Raphaël retouchée par Renoir, répondit gravement Roger Fry.

Portraits par cotes :

— Intelligence ?

(Il s'agissait de Benjamin Constant.)

— Dix-neuf, répondit Gide.

— Cher ami, interrompait anxieusement Charles Du Bos, si vous le permettez, je dirais plutôt : dix-huit trois quarts...

— Sensibilité ?

— Zéro, disait Gide.

— Comment ? reprenait Charlie, désolé, mais au moins la moyenne, cher ami, sinon même douze... ou, plus exactement, douze et demi.

En ce monde nouveau, j'étais heureux. Elevé jusqu'à dix-huit ans dans mon vieux lycée, parmi les philosophes et les poètes, puis soudain transplanté dans une usine et sevré de mes jeux favoris, je retrouvais à Pontigny mon climat véritable. A Elbeuf, mes graves lectures ne me servaient de rien et je devais me garder d'effrayer par leur pédantisme. A Pontigny, elles trouvaient leur emploi. On m'avait invité sur la foi du colonel Bramble, comme un auteur amusant mais frivole ; on trouvait un balzacien, ce qui était un lien avec Gide, et qui savait Tolstoï par cœur, ce qui rejoignait Martin du Gard. Charles Du Bos, effarouché par le ton, à ses yeux léger, de mon premier livre, et aussi par ma qualité d'élève d'Alain, dont il n'aimait pas les œuvres, ni la doctrine, fut d'abord en méfiance, mais notre commune amie Anne Desjardins, voyant que j'admirais Charlie de tout cœur, me l'amena, affectueux et condescendant, avant la fin de la « décade ». Je formai à Pontigny, cette année-là, de précieuses amitiés. La veille du départ, André Gide me dit :

— Et qu'écrivez-vous maintenant ?

— Une vie de Shelley.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas chez moi, à la campagne, me la montrer ?... Ce n'est pas loin de chez vous.

— Mais le livre n'est pas fini...

— Justement... Je n'aime que. l'inachevé... On peut encore le modeler.

J'acceptai. J'avais promis d'aller chercher Janine à Trouville et de passer quelque temps avec elle à l'hôtel Normandy, à Deauville. Je m'échappai trois jours pour aller chez Gide, qui vivait de l'autre côté de l'estuaire, entre Le Havre et Fécamp. Le connaissant encore mal, je m'attendais à trouver un intérieur « artiste », de style Paludes, très 1900. Je vis une vieille gentilhommière normande, longue maison blanche, discrète, et un ménage de grands bourgeois français.

Après le dîner, Gide me demanda de lui lire mon manuscrit à haute voix:

«C'est là pour un texte, dit-il, une épreuve dangereuse, mais décisive.»

Emu, je lus très mal, mais il m'écouta avec une attention active bien avant dans la nuit. De temps à autre, il prenait une note. Quand j'eus terminé, il me dit qu'il trouvait le livre bien fait, agréablement écrit, mais qu'il eût souhaité une analyse plus profonde de Shelley poète, et de ses œuvres. Je répondis que ce n'était pas là mon sujet. Puis il me fit des critiques de détail, toutes justes, sur des mots impropres, sur des ornements superflus. Il me conseilla de sacrifier quelques passages brillants, mais hors de ton, et qui rompaient l'action. Gide avait le goût le plus sûr et sa leçon me fut utile. J'emportai de ces entretiens un souvenir amical et reconnaissant.

Le séjour à Pontigny, répété ensuite chaque année, et les amitiés que j'y formai exercèrent sur moi une influence profonde. Le milieu n'était pas sans défauts. Il pouvait incliner à la préciosité, aider à la formation de petites chapelles, encourager les coupeurs de cheveux en quatre. Les vertus l'emportaient de bien loin sur les travers et les petites chapelles étaient dédiées à de grands saints."


André Maurois, Mémoires 1885-1967
Flammarion, 1970, pp. 146-150




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