mercredi 7 mars 2012

Gide, Jules et Jim



Il est toujours amusant de trouver des échos gidiens là où l'on s'y attend le moins. Ainsi au détour d'une recherche apprend-on que Gide eut une influence sur l'écriture de Jules et Jim, et plus généralement sur son auteur : Henri-Pierre Roché. Un auteur injustement méconnu, malgré le succès des films tirés par Truffaut de ses livres, et un personnage aux aventures passionnantes racontées par Xavier Rockenstrocly dans une thèse* présentée en 1996 et dirigée par... Claude Martin, éminent gidien ! Mais les coïncidences ne s'arrêtent pas là...



Henri-Pierre Roché, Broadway Photo Shop, NYC, 1917
Collection Centre Pompidou



Henri-Pierre Roché est né le 28 mai 1879, dix ans après Gide mais à seulement dix-huit numéros de lui, rue de Médicis à Paris. Comme le petit André, Henri a pu voir des fenêtres de l'appartement familial les allées du Jardin du Luxembourg où il a passé sa prime enfance. Deux milieux de deux familles toutefois différents : chez les Roché la mère est une catholique pieuse, le père pharmacien. Un père qui meurt alors qu'Henri n'a pas deux ans, le laissant face à une mère aussi omniprésente qu'elle est intransigeante. Cela vous rappelle quelqu'un ?

Comme Gide encore, le petit Roché est de santé fragile, sujet aux fréquents maux de tête, mais s'il déteste l'école chez les prêtres, le cours Bossuet, puis le lycée Louis le Grand, il poursuit ses études jusqu'aux baccalauréats, qu'il obtient. Plus tard dans une nouvelle intitulée Le Pasteur, il décrira l'atmosphère d'homosexualité refoulée de l'école religieuse. Xavier Rockenstrocly fait à ce sujet allusion à deux probables expériences homosexuelles intervenues alors qu'il était au cours Bossuet. « [Sa mère ] avait mis en garde Pierre contre les différentes pratiques homosexuelles possibles. Comme un bon fils, il semble avoir écouté sa mère. Mais c’est pour mieux se rattraper avec le sexe féminin. », ajoute Xavier Rockenstrocly.

Le jeune Roché et sa mère voyagent – autre point commun – notamment en Angleterre et en Allemagne, voyages au cours desquels il apprendra bien mieux qu'à l'université. Il y a entamé sans conviction des études de droit pour devenir ambassadeur, ainsi que le souhaite sa mère. En parallèle il suit des cours de dessin et de peinture à l'Académie Julian. Qu'il abandonne également, conscient qu'il n'a pas le talent d'un Picasso, auquel il rend visite régulièrement. C'est ainsi qu'il devient l'intermédiaire entre les jeunes peintres et les littérateurs, musiciens et collectionneurs qui souhaitent acheter des œuvres d'avant-garde. C'est lui, par exemple, qui présente Picasso aux Stein, Marie Laurencin (qui a été sa maîtresse) à Wilhelm Uhde et Paul Rosenberg.

Henri-Pierre Roché publie quelques nouvelles à partir de 1903 et, en 1905, commence l'écriture du recueil Don Juan et...** où il apparaît sous les traits du séducteur pathologique. En 1912, après les refus de Fasquelle et Calmann-Lévy, Henri-Pierre Roché propose son manuscrit à la NRF : « Jacques Copeau lui dit le bien qu’il en pense, et un vote est organisé à la NRF. Copeau et Gide votent pour, Rivière et Schlumberger contre », raconte Xavier Rockenstrocly. Le chercheur signale plusieurs rencontres en mai 1919, alors que Roché est devenu un marchand d'art plus officiel : « Roché est de plus en plus sûr de lui pour la peinture. Il n’hésite plus à montrer sa collection, et reçoit ainsi Gide le 13 mai 1919, puis le 1er novembre 1919, qui vient voir les Laurencin et les Perdriat***. Gide finira par acheter un Laurencin. »

Mais ces rencontres de 1912 et 1919 ne sont pas les premiers contacts entre les deux hommes, comme en attestent les quinze lettres d'Henri-Pierre Roché à André Gide conservées à la Bibliothèque Doucet****, datées du 23 octobre 1902 au 4 février 1917. Il y a surtout une admiration de Roché pour l'écrivain qui, ainsi qu'il veut le faire, injecte la vie, sa vie, dans ses livres. Et dans son journal. Car Roché tient lui aussi un journal depuis son plus jeune âge et considère celui de Gide comme « une référence constante », « un modèle du genre », explique Xavier Rockenstrocly, qui a eu accès aux « sept mille cinq cents pages tapées à la machine, et plusieurs centaines de pages manuscrites, couvertes d’une minuscule écriture » qui constituent l'intégralité du Journal et des Carnets***** de Roché. En 1929, échangeant son journal avec celui d'une ancienne maîtresse, Roché note : « Je voudrais parler de son Journal à André Gide », en 1930 : « J'aimerais que Colette et Gide en lisent quelques pages »******. Il espère même une préface de Gide aux morceaux choisis de ce « Journal de Denise ».

On retrouve l'idée d'un journal à quatre mains, dès les années 20, alors que s'engagent les relations passionnées entre Henri-Pierre Roché, Franz Hessel*******, Helen Hessel et sa sœur Bobann, prémices à l'histoire de Jules et Jim. Une histoire qu'il n'écrira que bien plus tard, à la mort de Franz Hessel en 1943, et qui sera publiée en 1953. Au moment d'en commencer l'écriture, c'est encore à Gide qu'il songe... Au Gide qui a résolu de « risquer » non seulement de dire, malgré les exhortations de Claudel, mais encore de dire « je », malgré les recommandations de Proust et de Wilde. C'est un très beau passage des Carnets de Roché que cite Xavier Rockenstrocly :

« La principale interrogation de Roché porte sur la nécessité ou non de travestir la réalité. Faut-il, comme il le note à la page 3, « tout démarquer : noms, lieux, pays », cette transposition permettant une franchise totale ? Ou bien faut-il « risquer comme A. Gide ? » comme il le suggère à la page 6 ? Une Amitié ne répond pas à ce problème. En revanche, il indique bien quelles sont les intentions stylistiques de Roché quant au roman à venir :
Faire un « Franz et Jean » - pas de « Je » - plus facile à styliser ? - Des situations comme dans « des Souris et des Hommes » simples, avec quelques gestes, sans aucune psychologie exprimée - Un récit objectif des 2 - Aussi qq. Souvenirs typiques de mon enfance. Présenter la vie des 2 par qq points sensibles, avant de les faire se rencontrer [ils ont faim d’amitié et d’amour] - Eviter tout sentimental direct exprimé - User de peu d’adjectifs. »

On peut encore songer avec ce passage dans la coulisse au Journal des Faux-Monnayeurs, tant dans le registre psychologique que dans celui des thèmes abordés. On pourrait trouver encore bien d'autres points communs entre Gide et Roché, à commencer par leur commun mépris pour les tabous qui touchent à la sexualité. Une même volonté d'affranchir la famille, la société et l'art des conventions bourgeoises. Une même défense des amitiés franco-allemandes. Un même engagement plus moral que politique envers le socialisme et le communisme. Une même générosité sans démonstration...

Après la guerre Henri-Pierre Roché continue en effet à soutenir les jeunes artistes, en collectionneur, en mécène lui-même et toujours en mettant en relation artistes et acheteurs. Il finance ainsi la galerie Drouin où Gide soutiendra l'exposition Blake en 1947, où Otto Wols, que nous avons déjà évoqué ici, présentera ses aquarelles. En 1956 il termine le roman Les deux Anglaises et le continent, inspiré lui aussi d'anciens souvenirs amoureux, et rencontre Truffaut avec qui il projette d'écrire le scénario tiré de Jules et Jim. Mais il tombe malade et meurt en 1959.


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* Henri-Pierre Roché. Profession : écrivain. Thèse présentée par Xavier Rockenstrocly, sous la direction du Professeur Claude Martin, Université Lumière-Lyon II, 1996. A lire en ligne sur le site Jules et Jim consacré à l’écrivain et à l'association de ses amis, dont Xavier Rockenstrocly est le président.
** Editions de la Sirène, 1920, réédition : Editions André Dimanche, 1994.
*** H.-P. Roché a découvert le peintre Hélène Perdriat (1894-1969), qui après Marie Laurencin deviendra la maîtresse de Roché. Il la présentera à Jacques Doucet, Paul Poiret...
**** Cote : Gamma 763 (1-15)
***** Une gigantesque masse de documents de Roché est détenue par le Harry Ransom Humanities Research Center (HRHRC) de l’Université du Texas, Austin. En plus des Carnets et du Journal, nombre de nouvelles et d'essais restent inédits. Parmi lesquels, par exemple, une Histoire du protestantisme. Sa seconde femme, Denise, était d'ailleurs protestante, mais il ne renia jamais son catholicisme.
****** Journal, inédit en date du 26 août 1929 et du 17 août 1930, cité par Xavier Rockenstrocly.
******* Franz Hessel est le Jules du récit, Helen Hessel est Kathe, Roché étant Jim. Le fils de Franz et Helen, Stéphane Hessel, échangeait récemment quelques souvenirs avec Jeanne Moreau, qui devait interpréter sa mère dans le film tiré du roman par Truffaut, dans le Nouvel'Obs.



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