lundi 25 juillet 2011

Emile Henriot sur l'Anthologie de la poésie française


Les gidianArchives proposent déjà à la consultation huit articles de l'écrivain critique et académicien Emile Henriot sur les œuvres de Gide : six parus dans le journal Le Temps entre 1919 à 1933 et deux parus dans Le Monde sur les Interviews imaginaires le 27 décembre 44 et sur le Journal 1939-1942 le 12 septembre 46. Ces deux derniers sont repris dans le second volume du recueil d'articles d'Emile Henriot intitulé Courrier littéraire XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains, paru en 1956 chez Albin Michel.

Quatre autres articles plus récents, et donc parus dans Le Monde, prolongent dans ce recueil le chapitre à Gide consacré et ne sont pas encore repris dans les gidianArchives, à commencer par cette critique parue à l'occasion de la publication de L'Anthologie de la Poésie française (NRF, 1949, puis Bibliothèque de la Pléiade, 1949). Elle a bien été versée au dossier de presse des BAAG (n° 114/115, avril-juillet 1997, pp. 299-303) mais demeurait inédite en ligne.


L'ANTHOLOGIE DE LA POÉSIE FRANÇAISE D'ANDRÉ GIDE

ANDRÉ GIDE vient enfin de publier cette Anthologie de la poésie française (1) des origines à nos jours, dont il préparait l'édition depuis longtemps. Cet événement constitue un acte de courage de sa part, car, sans contenter tout le monde, voilà M. André Gide irrémédiablement compromis aux yeux des tenants exclusifs de la poésie invertébrée pour trouver encore admirable la poésie régulière et traditionnelle dont il propose en quelque huit cents pages l'échantillon selon son goût.
Son choix est, comme on s'y attendait, d'un lettré savant et raffiné; mais il se présente un peu comme un testament. Ayant opté pour la perfection de l'art le plus rigoureux à lui-même, on voit dans sa préface M. Gide prendre tristement son parti d'aller pour une fois à contre-courant, au risque de n'être plus suivi sur ce terrain par tous ces jeunes dont il a toujours passionnément souhaité et recherché l'adhésion, et à qui leur « inconfiance » en l'avenir ne laisse plus, dit-il, d'intérêt possible que pour l'immédiat et le présent. « Seuls sont dès lors goûtés les émois de choc, de surprise. Les liens qui nous rattachaient au passé, qui peuvent espérer de rattacher à nous le futur, sont-ils rompus? Du coup c'en sera fait de notre culture et de cette tradition que nous avons tant lutté pour maintenir. L'art ne peut revenir en arrière... » Et M. André Gide, qui a quelquefois le conditionnel inquiet, conclut en nous mettant son livre entre les mains : « Cette anthologie ne représenterait donc plus que le désuet bréviaire d'une génération qui s'en va. »
Au nom du très vaste public, jeunes compris, que ne contente pas la poésie moderne en ses recherches de laboratoire, il faut de toutes ses forces protester contre ce défaitisme, d'autant plus démoralisant que M. Gide par avance a coupé les ponts en disant qu'il n'y aura pas d'appel à cette condamnation. C'est faire vraiment bon marché de l'objection capitale qu'il a lui-même évoquée contre cette vue désespérée : à savoir que les éclipses sont toujours provisoires en littérature, que Ronsard, méprisé deux siècles, a depuis retrouvé sa place au premier rang, et que Racine, autour de qui les Jeune-France dansaient il y a cent ans la danse du scalp, est aujourd'hui remis aussi justement en honneur. L'injustice, l'oubli et le dédain momentané ne prouvent rien; et M. Gide n'a pas à s'excuser comme un vieillard d'admirer des gloires abolies et de louer un art passé, alors qu'en véritable connaisseur il admire et il loue très bien ce qui n'a pas cessé de plaire au plus grand nombre.
Mais pourquoi faut-il toujours qu'il s'appuie sur autrui, fût-ce pour contredire, et ne peut-il donc affirmer sans que ce soit par objection? Justifiant dans sa préface l'idée qu'il a eue de composer cette anthologie, il rapporte que c'est à la suite d'un propos à lui tenu il y a trente ans par un poète anglais, qui lui aurait demandé : « Comment expliquez-vous, monsieur Gide, qu'il n'y ait pas de poésie française? L'Angleterre a sa poésie, l'Allemagne a sa poésie, l'Italie a sa poésie. La France n'a pas de poésie... » Du moins l'Anglais en question se refusait à voir la moindre poésie dans nos poèmes, où il ne distinguait que des discours rimés, pour n'y trouver que de l'esprit, de l'éloquence ou du pathos. Sur quoi, interloqué, André Gide repartit en interrogeant à son tour : « Mais qu'est-ce que la poésie ? », pour s'aviser d'ailleurs aussitôt qu'il est impossible d'y répondre, la poésie échappant par essence aux définitions. Cependant on peut discerner les éléments qui la composent, qui, sans parler des choses dites, tiennent à la façon dont on les dit, c'est-à-dire à l'art et à la musique, l'art étant de l'arrangement et la musique de la langue; de ces deux éléments constitutifs résultant cet effet de magie et d'incantation qu'à force de sévérité nos modernistes ne voudraient plus tirer que du mot et de ses juxtapositions les plus inattendues, les plus surprenantes, sans que le sentiment et la raison y soient pour rien. Mais avant d'en être arrivé à cette exigence ou à cette impasse il est bien certain que notre poésie française, qui a bel et bien existé malgré l'incroyable Anglais allégué, a toujours fait état de cet art d'arrangement et de cette musique verbale. J'ai idée que ledit Anglais, n'en apercevant que la rhétorique, ne savait probablement pas assez notre langue pour apprécier cette réussite musicale par quoi la poésie française existe en soi, comme toute autre poésie, selon les moyens matériels de la langue où elle s'exprime. On peut admettre que le français, logique, analytique et sans accentuation, a moins de ressources musicales que l'anglais, l'allemand ou l'italien; ce qui ne lui interdit pourtant ni la cadence, ni le timbre, ni ce jeu de pédale presque indiscernable à une oreille étrangère, notamment dans l'emploi subtil de l'e muet, qui déjà échappe à beaucoup d'oreilles françaises elles-mêmes, dans l'indifférence générale, l'art étant en train de se perdre. M. André Gide, répondant à son Anglais ignare et méprisant, spécifie fort bien ce que, en récompense de ce pouvoir d'effusion et de spontanéité qui lui manque, la rigueur des règles prosodiques a donné à notre poésie, par le fait de l'art, grâce auquel la poésie trouve ses moyens de maîtrise et de condensation. Résistance au laisser-aller rhétorique, refus des facilités de l'inspiration et du jaillissement sans contrôle, ce serait le service rendu par Baudelaire à l'art poétique de son temps; en quoi souvent d'ailleurs il donne à penser à Boileau, comme M. André Gide le rappelle par des exemples pertinents, déjà connus.
Le mérite essentiel de la poésie régulière ainsi fondé sur la rigueur de l'art, à l'exclusion de tout son contenu discursif ou sentimental, M. Gide tient que c'est à l'effort de concentration formelle, à la difficulté vaincue (jusque dans le choix imprévisible de la rime), que la diction poétique doit ses plus beaux effets de surprise et d'incantation. Il ne consent pas qu'il y ait une poésie suffisante dans l'idée ou le sentiment exprimés, et c'est pourquoi il se montre sévère aussi bien à la poésie didactique (il a raison) qu'aux « flasques » effusions du romantisme : d'où ses réserves sur Lamartine et sa condamnation presque totale de Musset, l'un et l'autre à ses yeux trop indifférents à la fermeté de la forme, l'un et l'autre affectés des mêmes défauts qu'il trouve à la poésie féminine, et particulièrement à celle de la comtesse de Noailles, rejetée en bloc (c'est très injuste) à cause de « la déplorable inconsistance de ses vers » et de « son complaisant abandon aux plus faciles pâmoisons », ce qui est souvent malheureusement vrai, encore que parmi son déchet il y ait à sauver de très belles pages... Comme tout ce qu'énonce M. Gide est, à sa coutume, très attentivement pesé, nuancé et touché à la plus sensible pierre d'épreuve, il y a lieu de faire état de ses observations, même si l'on a la faiblesse d'aimer malgré tout ce qu'il n'aime pas; et il y a à cela une raison qui pourrait être suffisante, aux yeux mêmes de cet émotif, dans le fait qu'on reste fidèle à ce qui vous a ému, quitte à regretter que la forme n'en soit pas absolument parfaite. Et l'on voit d'ailleurs M. Gide résister à des poètes très parfaits, comme Gérard de Nerval et Gautier, qu'il n'aime pas, comme l'on sait, mais pour des causes différentes : Nerval parce qu'il estime sa perfection trop voulue; Gautier sans doute parce qu'il est trop extérieur. Mais Gautier a parfois devancé Baudelaire, qui lui a rendu un juste hommage, et cela aurait dû retenir un instant au moins M. Gide. Je le dis en passant, chacun restant libre de ses préférences, en poésie surtout, où ce n'est pas seulement la raison qui dicte et commande nos choix, même quand nous les voulons raisonnables.
C'est donc l'art et la qualité qui ont principalement déterminé celui de M. André Gide dans la composition de son Anthologie. Elle pouvait avoir utilement deux cents pages de plus, ce qui eût permis à son collecteur de lui donner un aspect de tableau mieux équilibré, plus complet : celui qu'un autre rassembleur, de grand et délicat savoir, M. Marcel Arland, a si bien réussi dans un florilège analogue (2), sans d'ailleurs aucune concession. Telle quelle pourtant, l'Anthologie d'André Gide mérite l'éloge par l'esprit de revision auquel il a d'abord soumis son propre goût : notamment sur le romantisme. Il n'en aime guère les défauts, l'effusion facile, l'exagération, la redondance rhétoricienne; et toutefois il en prend, avec une intelligence clairvoyante, la défense pour marquer ce qui manquait à la poésie stérilisée de l'école classique quand le romantisme est venu renflouer d'un flot torrentueux le lyrisme; pour marquer aussi ce qui manquerait à la poésie française si, pour satisfaire à l'exigence des iconoclastes, on supprimait l'immense effort de ce romantisme, comme le proposent certains partisans de l'élagage à la Toinette qui préconisait de se couper un bras pour que l'autre devienne plus fort. Je me réjouis beaucoup du grand scandale que M. Gide va causer, et par ce qu'il dit de Victor Hugo dans sa préface, et par la place considérable qu'il lui a donnée dans son choix, où les extraits du vieux maître occupent à eux seuls cinquante-quatre pages. On ne sacrifiera pas le veau gras pour cela : l'enfant prodigue n'est pas venu à résipiscence, et le « Victor Hugo, hélas ! » qui fit jadis tant de tapage, M. Gide ne l'efface pas : il se contente de le nuancer. Il sait tous les péchés de Hugo, sa vie en représentation, son verbalisme, ses outrances; mais, au-dessus de ses faiblesses, il met justement aujourd'hui son génie lyrique, sa maîtrise, son abondance en fait de rythmes, sa richesse d'invention technique et la sûreté de son art... Je m'étonne seulement qu'au lieu de les prélever directement dans l'œuvre immense du poète M. Gide n'ait choisi ses extraits que dans l'édition des Morceaux choisis de chez Delagrave, comme nous l'apprend une note, ce qui limite à la fois la curiosité et la découverte(3). Pour les poètes anciens, Rutebœuf, Villon, Ronsard (celui-ci largement), Desportes, d'Aubigné, Malherbe, sont honorés avec bonheur par des reproductions excellentes, où M. Gide, comme c'est son droit, a fait quelquefois des coupures. Il met notre La Fontaine au premier plan, considérant ses fables comme des poèmes; il va même jusqu'à réimprimer un de ses contes, le Faucon, dont l'élocution est en effet une merveille d'élégance, mais j'aurais préféré une des admirables Elégies, si peu connues. Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Corbière, Rimbaud, Jammes, Toulet et Valéry sont très bien représentés, quoique de ce dernier ne figurent pas dans ce livre ces courts chefs-d'œuvre que sont Sinistre, le Sylphe ou Vin perdu. Les extraits d'Henri de Régnier et de Moréas ne sont pas des meilleurs, ce qui s'explique peut-être par une certaine incompatibilité d'humeur, dont il eût été beau que se fût défait le survivant; et Pierre Louys aussi est scandaleusement absent, dont la remarquable Psyché méritait la citation. Le choix d'Apollinaire est discutable, qui exclut le Pont Mirabeau et la Jolie Rousse : — et Gide ne reproduit pas un vers de Péguy : celui-ci, dit-il en substance, n'ayant pas lui-même choisi dans son système de répétition innombrable... Faut-il signaler d'autres manques ? L'inexplicable absence, par exemple, de la Belle vieille de Maynard ?... Le lecteur en regrettera d'autres. M. Gide ne nous a livré que son choix. Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride. Et voilà tout de même un beau livre à recommander : huit cents pages de grands vers français. Dans le présent marasme de la poésie, c'est un vrai cadeau.
1949.

 
1. André GIDE, Anthologie de la poésie française, un vol., Bibliothèque de la Pléiade. (Gallimard.)
2. Anthologie de la poésie française, choix et commentaires de Marcel Arland, un vol., Stock. — Cf. : Sonnets du temps jadis, présentés par Fernand Gregh, un vol., Tiranty ; et Anthologie des poètes français, de Ferdinand Duviard (XVe-XVIe et XVIIIe siècles), Larousse.
3. André Gide, ayant lu cette phrase, m'a écrit que l'indication des Morceaux choisis de Delagrave, comme source de ses références à Hugo, était le fait de son éditeur, auquel il avait négligemment laissé le soin de préciser l'origine de ses citations. Dont acte.
 (Emile Henriot, Courrier Littéraire, XIXe-XXe siècles
Maîtres d'hier et contemporains, t.2, Albin Michel, 1956, Paris)

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