vendredi 29 juillet 2011

Emile Henriot sur la Correspondance Gide-Jammes


"Entre Gide et Jammes le désaccord était dans l'œuf, dès la naissance 
de leur amitié; et c'est un désaccord religieux, dont l'espèce ne pardonne pas." 
Emile Henriot sur la Correspondance Gide - Jammes  
(photo-montage e-gide)



Dans un précédent billet nous avions laissé Gide, à la parution de son Anthologie de la Poésie française, aux prises avec un vers de Francis Jammes. Reprenant aujourd'hui la publication des articles d'Emile Henriot inédits en ligne, je vous propose justement celui paru un an plus tôt dans La vie littéraire du journal Le Monde sur la Correspondance Gide-Jammes.



« JAMMES ET GIDE

A QUOI tient la tristesse ou plutôt la sorte de malaise qu'inspire la lecture de la Correspondance de Francis Jammes et André Gide (1) ? Est-ce le regret d'un temps où la vie littéraire était plus généreuse que la nôtre et plus pourvue des loisirs favorables à l'entretien de soi-même et des amitiés, à la poursuite de la seule œuvre d'art ? Est-ce de se trouver replongé dans ce passé déjà qu'est l'histoire littéraire appliquée à des contemporains, à la jeunesse de contemporains admirés de loin et dont l'intimité, révélée soudain, déconcerte ? On était heureux d'assister aux débuts charmants d'une amitié affectueuse et fraternelle, longtemps prolongée, et voilà que de lettre en lettre elle se rompt à petites secousses sous nos yeux... Du moins la rupture de Jammes et de Gide, après une si belle liaison d'âmes poétiques, sans avoir été jamais tout à fait consommée, car elle eut ses retours et ses repentirs, repose-t-elle sur des raisons nobles : il s'agit d'un dissentiment religieux.

Voilà pour simplifier les choses, puisqu'il faut conclure. Mais les choses sont autrement fines, délicates, sensibles, nuancées, au cours de cette Correspondance de quarante-cinq ans (1893-1938). Jamais hommes ne furent, au fond, plus différents que ces deux-là, et c'est merveille même d'imaginer qu'ils aient pu s'entendre un instant, tirés tous deux comme ils étaient, par leurs natures, en sens contraire. Francis Jammes est uniquement un poète, procédant d'images et de sensations du moment, totalement dépourvu d'esprit critique, quoiqu'il ne manquât du tout de malice; un provincial en outre et un paysan, avec l'isolement de l'un et la ténacité têtue de l'autre; naïf et méfiant, plein d'orgueil, parlant de son génie et irrité du moindre soupçon à l'égard de qui non seulement ne lui en reconnaîtrait pas mais oserait formuler une réserve ou préférerait dans son œuvre tel livre, tel poème à tel autre. Nous avons vu le doux Francis Jammes, à la fin de sa vie, ulcéré et outré du complot dont il se croyait avec sincérité la victime de la part des gens de Paris, et j'ai mis dans mon exemplaire de l'Angélus de l'aube une lettre touchante du poète, écrite peu avant sa mort, pour me remercier avec effusion d'un article où j'avais bien parlé de lui et cherché à le dissuader du souci qu'il se faisait, l'assurant que sa gloire était grande, qu'il n'y avait aucune cabale contre lui, et que nous demeurions nombreux à l'admirer et à l'aimer fidèlement. Jammes s'était émerveillé de ce témoignage, reçu comme une pluie bienfaisante sur une terre desséchée. Joignez qu'il avait l'âme religieuse et qu'il était intransigeant et combattif sur ses croyances, comme il arrive aux plus pieux... En face de lui André Gide, inquiéteur inquiet, esprit dévoré, dévorant aussi, de critique; toujours en quête et jamais fixé, ayant horreur d'être fixé, de se fixer; pesant les mots, les idées et les sentiments avec un infini tourment d'exactitude; merveilleux de lucidité, aimant le trouble; carrefour ouvert par système à tous vents; nomade, immoraliste et professeur d'immoralisme, tenant qu'il n'y a pas d'autre vertu que le bonheur. Et je ne dis rien du corydonisme, dont il n'est pas une seule fois question dans la correspondance entre les deux amis, laquelle d'ailleurs n'est pas complète du fait de quelques lettres réservées, comme le reconnaît avec prudence M. Robert Mallet, l'éditeur et l'annotateur excellent de ces textes. Orthodoxe sur ce point aussi, on peut croire que l'ami de Clara d'Ellébeuse ne devait guère s'entendre à ce propos avec l'auteur de Si le grain ne meurt.

Et pourtant ils se sont entendus, d'enthousiasme l'un pour l'autre, dès le début de leurs relations, qui ont été d'abord épistolaires, tutoiement inclus, bien avant la première rencontre. Ce commencement d'une amitité [sic] est délicieux. Elle naît d'un commun amour de la poésie, dans un temps où la poésie, dans son expression la plus moderne, au lieu de les diviser, pouvait unir des jeunes gens. C'était en 1893, où déferla la deuxième vague symboliste, amenant au rivage ces nouveaux venus, Jammes, Gide, Louys [sic], Valéry. Gide aura été le premier, je crois, à parler de ces harmoniques où s'accordèrent leurs âmes si facilement, Gide n'étant encore que poète, épris comme Jammes d'angélisme, de nature, de pure émotivité; mais aussi se préoccupant, dans les proses du Voyage d'Urien et de Paludes, de ces démarches analytiques d'un esprit soucieux de sa liberté. Jammes est déjà lui-même, et l'auteur de ces vers tremblants, boiteux exprès, mais chantants et d'une naïveté très voulue dans leur apparente absence d'art, qu'on trouve dans ses premières plaquettes. Gide, avec une ferveur généreuse, fit les frais de l'édition d'Un jour, que Jammes était trop pauvre pour assurer lui-même; d'ailleurs incapable, vivant loin de Paris, d'action sur les éditeurs et dans les jeunes revues, dont Gide et Henri de Régnier lui facilitèrent l'accueil. Toute une partie de la Correspondance a trait aux services rendus, dans cet ordre, par l'ami parisien au provincial, et on a plaisir à enregistrer que M. André Gide a toujours montré, avec une délicatesse attentive, la plus grande prévenance et même une exemplaire patience à rendre ces services et à répondre aux sollicitations de Jammes, exigeant et souvent pointu malgré la drôlerie, la gentillesse et la verve. Car Francis Jammes avait de l'humour et de l'esprit, et ses lettres sont souvent plaisantes à lire, farcies de gais propos et même d'amusants pastiches de Régnier, de Mallarmé ou de Heredia qui attestent la connaissance la plus aiguë des techniques d'autrui, et l'art même de les y égaler. Il ne faut pas non plus se méprendre et oublier qu'avant les Sonnets à la Vierge et l'Eglise habillée de feuilles, Francis Jammes a fait quelque peu figure de faune, et que c'est ainsi qu'il s'appelait lui-même et que l'appelait Gide quand celui-ci n'était que « le pâtre des berges », en souvenir de son Ménalque et de Paludes. Cette première partie des enfances d'une amitié, entre poètes de vingt à vingt-cinq ans, est jolie, sur un fond un peu flou de doléances, de brumes et de langueur symboliste. Mais, la personnalité de chacun s'affirmant aux premiers rayons de la gloire, les pointes commencent à percer, et sans que ce soit au mépris de la poésie, où Francis Jammes a cet avantage de se renforcer en lui-même et dans son talent, il faut bien le dire, c'est au moment aussi où, la maturité venue, Gide devient plus intelligent et, selon sa nature, plus libre.

Ils continueront l'un et l'autre à s'aimer et à s'admirer. Un jour viendra où Jammes écrira même à son ami que si le cinquième livre des Confessions n'existait pas c'est la Porte étroite qu'il aurait voulu avoir écrit. L'amitié subsistera toujours, et même après les divergences et les piques il suffira de son souvenir, ne serait-ce que par fidélité à soi-même, pour ramener et faire se retrouver d'un élan de cœur les amis que leur esprit a momentanément séparés. Une dépêche clôt un litige, efface aussitôt le désaccord. Un article élogieux répare tout, et ne voyez pas là une pointe : Gide parlant de Jammes, Jammes parlant de Gide, c'est toujours très bien, et il ne s'agit pas d'échange de casse et de séné entre ces deux esprits honnêtes et intransigeants sur ce qu'ils croient. Impossible pourtant de celer que dans leurs lettres, à mesure que les divergences s'accentuent, c'est Jammes qui paraît le plus susceptible, le plus chatouilleux, le moins compréhensif; et Gide, qui domine nettement, attentif à expliquer, à panser, à remettre au point, affectueusement, patiemment — quitte d'ailleurs à confier à son Journal, où il nous les a fait lire en le publiant, ses impatiences rentrées, ses jugements sévères et ses trop lucides constats du changement qu'il voyait s'opérer dans son ami. M. Robert Mallet, annotant ces lettres, en a judicieusement éclairé les dessous de quelques citations pertinentes empruntées au Journal de Gide. On l'y voit noter que Jammes, vieillissant en orgueil et en amertume, « n'a plus de nez que pour l'encens », et que son orgueil effréné l'empêche, l'a toujours rendu incapable de pratiquer cette sincérité élémentaire qui consiste à « tâcher à voir vrai » en soi-même comme dans les autres. Et il conclura tristement que leur amitié s'est défaite, corrompue par « de la littérature froissée ». Ce qui en effet est très triste. Mais encore une fois, ayant à juger de beaux écrivains sur leurs lettres, je ne voudrais pas que ces discriminations nécessaires parussent condamner ou accabler Jammes : poète exquis, profondément original, dont la sensibilité si vive commandait le talent; et donc plus qu'aucun autre vulnérable dans son éloignement et son isolement d'Orthez. Il se croyait toujours persécuté ou oublié, ce qui pour un poète est toujours la pire des persécutions. Toute proportion gardée il y a en lui du Jean-Jacques Rousseau, comme lui si enclin à voir des cabales partout. Le mot de Ligne sur ce dernier pourrait bien, à grand homme près, lui être appliqué : « Malheureux grand homme, ravissant et impatientant. »

Entre Gide et Jammes le désaccord était dans l'œuf, dès la naissance de leur amitié; et c'est un désaccord religieux, dont l'espèce ne pardonne pas. Ils s'étaient entendus d'abord sur ce point qu'ils étaient tous deux d'essence religieuse, l'un catholique et l'autre huguenot. Je n'ai pas qualité pour décider en ces matières, mais point n'est besoin d'y être grand clerc pour discerner dans André Gide une préoccupation religieuse, et d'autant plus propre aux contestations qu'il s'agit, avec lui, d'un cas très nettement apparent de huguenotisme éclaté, c'est-à-dire qui laisse des traces après l'éclatement. Toute la démarche de Gide, depuis André Walter, Paludes, Urien, Ménalque, est d'un homme qui cherche à se libérer des plus sévères interdits. Celle de Jammes, si l'on peut parler de démarche à propos d'une absence de démarche justement, est un repliement sur la foi héritée, un contentement dans l'immobilité, une adhésion totale au bon Dieu un peu sulpicien de sa mère et de son enfance — « le seul Dieu qui le satisfasse », dira-t-il. A quoi André Gide pourra répondre qu'il a lui aussi « le seul Dieu qui le satisfasse », auquel il ne faut pas toucher. Rien à ajouter à cela, on ne peut plus s'entendre. Mais Jammes avait l'esprit de prosélytisme, et, voulant le sauver malgré lui, il se désolait, avec une pieuse et insistante indiscrétion, des égarements de son ami, de ses sophismes, de ses pernicieuses doctrines et de ses propos scandaleux. Gide au fond était tel pour lui depuis les Nourritures terrestres, et il le retrouvait aggravé dans le « blasphème » terminal des Nouvelles nourritures : « Ne sacrifie pas aux idoles. » La page relue, on peut se demander si Francis Jammes l'avait bien comprise. Ce n'est pas à Dieu qu'en a Gide, mais aux hommes, « responsables de presque tous les maux de la vie ». Et c'est contre eux qu'il a écrit : « Cesse de croire que la sagesse est dans la résignation... n'accepte pas. »
Cette correspondance est à lire, émouvant dialogue entre deux personnalités dont l'une, la plus faible et aussi la plus agressive, voudrait emprisonner l'autre, et l'autre, la plus forte, s'échappe en glissades. Le document d'histoire littéraire aussi a son intérêt, mais au second plan ; l'anecdote y est assez mince, derrière ce débat d'amitié aux prises entre la critique et la foi.
1948.


1. Francis JAMMES et André GIDE, Correspondance (1893-1938), préface et notes de M. Robert Mallet, un vol., Gallimard. »


(Emile Henriot, Courrier littéraire XIXe-XXe siècles
Maîtres d'hier et contemporains, Albin Michel, 1956)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très bel échange de correspondances a lire des écrivains A. GIDE et F.JAMMES...."Etre poète c'est tremper la plume dans son coeur et écrire avec son sang"..(extrait;recueil de poémes;"Les Matins d'Algue" de J.ZAINO (L'Etrave-Paris.1968)-Hommage à françis JAMMES,centenaire de la naissance du poète bigourdan à TOURNAY (Htes-Pyrénées)1968.