lundi 22 mars 2010

Palimpseste, de Gore Vidal

Gore Vidal est né en 1925.
Il a 23 ans lorsqu'il rencontre Gide à Paris.



«Plus distingué, mais tellement moins talentueux que Truman Capote, Gore Vidal, surdoué prolixe mais sans génie, n'aura coiffé son rival littéraire et frère ennemi que dans l'art de survivre. Car que reste-t-il de Gore Vidal écrivain, outre un parfum de scandale ? Qui lit encore Un garçon près de la rivière, qui se souvient d'Ouragan, de Julien l'Apostat ou même de l'infernal Gore Vidal's Caligula de Tinto Brass (1979), film mégalo et unique en son genre où Rome, orgueilleuse et assoiffée de sexe, rayonnait dans toute sa juvénile cruauté sous les traits de Malcolm McDowell ?» se demandait Myriam Anderson en 2007 dans le Figaro Magazine.

Si le nom de Gore Vidal reste indéniablement moins connu que celui de Truman Capote, la journaliste sous-estime un peu l'importance du premier. La collection Re-trouvailles, des Editions Galaade qui ont re-publié en 2006 Kalki et Julien, a donné à relire le style et l'inspiration si particuliers de Vidal. Myra Breckinridge réédité dans la collection Rivages poche en 2003 et le plus récent En direct du Golgotha (sous-titré the Gospel according to Gore Vidal dans son titre original...), disponible aussi à Rivages poche, méritent le détour.

«Je n'ai rien à dire, je n'ai que des choses à ajouter», explique Gore Vidal dans la préface de ses mémoires parus en français en 2006 à Galaade Editions, Paris, dans une traduction de Lydia Lakel. Voilà pourquoi il choisit de les titrer Palimpseste. A plusieurs reprises aussi, Gore Vidal vient gratter les mémoires des autres pour écrire les siens. C'est ainsi qu'il corrige les souvenirs de John Lehmann sur sa rencontre avec Gide en 1948 :

"«Un jour, je persuadai André Gide de me laisser lui présenter le jeune Gore Vidal. Gore en rêvait depuis des années, et il était dans un état d'intense excitation lorsque nous sonnâmes à la porte de la rue Vaneau.» J'aime ce mot : persuadai. Valeureux John ? II est vrai qu'en ce temps-là je voulais rencontrer le grand homme de lettres, mais dire que je «rêvais» de rencontrer Gide, ou tout autre écrivain, relève de l'exagération.
Après tout, j'avais grandi aux côtés de personnalités bien plus célèbres que les vieux écrivains à qui je présentais mes hommages, comme le jeune Gide l'avait fait un jour à Oscar Wilde. Mais John ne savait rien de mon passé, et je n'allais rien lui en dire. À cette époque, j'aimais donner l'impression d'être un joueur de tennis professionnel devenu pute. John Bowen, alors rédacteur en chef d'Isis Magazine à Oxford, intitula sa critique d'Un garçon près de la rivière : «Embrasse-moi encore, lèvres de feu, je suis en amiante.» Nous sommes restés amis depuis.

«Le maître se montra des plus cordiaux et interrogea minutieusement Gore sur la place de la sexualité dans les textes américains. Gore finit par dire, un peu nerveux, qu'il lui avait envoyé un exemplaire d'Un garçon près de la rivière, bien qu'il n'eût jamais reçu de remerciement. Gide lui dit qu'il s'en souvenait très bien et changea immédiatement de sujet. Il parla des perversions étranges qui régnaient, paraît-il, parmi les riches vieilles filles et veuves de New York. Plus tard, Gore soupira et en conclut que Gide n'avait pas lu son livre. Je n'en étais pas si sûr.» En fait, je n'avais pas envoyé d'exemplaire de mon livre à Gide. Joseph Breitbach, un romancier français de l'époque et ami de Gide, me raconta que ce dernier lui avait dit, quelque peu amusé, avoir reçu plusieurs exemplaires de mon livre, mais envoyés par des personnes bien intentionnées qui estimaient qu'il devait rester informé des derniers ouvrages «sur la question», comme dirait le Dr Kinsey. Selon Breitbach, Gide aurait été content de rencontrer son auteur. Mais Breitbach quitta Paris, et ce fut donc le généreux John qui réalisa le rêve de toute ma vie : serrer la main qui avait serré la main d'Oscar Wilde.

J'ai un bon souvenir de cette rencontre. L'appartement était ensoleillé. Le bureau de Gide, en bois brut, donnait sur la rue Vaneau, pas très loin de l'appartement parisien de Mrs Wharton, rue de Varenne. Gide avait soixante-dix-neuf ans, des jambes courtes, un gros ventre et un imposant crâne d'œuf sur lequel trônait un béret de velours, très vie de bohème (1) ; il portait égale­ment une veste en velours vert foncé. Sa voix était profonde et assez théâtrale, semblable à celle d'un acteur de la Comédie-Française que j'avais vu dans Le Maître de Santiago de Montherlant.
Je félicitai le maître pour son récent prix Nobel, qui avait fait l'effet d'une bombe au sein de l'académie Scandinave, car Gide fut le premier admirateur avéré de l'homosexualité à recevoir ce prix. Il était radieux ; il récitait : «D'abord le rapport Kinsey, et après ça le prix Nobel (1).» John rata cela.

Je racontai à Gide ma rencontre avec le Dr Kinsey. Le maître était fasciné par l'homme et par son rapport, qui avait fait de lui une personnalité, sinon respectable, du moins crédible et valable. Il savait qu'Un garçon près de la rivière était associé au rapport. Oui, il avait discuté du livre avec Breitbach. Oui, j'aurais aimé avoir son soutien, mais rien ne m'était parvenu, du moins pas directement. Je considérais notre rencontre comme importante parce que Gide avait passé l'essentiel de sa vie sous le même genre de nuages qui s'amoncelaient à présent au-dessus de moi. Heureusement pour lui, la France avait atteint un certain degré de civilisation, et il avait pu régner sur le monde littéraire ; malheureusement pour moi, les États-Unis n'ont jamais été civilisés. Survivre n'est donc pas chose facile pour qui se trouve en porte-à-faux avec un pays aussi férocement superstitieux. Mais de la même manière que Gide avait survécu dans son monde, j'avais bien l'intention de survivre dans le mien. Dommage que notre rencontre ait eu lieu sous les auspices du condescendant John, au lieu de notre ami commun Breitbach, qui aurait pu orienter la conversation vers des sujets plus intéressants que ceux amenés par mon mauvais français appris à Exeter et les incessants cher maître (1) de John.

«Je reçois tant de livres, dit Gide. Tellement intéressants.» Ses yeux sombres pétillaient de joie. «Tenez.» II me tendit un volumineux manuscrit illustré, orné de lettres majuscules rouges écrites à la main. «Envoyé par un vicaire qui vit dans la campagne anglaise.» Les illustrations étaient de superbes images d'écoliers nus s'adonnant à toutes sortes de pratiques sexuelles.
J'étudiai ces images avec plaisir, puis je lui demandai : «Comment est le texte ?
- Un petit peu trop littéraire (1).» Le téléphone sonna. Gide décrocha. «Ah, cher maître.» (1) J'entendis une voix forte et nasale s'étrangler dans le combiné. Gide éloigna le téléphone de son oreille afin de nous faire entendre la conversation «Henry de Montherlant», murmura-t-il. Je devins, par la suite, un admirateur plus fervent de l'œuvre de Montherlant que de celle de Gide. Il y a quelques années, je fus très ému de trouver, sur la couverture d'une traduction de Julien en néerlandais, une note de Montherlant disant qu'il aimait lire et relire ce livre pour la «beauté» avec laquelle j'avais ressuscité les dernières étincelles du paganisme." (pp. 269-272)


« A l'époque je traquais les mensonges de Capote. », poursuit Gore Vidal.


"Truman m'avait également montré une bague en or sertie d'une améthyste. «C'est André Gide qui me l'a donnée. Il n'arrête pas de m'appeler.» Sous mes yeux, Truman se transformait ainsi en un brasier de pierres précieuses, avec le vieux Gide en guise d'insecte suicidaire. Je pouvais donc demander à Gide : «Que pensez-vous de Capote ?»
- Qui ?»
Je répétais son nom. Lehmann était mystérieusement gêné, comme si je trichais, en quelque sorte. Pensait-il que le mensonge de Capote ne devait pas être démonté ? Gide finit par comprendre de qui je parlais.
«Non, je ne l'ai jamais rencontré, mais plusieurs personnes m'ont envoyé ceci.» Il sortit de son bureau la photo de Truman posant pour Life. Il me fit un grand sourire. «Est-il à Paris ?»*

Nous parlâmes ensuite d'Oscar Wilde. Je ne me rappelle pas une seule de ses paroles. Il se demandait également ce que les Anglo-Saxons admiraient tant chez Henry James.
Au moment de partir, il me demanda si je voulais un livre. Je répondis : «Oui, Corydon.» II eut l'air surpris. C'était son premier livre «sur la question», un dialogue assez fin de siècle (1) sur les amours d'un berger virgilien. «Je ne donne jamais ce livre», me dit-il en m'accompagnant hors de la pièce. « Mind the step (2)», furent ses seuls mots en anglais. Mais il me dit qu'il était particulièrement fier d'avoir traduit Conrad de l'anglais vers le français.
La bibliothèque de Gide comportait deux niveaux, et une galerie séparait le niveau inférieur du supérieur. Il me tendit un exemplaire de Corydon sur lequel il écrivit : «Avec toute ma sympathie.» Ainsi l'ancien monde rencontrait-il le nouveau, à la croisée d'une page de titre." (pp. 273-274)

Notes :
1. En français dans le texte
2. «Attention à la marche.»


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* Sur la rencontre plus certaine de Gide et Capote en 1950 à Taormina, voir ce billet.


Gore Vidal, Palimpseste,
traduit de l'anglais par Lydia Lakel,
Galaade Editions, Paris, 2006
(et en poche dans la collection Points du Seuil)

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