Au seuil de l'année de célébration du centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, qui curieusement autant qu'anachroniquement a été celle du refus-du-manuscrit-de-Proust-par-Gide selon le syntagme figé de bêtise, il convenait de faire un petit rappel des faits. Pierre Masson, éditeur de nombreux textes de Gide dont les Romans et Récits dans la Pléiade, et président de l'Association des Amis d'André Gide, éclaire les lanternes (les vessies ?) de ces journalistes toujours aussi mal informés. Merci à lui de nous confier son texte inédit.
Gide et l’affaire Swann
S’il fallait un
signe de l’importance qui est encore aujourd’hui accordée à la
figure de Gide, on pourrait la chercher du côté des diverses
agressions que certains critiques se sentent obligés de lui faire
subir, comme si, pour valoriser tel autre écrivain, ils n’avaient
pas de meilleur argument que de l’opposer à l’ancien
« contemporain capital ». On a vu ainsi, au cours de
l’année 2013, féliciter Arthur Cravan pour sa prétendue
mystification de Gide, et présenter Pierre Louÿs comme un
inévitable détracteur, par un curieux principe de vases
communicants :
« On ne se dissimule pas que la revalorisation de l’œuvre et de la personne de Pierre Louÿs […] entraîne ipso facto une certaine réduction de la figure de Gide. » (Luc Dellisse, Le tombeau d’une amitié, Les Impressions Nouvelles, coll. Réflexions faites, Bruxelles, 2013)
S’agissant de
Proust et du centenaire de la publication de Du côté de chez
Swann, on aurait pu penser que cette œuvre, non seulement
consacrée mais désormais sacralisée, s’imposait d’elle-même.
Il a fallu cependant, par une illusion rétrospective assez courante,
s’étonner qu’une telle œuvre ait pu ne pas obtenir dès son
apparition le statut qu’elle possède aujourd’hui, oubliant ce
que Proust lui-même avait dit à propos du temps qu’une création
originale mettait à créer son propre public. En 1929, Reynaldo Hahn
lui-même déclarait à propos de son ami :
« Aucun de nous n’imaginait qu’il deviendrait célèbre… Lorsqu’ils lurent, ou parcoururent, Swann en copie, Marcel Prévost, Schlumberger et le lecteur de Fasquelle pouffèrent de rire. » (R. de Saint Jean, Journal d’un journaliste, Grasset, 1974)
Au lecteur de
Fasquelle et à ceux de La NRF, il faut encore ajouter celui
d’Ollendorf, le livre de Proust n’étant arrivé chez Grasset
qu’après trois refus consécutifs. Mais là encore, Gide servit de
repoussoir idéal, au point que l’événement le plus médiatisé
de cet anniversaire semble avoir été la vente du brouillon de la
lettre d’excuse qu’il adressa à Proust en janvier 1914. Certains
journalistes en vinrent même à parler « du centenaire du
refus » de Proust par Gide, oubliant que ce refus était
antérieur d’un an la parution de Swann chez Grasset. On
reparla donc de « la bourde de Gide », avec une évidente
satisfaction qui dispensait de s’informer davantage.
Pour connaître les
responsabilités engagées dans cette affaire, il convient d’en
reprendre les étapes. Et de rappeler qu’en novembre 1912, deux
entités distinctes répondent aux initiales de La Nouvelle Revue
Française. Il y a d’abord la revue, dirigée par un comité de
six membres (Copeau, Drouin, Ghéon, Gide, Ruyters, Schlumberger), et
le comptoir d’édition, créé un an après la revue, et qui, sous
le nom d’Éditions de La NRF, dirigé par Gaston Gallimard avec
Gide et Schlumberger comme co-actionnaires, disposait déjà d’une
certaine autonomie. Il ne semble pas que Proust fût informé de
cette dyarchie quand, vers le 20 octobre 1912, en quête d’un
éditeur, il écrivit à son ami Antoine Bibesco :
« Il me semble que la Revue française serait un milieu plus propre à la maturation, à la dissémination des idées contenues dans mon livre. […] Bref, j’aimerais […] faire paraître, à mes frais, mon livre à la Revue Française. Peux-tu le leur demander ?. »
Le prince Bibesco,
abonné de la première heure de la revue, et ami de Jacques Copeau,
dut écrire à celui-ci, qui renvoya alors Proust à Gallimard, comme
le fait donne à penser cette réponse de Proust à Copeau du 24
octobre :
« Paraître à La NRF est encore beaucoup plus tentant pour moi depuis que vous m’avez dit que mon lecteur et mon éditeur serait Monsieur Gallimard. »
Et le 2 novembre, il
écrit donc à Gaston Gallimard :
« Monsieur Jacques Copeau m’avait dit de vous écrire si je désirais donner suite à un projet de publication à La Nelle Revue Frse. Je suppose qu’il vous en a parlé. »
Et de signaler en même
temps ses hésitations à présenter cette demande, dans la mesure où
il a déjà proposé son livre à Fasquelle, par l’entremise de ses
amis Gaston Calmette et Louis de Robert. Quelques jours plus tard,
vers le 6 novembre, il précise qu’il s’agit d’un gros volume
de 550 pages, ce qui, d’après ce qui ressort des lettres
suivantes, ne va pas effrayer Gallimard. Proust annonce alors, vers
le 9, l’envoi de la dactylo de son livre, avec cette précision un
peu inquiétante :
« Elle n’est pas conforme au texte véritable, mais enfin elle vous donnera une idée exacte. C’est seulement un peu amélioré depuis. »
C’est à peu près à
la même date que lui vient l’idée de proposer à la Revue des
extraits de son livre, écrivant à Copeau pour lui annoncer l’envoi
« de pages inédites, extraites de mon prochain livre, et que
je souhaiterais beaucoup voir paraître dans votre Revue. […] Ne
vous effrayez pas trop du nombre de pages, car il y a beaucoup de
parties rayées. D’ailleurs à partir de la page 40 ou même avant,
le texte est rempli de fautes, parce que M. Gallimard a le seul texte
exact sur lequel j’aurais pu corriger celui-ci. […] Si ces
extraits paraissent, comme ils sont pris çà et là dans le volume,
reproduisant des parties qui n’y figurent plus, en omettant
d’autres qui y figurent, ils pourraient en donner une idée très
fausse, il serait bon que votre Revue les fît précéder de 2 lignes
d’explications que nous arrêterions en commun accord. »
On peut, ici, imaginer
deux types de recul: celui de Gallimard, qui pouvait s’agacer de ce
qui semblait une sorte de chantage, Proust lui demandant de se
prononcer favorablement pour son livre, arguant que Fasquelle était
prêt à l’accepter, et qu’il ne pouvait se dédire vis-à-vis de
celui-ci sans avoir d’abord l’assurance d’être accepté par
Gallimard. À quoi s’ajoutait l’offre par Proust de prendre les
frais d’édition à sa charge, ce qui, pour des amoureux de l’art
et gens fortunés de surcroit, comme Gallimard et ses amis l’étaient,
ne pouvait constituer un argument.
Celui du comité de la
Revue, plus encore, à qui l’on proposait de déroger à ses
habitudes en publiant les extraits d’un roman à paraître, alors
que jusque là les Gide, Larbaud, Bachelin ou Ghéon en donnaient
l’intégralité. Et surtout, d’avoir à prendre en charge un
texte « rempli de fautes », décousu, et nécessitant
donc un long travail de mise en forme. Et pour ne rien simplifier,
Proust ajoutait des exigences de temps, demandant que ces extraits
figurent dans le numéro de février au plus tard, afin qu’ils ne
risquent pas de paraître après le volume…
Avant même de savoir
qui lut le texte de Proust, on peut au moins poser qu’il y avait en
fait deux textes, et qu’aucun ne correspondait à celui que nous
connaissons aujourd’hui. Celui qui fut transmis à Gallimard allait
faire l’objet de modifications considérables. Le 12 avril 1913,
Proust écrit à Jean-Louis Vaudoyer :
« Il ne reste pas une ligne sur vingt du texte primitif (remplacé d’ailleurs par un autre). Il est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver, et je colle des papiers en haut, en bas, à droite, à gauche, etc. »
Quant à ce que les
directeurs de la revue eurent entre les mains, on peut dire qu’il
était encore plus éloigné du texte définitif. Le 6 septembre
1916, parlant à Gaston Gallimard de la préparation des tomes
suivants, et évoquant les corrections et amendements qu’il y
apportait, Proust s’en amusait :
« Il y en avait tellement pour le premier volume que je me rappelle que Copeau en voyant mes épreuves (pas celles de La NRF, celles de Grasset) m’avait dit : Mais c’est un autre livre ! »
Cette révélation
nous ramène donc aussitôt à la question : qui fut le lecteur
des extraits de Du côté de chez Swann ? La lettre de
Proust met en cause directement Jacques Copeau, qui exerçait alors
les fonctions de directeur en titre de la revue, et que justement, à
un auteur qui n’est malheureusement pas désigné, Jean
Schlumberger chargeait de répondre , le 22 novembre 1912 :
« que je ne suis plus directeur et qu’en vous passant les pouvoirs j’ai dû vous laisser toute liberté. » (lettre inédite).
À cette date, nous
sommes précisément à la fin de la période cruciale où le livre
de Proust fut examiné, puis refusé. Les dates nous sont fournies
par le Journal de Jean Schlumberger, ce qui semble du coup le
désigner comme principal responsable :
« 14 novembre [1912]. Commencé lecture d’un manuscrit de Proust. » […] « 21 novembre. Passé Villa Montmorency. […] Décidément on refuse le Proust. » (Jean Schlumberger, Notes sur la vie littéraire)
Si la Villa
Montmorency implique Gide, dont le domicile servait souvent de lieu
de réunion à l’équipe de direction de « sa » revue,
le « on » reste assez vague pour faire supposer une
décision collective. Malheureusement, dans les échanges et les
journaux de ses membres, Proust brille par son absence. Gide
travaille aux Caves du Vatican, dont il donne lecture à
Ghéon ; Copeau travaille à La Maison natale, et Gide va
passer la journée du 15 chez lui pour l’écouter. Gide travaille
beaucoup l’anglais (leçons particulières, lectures de Milton et
de Keats) ; avec Eugène Rouart, il parle de placements
financiers. Quelques jours avant la réunion du 21, Schlumberger, qui
a lui aussi une pièce en cours, fait un saut à Lausanne pour une
opération de son fils ; dans le train, où il lit peut-être
Proust, il n’écrit à Copeau qu’à propos de la rémunération
des contributeurs de la revue. Le samedi 16, presque tout le monde
s’est croisé aux bureaux de La NRF : Gide y retrouve
Copeau et Rivière, puis Schlumberger avec qui il parle de Conrad
qu’il est question d’éditer ; Ghéon les rejoint ;
Gide va à la Sorbonne avec Schlumberger pour se renseigner sur des
cours d’anglais ; plus tard, Marcel Drouin les retrouve à la
Revue. Le 21, jours du refus, Gide ne consigne que des réflexions
sur Rouart, et qu’après « un travail assez bon », il
est allé chez Paul Desjardins, avant d’aller dîner chez André
Ruyters, revenu de la banque où il travaille, et avec qui il cause
d’affaires toute la soirée.
Proust est ainsi
tragiquement absent de toutes leurs préoccupations, et l’on mesure
le peu d’importance qu’on lui accordait au sein de La NRF
à l’absence de débats accompagnant son refus. « Décidément »,
écrit Schlumberger, ce qui sous-entend que la chose était courue
d’avance. Mais il semble aussi qu’ « on » fut
plusieurs à le lui faire savoir, quand Proust parle, un an plus
tard, des « refus répétés de La NRF ». Mais il
faut comprendre qu’ici il continue de confondre les deux entités
déjà désignées et que, quand il parle de ses « absurdes
démarches auprès de M. Gallimard » et des « coups de
téléphone auxquels on ne répondait pas », il pense au refus
relatif à son livre.
La chronologie du ou
des refus reste difficile à établir. Mi décembre (le 16 ou le 23),
Proust en est encore à demander des nouvelles à Gallimard, et à
s’étonner de son silence. On ne peut guère croire que le refus de
la revue, énoncé un mois plus tôt, ne lui ait pas déjà été
communiqué. Dans ses lettres, il ne parle pas du second, et il
n’évoque le premier qu’en le présentant comme un retrait
volontaire de sa part, ce qui n’est pas sans poser question.
En admettant tout de
même que Gallimard ait bien finit par répondre négativement, une
autre question se pose encore : prit-il cette décision seul, ou
sous l’influence du jugement du comité de la revue, ou encore de
conserve avec ses deux associés qu’étaient Gide et Schlumberger ?
En l’absence de la correspondance de Gide avec Gallimard, toujours
maintenue au secret, on doit suspendre la réponse ; au moins
voit-on, au terme de cette rétrospective, que dans cette malheureuse
aventure, bien des responsabilités furent engagées, y compris celle
de l’auteur lui-même.
Pourtant, si Gide est
devenu, aux yeux de la postérité, le principal responsable de cette
erreur d’appréciation, c’est d’abord parce qu’il s’est
présenté comme tel devant l’intéressé. Le 11 janvier, il écrit
à Proust :
« Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de La NRF, (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. »
Gide avait d’abord
écrit « en grande partie » ; on peut penser que
« beaucoup » est un peu moins catégorique. Mais de toute
façon, au lieu de s’abriter derrière le comité de lecture, il se
présente ici comme le principal fautif. En 1949, dans ses entretiens
avec Jean Amrouche, il sera plus nuancé, déclarant :
« Le manuscrit avait été refusé par La NRF, beaucoup par ma faute et par celle de Jean Schlumberger. »
Dans l’acte de
contrition de 1914, on peut, comme Auguste Anglès, trouver une
nouvelle manifestation de son goût pour l’auto-accusation
(« J’écris pour que l’on m’accuse », écrit Gide
dans ses Mémoires). Cependant, il pouvait entrer là une part de
stratégie qu’on peut tenter d’éclaircir.
D’abord,
tactiquement, il s’agissait de donner à sa démarche le maximum
d’efficacité. Si Gide avait déjà en tête la proposition qu’il
allait faire deux mois plus tard à Proust, de le faire venir à La
NRF, à la fois pour le publier dans la
Revue, et pour éditer la suite de la Recherche, il valait mieux
traiter de puissance à puissance. De tous ses amis, il était le
seul auteur véritablement reconnu, non pas célèbre, mais
considéré, depuis La Porté étroite, comme l’une des
valeurs sûres de la nouvelle génération d’écrivains. Il pouvait
même y avoir une certaine vanité à se présenter, même dans la
défaite, comme le chef véritable, lui qui tenait par-dessus tout à
être un homme d’influence.
D’autre part, il
entrait certainement, à l’origine de cette démarche, la
conviction que Proust était l’écrivain que La NRF se
devait d’attirer, tout comme, dans la décennie précédente, elle
avait attiré Claudel et Saint-John Perse. L’année 1913 était
celle d’un renouveau manifesté par la parution d’œuvres comme
Le Grand Meaulnes et Barnabooth. Surtout, en janvier
1914 commençait la parution des Caves du Vatican, œuvre
résolument moderniste, à l’ironie agressive ; Gide, depuis
la création de La NRF, pratiquait une savante politique d’équilibre,
écrivant par exemple en 1909 à Ghéon qu’en donnant La Porte
étroite, « ce roman ultra-moral, calant la Revue pour
l’avenir », il lui permettait de donner plus tard son
Adolescent qui s’annonçait beaucoup moins conformiste. Aux
Caves, le classicisme apparent de Swann ferait
également un contrepoids rassurant. Par surcroît, il n’est pas
impossible qu’il ait senti, dans Combray, la première
partie de Swann, un texte l’« autorisant »
à son tour à envisager le récit de son enfance, tel qu’il allait
le commencer deux ans plus tard dans Si le grain ne meurt.
Enfin, il y avait eu,
au moment de la parution de Swann, en novembre 1913, une
certaine fébrilité à laquelle Cocteau n’avait pas été
étranger. Au cours du mois, après une rencontre avec Gide, il lui
écrit :
« Que de choses à dire à propos du « goût » et du volume de M.P. Mais j’étais ému de votre présence et sans facilité verbale. »
De son côté, le 1er
janvier était paru sous la plume de Ghéon un compte rendu injuste
et dédaigneux, auquel Proust avait répondu longuement dès le
lendemain, Ghéon répondant en battant en retraite, s’attirant le
6 une nouvelle lettre de Proust. Ce remue-ménage eut sans doute des
répercussions au sein de l’équipe. On voit ainsi Rivière, en
train, lire le roman de Proust dans la nuit du 4 au 5, et le 8, Gide
écrit à Bernard Grasset pour lui demander s’il reste quelques
exemplaires sur Hollande. Après l’agression de Ghéon, il
s’agissait de faire vite s’il voulait attirer un jour Proust à
La NRF. En mars, il lui en ferait la proposition officielle,
et le 9 avril, Rivière écrira à Gallimard que « plus tard,
ce sera un honneur d’avoir publié Proust ».
Il suffit donc d’une
lecture très partielle de Swann pour que Gide se décide.
A-t-il attendu l’exemplaire sur Hollande, ou s’en était-il
procuré un autre ? Toujours est-il que le 11 janvier, il passe
à l’action. Il avoue à Proust qu’il lui écrit sans avoir
achevé la lecture du livre ; toutefois, l’allusion au « côté
de chez Verdurin » prouve qu’il avait au moins abordé la
deuxième partie. Ce qui fait question, c’est la partie supprimée
de sa justification. Il invoque la lecture au hasard d’ « un
seul des cahiers » du livre, où ses yeux étaient tombés sur
« la tasse de camomille de la p. 62 » et p. 64 sur le
« front où des vertèbres transparaissent ». Il est un
peu étonnant que Gide ait à la fois si bonne et si mauvaise
mémoire : d’un côté, il écrit camomille à la place du
tilleul évoqué dans un texte qu’il vient tout juste de lire, d’un
autre côté il est capable, à plus d’un an de distance, de se
souvenir du détail qui l’avait choqué – on ne sait pas trop en
quoi – et de le retrouver dans l’édition imprimée. Quant aux
fameuses vertèbres, on sait que, quelle que soit la cause cette
bizarrerie, Gide avait raison de s’en offusquer. Mais on peut
globalement se demander si Gide ne rassemble pas là, après coup,
deux arguments improvisés. La facilité avec laquelle il y renonce
finalement en est peut-être l’aveu.
Il faut dire qu’au
moment où l’on se déclare amoureux d’un livre, il serait
mesquin d’invoquer ces broutilles. Plutôt avouer un préjugé, en
partie fondé, puisqu’aussi bien s’il est un qualificatif que
Proust ne saurait renier, c’est celui de « mondain »,
dont Ghéon avait justement tiré argument pour récuser son roman.
Et c’est en ces termes qu’au micro de Jean Amrouche, Gide
racontera cet épisode, sans plus invoquer ni camomille, ni
vertèbres :
« Ayant eu entre les mains le manuscrit, je ne fis que l’entrouvrir, j’en lus quelques phrases, je revis encore le personnage mondain que j’avais rencontré dans les salons de Mme Baignères, je crois, et je pensais que c’était entre toutes choses ce qu’il fallait repousser de La NRF, c’est-à-dire je voyais dans Proust l’ami de Madeleine Lemaire, l’admirateur d’Anatole France — je voyais l’ennemi. Je me trompais du tout au tout, et je fis amende honorable très peu de temps ensuite. »
S’il manque encore
des pièces à ce dossier, il permet de poser au moins deux
certitudes : la première, que l’erreur de Gide, partagée par
plusieurs de ses amis, relève de la méprise et du préjugé social,
beaucoup plus que d’un manque de clairvoyance intellectuelle, comme
ce fut le cas, par exemple, pour Sainte-Beuve à l’égard de
Stendhal. La seconde, que la fortune littéraire de Proust n’aurait
peut-être pas été aussi rapidement éclatante si, plaçant l’amour
de l’art au-dessus de l’amour propre, Gide n’était pas
intervenu pour le ramener dans la maison où il avait d’abord
frappé en vain.
Pierre
Masson