mercredi 27 juillet 2011

Confection d'une Anthologie


Dans son article saluant la parution de l'Anthologie de la Poésie française présentée et préfacée par André Gide, Emile Henriot faisait remarquer que le choix de Gide se présentait « un peu comme un testament. » La confection – osons ce mot puisqu'elle se veut un remède littéraire au dosage quasi pharmaceutique – de l'Anthologie s'étale entre 1937 et 1949. « D'un bout à l'autre de ces douze ans les goûts poétiques de Gide sont restés les mêmes, mais le regard qu'il porte sur la littérature et sur le monde a changé : le livre est presque d'outre-tombe », note pour sa part Michel Murat dans Les anthologies de la poésie française d'André Gide et Marcel Arland.

On peut suivre cette difficile confection au travers de la correspondance de Gide mais surtout de son Journal et des Cahiers de la Petite Dame. C'est en novembre 1937 que Maria Van Rysselberghe nous apprend que « Schiffrin veut faire, dans la collection de la Pléiade qu'il dirige, une anthologie de poètes et qu'il lui a demandé de la composer et d'en écrire la préface. » C'est à ce moment-là une chose encore assez neuve si l'on en croit Michel Murat : « L'idée de rassembler en un volume la totalité de la production nationale, en y incluant les contemporains, et donc en confrontant ceux-ci aux classiques, ne semble avoir tenté ni les éditeurs, ni les écrivains : on la voit poindre à la fin des années 1930, et s'imposer presque brusquement au lendemain de la débâcle. »

Le 26 avril 38, quelques jours après la mort de Madeleine, Maria Van Rysselberghe encourage Gide à aller se reposer au foyer de Pontigny, où la bibliothèque l'aiderait à composer son Anthologie. Le 25 mai elle note qu'il veut faire appel à Jean Schlumberger pour piocher dans Villon à qui il veut faire « une part de roi ». Gide commence à dresser les grandes lignes, les grandes lignées qui seront le squelette du livre. Le même soir il déclare à Schlumberger :

« J'ai été ébloui par les beautés qu'il y a dans Malherbe; j'accorde qu'elles sont peu nombreuses, mais de quelle qualité ! Et tellement significatives pour le génie français : c'est la ligné Mallarmé, Valéry – tandis que Ronsard, c'est la lignée Hugo. »

Une première version de l'Anthologie s'élabore assez facilement si l'on en juge par cette autre entrée des Cahiers de la Petite Dame datée du 30 mai 1938 : « Le soir il a travaillé à son anthologie, s'y est lavé l'esprit comme il dit. » Mais la guerre vient interrompre tous les projets. En 1940, dans le Midi, il reprend l'écriture de la préface comme l'indique le Journal à la date du 26 août 1940 :

« Comment tout à la fois, les journées me paraissent-elles si tragiquement courtes et ne sais-je comment les emplir ? N'est-ce pas à cela surtout qu'il faut reconnaître que je vieillis ? Si seulement je pouvais m'atteler à quelque long travail... ! J'ai tâché de me remettre à la préface de l'Anthologie ; mais j 'ai tant de mal à formuler la moindre pensée, qu'il me semble que je ne sais plus écrire. Tout ce que j'éprouve à présent est trop loin des mots; je piétine dans les sables mouvants de l'indicible. »

Et l'achève, dans cette première version tout du moins. Fin août - début septembre 40, la préface fait partie des lectures à haute voix du soir à La Messuguière, chez Loup Mayrisch, où se trouve également Alexis Curvers. Mais le choix de textes n'est pas encore terminé puisque, toujours selon les notes de Maria Van Rysselberghe, Gide envisage en mai 41 un aller-retour à Paris avec Catherine, pour lui montrer la ville occupée, et avec Henri Thomas qui pourrait l'aider dans ses recherches pour l'Anthologie. Le 7 octobre dans le Journal, on retrouve Gide dans une chambre de l'Hôtel Adriatic de Nice. Une chambre agréable - « j'y travaille, ce qui me fait accepter qu'elle coûte un peu cher » - où il écrit deux « visites de l'interviewer » au courant de la plume et espère pouvoir se remettre à la préface de l'Anthologie.

Elle est toujours dans ses bagages lorsqu'il embarque en mai 42 pour l'Afrique du Nord. Le Journal en donne l'évolution : le 7 février 1943 Gide est en proie à un gros rhume... et à Victor, mais « Malgré moi, je me sens en assez bonne humeur de travail, que j'occupe à la préface de mon Anthologie ; mais j'en suis trop souvent distrait, et, au surplus, me fatigue vite. » Le 19 février il préfère se replonger dans la préface plutôt que de faire la queue devant un magasin pour la crème de datte qu'il aime tant. Sidi-bou-Saïd, Alger, Tunis, Fez, Gao, à nouveau Alger où la Petite Dame vient le retrouver en avril 45, puis le retour en France et de nouveau des voyages, Italie, Egypte, Liban, Allemagne, Autriche, et enfin la Suisse où le 28 décembre 46 une note lapidaire du Journal annonce :

« A Genève : Préface à l'Anthologie
Scénario d'Isabelle »

C'est la seconde partie de la préface qui vient d'être achevée, celle dont la Petite Dame dira, le
15 mai 47 dans ses Cahiers : « Gide nous lit la fin de sa préface de son Anthologie, intéressante et désespérée, et d'autant plus intéressante que rien ne la laissait prévoir. » Oui, l'Histoire est venue se faufiler entre temps dans l'histoire littéraire, et si sur le fond Gide ne concède rien de ses vues esthétiques, il ajoute quelques concessions politiques à ses choix et le fait savoir. Mais ce choix n'est toujours pas arrêté définitivement puisqu'en juillet 47 il rappelle à Maria Van Rysselberghe qu'il attend toujours la présélection qu'elle doit opérer dans Verhaeren et Laforgue. « Pierre [Herbart] et moi repêchons Tristan Corbière », ajoute-t-elle.

Fin février 1948 une première liste est proposée qui s'avère trop maigre pour un volume de la Pléiade : il faut la rallonger ! Jean Lambert, qui a épousé Catherine deux ans plus tôt, l'aide à « revoir les épreuves, compléter certains choix, en changer d'autres, etc. Jean s'ingénie à le décharger de toutes les corvées, et leur collaboration paraît aisée, harmonieuse », lit-on encore dans les Cahiers de la Petite Dame. Le Journal confirme cette bonne entente et annonce, le 11 juin 1948 « mis la dernière main à l'Anthologie », dernière main ou presque puisqu'en septembre 48 ont encore lieux quelques « derniers arrangements » avec Lambert.

L'entrée du 27 mai 49 du Journal de Gide proclame enfin la parution de l'Anthologie. Il faut la citer entièrement parce qu'elle explique aussi, en partie, comment Gide a fait ses choix en dépit de, malgré lui, ou malgré l'auteur. Auteur qui en l'occurrence est Jammes, moqué pour sa piété naïve jusqu'à l'impiété, selon Gide...

« L'Anthologie tant attendue a enfin paru. Grosso modo, très satisfait; et surtout, peut-être, de n'avoir pas trop fait prévaloir, me semble-t-il, mon goût personnel. J'espère avoir produit au jour nombre de menues pièces exquises, qui méritaient d'être connues et que je ne voyais citées nulle part.
Ce matin je m'achoppe au poème de Jammes particulièrement réussi : « II va neiger dans quelques jours... » Qu'est-ce que veut dire, qu'est-ce que peut bien vouloir dire :

Et les nombres
Qui prouvent que les belles comètes dans l'ombre
Passeront, ne les forceront pas à passer.

Oui; c'est exquis, charmant, et d'autant plus idiot que cela vous prend un air de profondeur. Mais tout Jammes est là; toute l'absurdité de sa croyance. Ces « nombres » mêmes sont de l'ordre de Dieu; sont Dieu. Cela signifie, indistinctement, que Dieu (le Dieu de Jammes) est toujours à même de faire un miracle, de ne pas se sentir atteint par les lois qu'il a proprement instituées. C'est Josué, Dieu aidant, capable d'arrêter le soleil. Un tel propos me paraît d'une outrageante impiété; n'est sauvé que par son inconsciente incongruité poétique. Le bon Dieu de Jammes serait libre de faire que tel triangle n'ait pas ses angles égaux à deux droits ?... Absurde! Absurde! Attentoirement absurde. Inutile d'insister. Ce petit poème n'en reste pas moins l'un des meilleurs de Jammes. »

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