mercredi 20 mai 2009

Gide-Valéry (II) : strangulation

« La conversation de Valéry... je mettais parfois dix jours à m'en remettre », confiait André Gide à Jean Amrouche... Voici encore quelques extraits qui éclairent ce fossé qui s'est creusé entre Valéry et Gide, au tournant du siècle, après l'échauffement de leur rencontre. Cette impossible conversation qui dura tout de même cinquante-cinq ans...

En 1904, le couple Valéry séjourne pour la première fois à Cuverville, chez les Gide. Dans une lettre à son beau-frère Marcel Drouin, Gide confie :

« Si affectueux et si charmant que soit Paul, son sacré procédé d'analyse m'a si bien démonté tous les rouages de l'esprit que, dès que j'espère encore penser, imaginer, sentir, je me parais un affamé qui, au lieu de manger, lirait un livre de recettes. » (André Gide, Lettres à Marcel Drouin, NRF, Gallimard)

Dans le Journal de Gide, le 9 février 1907, nouvelle rencontre entrecoupée d'un peu de patin à glace au Bois (« ... je souffrais à le voir m'attendre, de sorte que je n'ai presque pas patiné. », précise Gide dans le passage supprimé) :

« Valéry ne saura jamais toute l'amitié qu'il me faut pour écouter sans éclat sa conversation. J'en sors meurtri. Hier j'ai passé avec lui près de trois heures. Plus rien, ensuite, ne tenait debout dans mon esprit.[...]

Et, naturellement, impossible de travailler le soir. Après une telle « conversation » je retrouve tout saccagé dans ma tête.

La conversation de Valéry me met dans cette affreuse alternative : ou bien trouver absurde ce qu'il dit, ou bien trouver absurde ce que je fais. S'il supprimait en réalité tout ce qu'il supprime en conversation, je n'aurais plus raison d'être. Du reste je ne discute jamais avec lui; simplement il m'étrangle et je me débats. »

D'ailleurs, Valéry avait trouvé l'interlocuteur idéal comme on l'apprend dans les Cahiers de la Petite Dame à l'entrée du 13 septembre 1922 :

« Je ne veux pas être trop intelligent, ne pas pousser mon intelligence où Valéry pousse la sienne. Vous vous rendez compte que Valéry quitte le terrain de la vie; son existence est tout à fait à part.[...] Je ne consens pas comme lui à perdre contact avec le « common place » , l'humanité ordinaire, le terrain neutre. Je veux garder une base large dans la vie. Valéry vise à produire le surhomme plus que je ne l'ai jamais voulu moi-même; il croit les possibilités humaines beaucoup plus grandes; il veut arriver à cette mécanisation supérieure; il a foi dans l'avenir de l'esprit humain; c'est son fanatisme. La conversation n'intéresse pas Valéry; il monologue éternellement. Il raconta un jour qu'il avait trouvé l'interlocuteur idéal, c'était un professeur de natation rencontré sur la plateforme d'un tram. » (Cahiers de la Petite Dame, tome 1, p. 155)

Malgré cela, Gide ne cesse d'admirer Valéry, l'encourage à écrire, à reprendre et à publier les essais abandonnés. Il le défend aussi chaque fois qu'il est attaqué, comme ce soir du 24 octobre 1926... Loup Mayrisch a invité quelques amis dans un restaurant russe de l'avenue de l'Alma : Andrée Mayrisch, fille de Loup, Pierre Viénot, qui deviendra trois ans plus tard le mari d'Andrée, le philologue allemand Ernst Robert Curtius, Jean Schlumberger et son fils Marc dit Marco, Marc Allégret, André Gide et Maria van Rysselberghe, la précieuse Petite Dame à qui l'on doit le verbatim de cette soirée pendant laquelle Gide était en verve.

Pierre Viénot attaque Paul Valéry à qui il vient de demander de participer au Comité d'information franco-allemand, groupement d'industriels, d'hommes politiques, d'écrivains, de personnages influents chargés de redresser les informations fausses ou tendancieuses émises par chacun des deux pays contre l'autre et favoriser la réconciliation et le rapprochement franco-allemand. Viénot en est avec Emile Mayrisch le co-fondateur en 1926 et le responsable du bureau berlinois.

« Viénot a mis Valéry sur le tapis. Il lui reproche de manquer de caractère à propos de son attitude vis-à-vis du Comité d'information, dont il ne sait s'il veut être ou ne pas être, à cause de sa situation à l'Académie.

Gide le défend chaleureusement. Pour lui, à la hauteur où est Valéry, et avec le mépris profond qu'il a à peu près pour tout, cela n'a aucune importance. Il a rencontré Valéry ces temps-ci. Il a été bouleversé de son état de fatigue, de désespoir, d'harassement. Il devient extraordinairement vibrant pour dire son admiration [...]. Il dit : « C'est un être considérable, prodigieux d'intelligence, qui nous dépasse tous; certaines pages de lui me donnent le frémissement de la grande beauté. » Il cite comme une merveille cette « Introduction » aux Lettres Persanes de Montesquieu parue dans Commerce. « Mais, dit Curtius, il doit pourtant être porté par le sentiment de sa souveraineté littéraire ? - Non, dit Gide, car ceux qu'il regarde, c'est Einstein, les savants, et sur ce plan, il se sent dépassé; le reste ne l'intéresse pas. C'est odieux de parler de littérature avec lui. Rien ne résiste, il se déprend de tout : Stendhal, Baudelaire, rien ne reste. Il démonte tout, et quand il voit comment c'est fait, c'est fini. La manière dont il parle des musée est terrible. »

[...] Viénot ne lâche pas son attaque et s'en prend aussi aux propos de Valéry que, dit-il, il n'habite pas toujours. « Oui, reprend Gide, son côté paradoxal peut m'être odieux, mais ça, c'est un restant d'une époque passée, dont Griffin est un représentant type. Le paradoxe pour le paradoxe, je trouve ça exténuant et facile. » (Cahiers de la Petite Dame, tome 1, pp. 294-295)

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