vendredi 6 août 2010

A la recherche de Madeleine (1)

La comédienne Ariel Brenner incarnait Madeleine Gide
dans la pièce de Michael Martin le mois dernier à Chicago.





« Il faut bien oser parler de Madeleine Gide... Pourtant, l'historien, tout conscient qu'il peut être aujourd'hui d'une part de l'importance du rôle qu'elle a eu dans l'itinéraire d'André Gide, et d'autre part de l'infidélité du portrait que celui-ci nous en a laissé, l'historien qui ne l'a pas connue hésite ; il hésite à risquer sa lourde plume sur la mémoire de cette femme qui fut la noblesse, la délicatesse, mais aussi la discrétion mêmes. On aimerait pouvoir se dérober, en citant in extenso le très beau livre de Jean Schlumberger, Madeleine et André Gide... Mais il faut oser et, après avoir recomposé l'image à l'aide des traits épars dans l'œuvre, des Cahiers d'André Walter à Et nunc manet in te, tenter de voir, derrière Emmanuèle, Ellis, Marceline, Alissa..., qui fut la vraie Madeleine et ce que signifie l'altération de son personnage dans le « drame » vécu par Gide. »
André Gide par lui-même, Claude Martin,
Ecrivains de Toujours, Seuil, 1963, p.31




L'auteur et comédien américain Michael Martin me donne l'occasion d'oser parler ici de Madeleine, ce qui n'avait pas encore été le cas, en dehors de quelques allusions frileuses. Sa pièce - un court monologue - a pour titre Madeleine remains : In memory, a wife of genius et a connu le mois dernier un beau succès au Side Project Theatre de Chicago, plusieurs prolongations et d'élogieuses critiques dans la presse (voir aussi cet ancien billet). Il explique pour nous comment est née cette pièce :

« Madeleine est pour moi une représentation iconique d'un thème qui m'a toujours fasciné et que j'explore depuis toujours dans mon travail : la rançon et les plaisirs de l'intimité avec le génie. C'est ici le thème principal, même s'il est aussi question de dévotion à Dieu, à l'Art, d'amours inter-générationelles. Il est d'ailleurs bien possible que ce monologue s'attache davantage à la rançon de cette intimité avec le génie qu'à ses plaisirs. »

Madeleine est un personnage gidien malgré elle et c'est malgré elle qu'elle se retrouve sur scène, et après bien des hésitations, à expliquer qui elle est et quel rôle elle a joué auprès d'André Gide, à un public américain qui ne lit pas ! Michael Martin parvient à rendre fort amusante cette confrontation qui se voulait une explication de texte mais tournera au règlement de comptes et à la déclaration d'amour...

« Le célèbre essai de James Baldwin sur Gide* a été important dans l'idée que je me suis faite de Madeleine. Mais vraiment, elle est ici un véhicule pour des attitudes qui sont toutes ou presque miennes. Elle est parfaite pour explorer mon univers intérieur sur le sujet », ajoute Michael Martin. De fait, pour un fantôme, sa Madeleine est une incarnation surprenante... Ce parti pris d'un second, voire d'un troisième degré, permet non seulement de ne pas trop coller au modèle mais aussi une théâtralité réussie.

Ce décalage évite également d'apporter tout jugement moral dans cette histoire. L'écueil principal dès lors qu'il est question de Madeleine... auquel s'ajoute le manque de documents, le risque de trop d'empathie ou au contraire d'une froide analyse. Madeleine comme un « véhicule », « recomposée derrière Emmanuèle, Ellis, Marceline, Alissa » pour Claude Martin, « hyperprésence » pour Pierre Masson suivi par Robert Dessaix...

Ou encore « héroïne » et « martyre » pour Mauriac : « La femme d'André Gide eut la passion de l'effacement. Disparaître, c'était là son dernier désir — ne pas survivre aux yeux des hommes, échapper à cette histoire triste, où le pur et l'immonde si étrangement sont confondus — où l'ange ne s'interrompt jamais de faire la bête, et la bête l'ange : l'histoire d'André Gide », écrit-il dans ses Mémoires intérieurs. Voici plusieurs fils conducteurs pour les prochains billets...


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* Gide as husband and homosexual, essai paru en 1954 dans la revue New Leader et repris sous le titre The Male Prison dans le recueil de textes Nobody Knows My Name en 1961 (1963 pour la traduction française Personne ne sait mon nom à la NRF)

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