mardi 9 octobre 2012

André Gide prix Nobel

La saison des Nobel est l'occasion d'exhumer quelques textes parus dans la presse fin 1947-début 1948 lorsque l'Académie suédoise décerna celui de littérature à Gide (dix ans tout juste après Martin du Gard). Commençons par un compte-rendu tardif (et anonyme) du "Mois littéraire" de la revue Paru - L'actualité littéraire intellectuelle et artistique n°38 de janvier 1948. Le recul lui permet de donner un savoureux échantillon des réactions de l'époque, de Benda à Queneau, en passant par Guth en Tartarin à la NRF ou Edgar Morin.


"ANDRÉ GIDE, PRIX NOBEL

Bien qu'on parlât beaucoup de T.-S. Eliot comme lauréat possible, on espérait bien, en France, que le Prix Nobel de Littérature reviendrait cette année à un de nos compatriotes. Il y a, écrivait Lucien Maury dans Les Nouvelles littéraires*,
« Une politique du Prix Nobel qui doit tenir compte des ambitions et des compétitions natio­nales, de l'universelle concurrence du talent, du génie, sans négliger les petites nations, dont la voix risque de ne pas se faire entendre... Blâmera-t-on cette politique? On ne saurait nier qu'elle s'inspire d'un principe d'équité et de justice englobant l'univers. »
Mais il y a déjà dix ans que Roger Martin du Gard avait reçu cette haute récompense pour Les Thibault, et, dès l'an passé, on parlait à nouveau d'un Français comme lauréat possible : Gide, Mauriac, Jules Romains, Duhamel. C'est une très grande joie pour l'immense majorité des lettrés de notre pays que de voir en 1947 l'Académie suédoise honorer l'auteur des Nourritures terrestres, c'est-à-dire non seulement un de nos meilleurs stylistes, mais un homme dont la vie entière offre, dans ses variations mêmes, un si émouvant exemple d'indépendance et de probité intellectuelles. On n'a pas manqué de remarquer que, si l'on excepte sa récente nomination de docteur honoris causa d'Qxford, le prix Nobel est la première consécration officielle de cet écrivain qui, pour conserver une complète liberté, dédaigna tontes les distinctions, la gloire académique comme le ruban rouge.
Tandis que Gide apprenait la nouvelle en Suisse et s'en réjouissait tout en craignant un peu que sa tranquillité ne s'en trouve troublée, un concert d'éloges s'élevait dans la presse française ; et le pauvre Léon-Paul Fargue, dont ce fut un des derniers papiers, concluait ainsi une série de souvenirs : « Notre Gide est tout simplement l'honnêteté même ».
De même, Jean Rabaud dans Le Popu­laire, écrivait :
« Toute l'œuvre de Gide jusque dans ses contradictions, jusque dans ses parties discu­tables, est un appel à l'affranchissement et une dénonciation du mensonge. Il a toujours été un antitotalitaire avant la lettre, profondément, organiquement. Avec des retraits imprévus parfois des coquetteries, des erreurs et des boutades, Gide a su glisser entre les mains de tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, voulaient entreprendre sur l'autonomie de la personne humaine. »
Nous ne pouvons faire ici un florilège des innombrables articles célébrant l'évé­nement et vantant, en termes presque identiques, les qualités de l'écriture et la noblesse de pensée d'André Gide. Je signale simplement que cette chaude sym­pathie déborde largement du cadre de la presse littéraire proprement dite. Voici, par exemple, l'opinion d'un journal sioniste de Paris, La Riposte, sous la plume de M. Arnold Mandel.
« Gide a été pour toute une génération de jeunes hommes un professeur de conscience. Il n'a pas enseigné ex cathedra des systèmes et des dogmes, mais, dans son dialogue intérieur ininterrompu, il exprime une morale (et non une attitude) de comportement caractérisée par une rigueur extrême et la défiance de soi-même. »
Il y eut, toutefois, ici et là, quelques réserves. A L'Aube, par exemple, où l'on reconnaît que l'influence de Gide est
« incontestable, mais, à beaucoup d'égards, redoutable et novice ».
Je citerai deux autres articles intéressants et nuancés et qui me paraissent significatifs parce que les critiques qu'elles [sic] contiennent sur l'œuvre de Gide portent sur des points qui, pour d'autres, sont précisément des raisons d'admiration ou d'estime. M. Albert Béguin**, déclare, dans Une Semaine dans le monde.
« ...C'est l'un des paradoxes de la vie de Gide : préoccupé de vivre à contre-courant, soucieux de cultiver « sa différence » craignant toujours de n'être pas assez « un être à part », il s'est donné pour consigne de rester indécis, mouvant, rebelle aux conclusions qui fixent un homme dans son attitude et l'immobilisent dans sa vérité (...). Mais dans ce refus de se trouver, dans cette volonté de prolonger la disponibilité de l'adolescence, n'y a-t-il pas un autre risque qui est celui de vivre les yeux fixés sur cela qu'on ne veut pas être? Et, en particulier, de peur d'adhérer à quelque orthodoxie, de peur d'être un jour d'accord avec tout le monde, Gide ne s'est-il pas inquiété plus que quiconque de ce que pensait tout le monde ? »
L'auteur croit qu'avec le recul l'œuvre de Gide paraîtra moins grande et surtout moins scandaleuse qu'on ne l'a cru.
« L'enseignement explicite de ses premiers livres (...) fut nécessaire et opportun au déclin
de l'ère bourgeoise. Mais c'était déjà le déclin et des coups plus forts que les siens avaient été portés aux idoles qu'il abhorrait. »
Selon Béguin, on a eu le tort de confondre successivement Gide avec les grands hommes dont il se réclame — Montaigne, Goethe, Nietzsche, Dostoïewsky — et d'égaler son œuvre à la leur. Son vrai ancêtre, estime-t-il, c'est Rousseau.
« Les Confessions elles aussi, ne sont écrites qu'en vue de démontrer que Jean-Jacques ne ressemble à personne {...). Et Les Rêveries sont une apologie dont l'auteur, comme Gide le fait si souvent (...) prépare les pièces qu'au jour du Jugement il mettra sous les yeux de Dieu. Mais ce souci de paraître unique et de justifier par là sa vie est aussi ce qui restreint la portée de l'œuvre de Gide sans cesse enclose dans ses problèmes individuels quand elle eût pu atteindre à une valeur bien plus universelle. »
De M. Julien Benda, qui a consacré à Gide deux articles presque identiques dans L'Ordre de Paris et dans Opéra***, on n'attendait pas naturellement des roses sans épines :
« Le plus grand prix de littérature allant à Gide ne pouvait s'adresser à plus juste ; Gide est le type du littérateur. 
» ... On est frappé quand on le lit, notamment ses écrits critiques, de l'ingéniosité de nombre de ses vues, de leur vertu d'insinuation, de leur nuancement, de leur nouveauté, souvent de leur justesse, et en même temps de leur dispersion, de leur refus de se serrer l'une à l'autre comme les molécules d'un bolide (...), de leur impuissance à consister; on note, comme également dignes d'intérêt, la saveur de chacune et, d'autre part, leur indépendance réciproque, voire leur contradiction (...); on admire son talent à comprendre les individualités et son manquement total à former au-dessus d'elles un concept général propre à les intégrer. »
Selon Benda, Gide fait de l'idée une occasion d'émoi, de sport littéraire, d'élan lyrique et relève ainsi de ce que l'auteur de La France byzantine appelle le lyrisme idéologique...
« ...dont les fondateurs auront été Nietzsche en Allemagne, Barrés en France (…). De là ces formules verbalement très heureuses — généralement péremptoires — mais qui ne résistent pas à l'examen critique et dont c'est faire preuve d'inintelligence que de les y soumettre. »
Et c'est précisément pour cela, conclut Benda, que l'influence de Gide aura été et reste considérable.
« Parce que, avec son culte de l'inquiétude, du non fixé, du pur sentir, du pur individuel, du pur nouveau, son relus à justifier ses dictats, son haro sur l'effort analytique, systématiseur, explicateur et autres ascèses intellectuelles, il aura été, et est encore, l'homme dans lequel tout un monde moderne s'enivre de sa propre image. »
On ne s'étonnera pas que, seules dans la presse, des publications communistes aient adopté un ton franchement hostile et souvent très violent à regard de l'auteur de l'inexpiable Retour d'U.R.S.S. Je ne parle pas de Ce Soir qui, lui, a purement et simplement passé sous silence la nouvelle du prix Nobel.
« M. André Gide, écrit L'Humanité, sait écrire, traduire et se comporter en toutes circonstances au mieux de ses intérêts particuliers. Il sait lâcher les jeunes gens sur les chemins de la liberté et leur apprendre « la ferveur ». II sait se faire une raison quand il est d'un côté de la mer et que l'on meurt de l'autre côté. »
Phrase que J. Bloch-Michel commente ainsi dans L'Intransigeant :
« Somme toute, M. André Gide, qui est âgé de soixante-dix-huit ans, aurait dû écrire ou même. se battre dans le maquis. »
Dans Action (19-11-47), Edgar Morin**** commence ainsi son papier :
« II y a des génies qui devancent l'histoire (…). Et puis l'histoire les rattrape. Et puis l'histoire les dépasse. »
Et, à l'instar de cet historien qui divisait le siècle de Louis XIV en deux périodes : « Avant la fistule » et « Après la fistule », l'auteur distingue deux Gide, celui d'avant 1936 (l'année du fameux voyage), l'écrivain dont il loue « l'immense influence libératrice sur la jeunesse » de l'époque, et celui d'après 1936 « qui écrit toujours aussi admirablement » mais dont l'anticommunisme a souillé le caractère universel de son « message ». Ce second Gide...
« ...rentre dans le sein des familles bourgeoises. « Après Kœstler, tu liras Retouches au retour d'U.R.S.S. mon petit chéri. — Oui, maman. » Dommage pour l'humanité. Dommage pour Gide. »
Mais, dans Action de la semaine suivante, C. Hofman, qui trouve sans doute Edgar Morin trop indulgent, proteste : mais non, mais non, il n'y pas deux Gide, il n'y en a qu'un, le Gide pour lequel sauver la culture, c'est sauver la bourgeoisie, pour lequel la culture est un privilège de classe, inaliénable.
« André Gide, c'est Janus. Un visage pour le passé, l'autre pour l'avenir. Seulement, Janus ne fait pas deux, mais un seul être. Comme Narcisse, il est seul.— Que faire ? Contempler. Sa nature double l'empêche en effet de prendre parti. Janus, c'est l'attentisme. Janus, c'est encore le double jeu. »
Dans Les Lettres françaises, Jean Kanapa sous le titre Le Prix Nobel à un faux monnayeur, emploie des procédés de style qui présentent une certaine analogie avec celles de E. Morin :
« La disponibilité. La gratuité. L'indifférence. Le « désintéressement ». La « ferveur ». La sensualité délirante — et, si possible (c'est recommandé), perverse. Tout cela, c'est merveilleux pour les gens, pour « la classe » qui distribue les Prix Nobel...
» — Et « l'adhésion » au communisme» m'sieu ? — Oh! cela, ce fut merveilleux... Bon papa Gide s'est dit : « Le communisme, voilà mon affaire. » Une religion épatante, à ce qu'on dit. Et bon papa (...) va visiter la Terre promise (...). Et là, que voit-il ? Il voit que le communisme n'est pas une religion (...), que le kholkozien (...) ne sait pas par cœur la fameuse prière Numquid et tu qui commence, vous vous en souvenez, par ces mots immortels : « O fruition paradisiaque de chaque instant... » Alors, bien sûr, bon papa Gide comprend. Comprend qu'il s'est trompé. Et dit qu'on l'a trompé. Et écrit qu'on ne l'y reprendra plus. Il écrit cela dans Retour d'U.R.S. S, — que je vous recommande de lire, mes chers enfants, lorsque vous aurez fini votre Kravchenko. »
Trois cents lignes de cette veine, avec, au passage, une pointe contre Mauriac qui, jadis « se situait contre Gide » : tous deux sont aujourd'hui complices...
« ...de la même entreprise d'avilissement, d'égoïsme, de réaction intellectuels. Ennemis de la culture. Ennemis de l'homme, » etc, etc...

La majeure partie de l'œuvre de Gide est publiée à la N. R, F. L'infatigable Paul Guth a eu l'idée d'aller voir, pour Le Figaro littéraire, comment réagissaient les principaux locataires de l'hôtel de la rue Sébastien-Bottin.
« — Vous devez être heureux, dit-il à Paulhan, le second Nobel N.R.F...
» — Comment! Nous n'en avons eu que deux ? s'étonne l'incorrigible farceur, qui feint de croire que Valéry l'avait eu aussi, et ajoute : Nous ne sommes pas beaucoup pour les prix dans la maison (...}. Enfin, ce qui est fait est fait (...). Ça ne changera rien aux sentiments! »
Et Raymond Queneau, second plaisantin, de la maison :
« Du moment qu'on joue le jeu du Prix Nobel, je trouve que c'est bien joué. Gide, de tous les vieux c'est le mieux. » Et il ajoute : « Roger Martin du Gard, Gide, c'est les fondateurs de la N.R.F. Peut-être qu'il lui a fallu trente-sept ans, à la Revue, pour arriver à Stockholm. »

Gide, souffrant ces derniers temps, n'a d'ailleurs pu se rendre dans la capitale suédoise, pour recevoir les 140 000 couronnes (4 820 000 francs) du prix, et c'est M. Puaux, ambassadeur de France qui l'a remplacé.

[...]"

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* Le prix Nobel de littérature, Lucien Maury, Les Nouvelles Littéraires, 13 novembre 1947 
** Albert Béguin, Une Semaine dans le Monde, ?? novembre 1947.
*** Prix Nobel de littérature, Julien Benda, Opéra, 19 novembre 1947
**** Familles, je vous haïssais, Edgar Morin, Action, 19 novembre 1947



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