jeudi 25 juillet 2013

Saint Jean d'été (3)


Poursuivant la lecture estivale du Journal d'un journaliste de Robert de Saint Jean (entamée ici et ), nous voici pour deux soirées au théâtre. Celle du 20 janvier 1932 n'a laissé qu'une trace pâle dans le Journal de Gide : il est dans un café, attendant l'ouverture des portes du Vieux Colombier où l'on montre le Sang d'un poète, et « écrit pour écrire » quelques considérations banales sur « la chair moins exigeante, tandis que l'âge vient »... Ce soir-là, il se trouvait entre Green et Saint-Jean. Ce dernier recueille ses impressions :

Janvier 1932

Au Vieux-Colombier, hier soir, où Jean Cocteau présentait le Sang d'un poète. Gide entre Green et moi. Derrière nous Maritain et, plus loin, Moyse (le Bœuf sur le toit) ainsi que Lifar, etc.
Plantes vertes, palmiers, fusains en bordure de scène, au-dessus desquels apparaît un Jean Cocteau tout en angles, les cheveux ébouriffés des grands jours, l'étincelle au coin de l'œil. Il s'excuse, fait l'enfant.
— Voilà... mes amis... vous l'avez voulu ainsi... Nous autres poètes nous sommes là dès qu'on nous appelle... Les poètes doivent mourir pour que leur œuvre vive... J'ai pris la poésie avec un appareil de télévision, comme on « attrape » les fauves, ou les enfants... J'ai lancé une cloche dans la mer, je vais vous livrer ma pêche...
Il arpente la scène, baisse parfois les yeux l'espace d'un dixième de seconde, reprend sa promenade sur les tréteaux. Il lit la fin de son allocution, regarde vers le ciel, salue ; revient sous les applaudissements, se recourbe en deux pour remercier « son ami le public ». On éteint les lumières car la projection va commencer et, dans le noir, on entend une dernière fois la voix de Jean :
— Je n'avais pas parlé en public depuis dix ans... J'ai bafouillé, je m'en rends compte, pardonnez-moi !
Gide murmure qu'il y a des poètes exhibitionnistes, qui n'ont que la poésie à la bouche, comme il existe des patriotes qui proclament à tout bout de champ leur patriotisme.
Pendant le film, voix de Cocteau, enregistrée avec la bobine. Poème célébrant les étoiles, la branche de houx, le vieux tableau noir de l'école, etc. Gide dit tout bas que ces vers lui rappellent ceux de Maurice Rostand.
Le film fini, Gide :
— Toute cette représentation a été i-nou-ïe, le discours du début surtout. Dans le film lui-même il y a de belles choses, la bataille de boules de neige, les collégiens... mais pas mal d'emprunts, aussi.
(En 1931, j'avais vu l'œuvre au studio de Billancourt, lors de sa vraie première. Elle me plaît davantage cette fois-ci.)
Oublié de noter plusieurs choses dans l'allocution de Jean : Il prononce « Cherlok Eulme », « Nov yorque taïme », « Olioude », etc. Il affirme qu'il a choisi ses interprètes « pour leur beauté physique ». Il explique quelques-uns des trucs auxquels il a eu recours, notamment pour la traversée du miroir. Mais pas de mention du dessin de Tenniell (dans Through the looking glass) dont il s'est inspiré.


Le 18 février 1932, Gide est cette fois nettement plus impliqué puisque c'est sa pièce, Œdipe, que Pitoëff monte pour la première fois à Paris après l'avoir présentée dans plusieurs villes en Europe. Et pourtant... La petite bande composée des Allégret (Marc, André, Yves et sa femme), de la Petite Dame et de Gide retrouve Paul Verbrughe, Green et Saint-Jean déjà attablés à une terrasse du Rond-Point des Champs-Elysées. Personne n'est resté pour voir la seconde pièce, Le Miracle de Saint-Antoine de Maeterlinck.

Février 1932

Jeudi soir première de l'Œdipe de Gide au théâtre de l'Avenue, Pitoëff en péplum écarlate dans le rôle principal. Après le spectacle je retrouve Gide au café du Rond-Point, et Marc Allégret. Gide prédit à sa pièce un très bref avenir, et plaisante là-dessus.
— Diriger le travail des acteurs n'est pas dans mes cordes... Je suis bien venu aux répétitions, mais je n'avais à décerner que des éloges à mes interprètes !
En tête du programme d'Œdipe on peut lire une « Lettre de M. André Gide à M. Georges Pitoëff » ainsi conçue :
« Mon cher ami,
Non, je vous en prie, n'annoncez pas mon
Œdipe comme une tragédie. Ce n'est pas une comédie non plus. C'est un drame. Je veux dire que le bouffon s'y mêle étroitement au tragique. J'espère émouvoir, mais serais bien déçu si tout de même l'on n'y rit pas. Ce que je crains par-dessus tout, c'est la déclamation, la morne emphase, tout ce qui n'engendre qu'ennui. Vous aussi, je le sais ; de sorte que votre jeu sans faste ni pompe sait rester humain à travers le surhumain de votre rôle. Je sais aussi que les acteurs (...) font comprendre aux spectateurs qu'ils n'aient pas à craindre, s'il leur plaît, de s'esclaffer. »
Gide : « Mon Œdipe a été promené en Belgique par les Pitoëff. Il n'a guère frappé le public. Meilleur accueil en France, à Dijon, sans doute parce que cette ville compte beaucoup de refoulés. »

« Je sens très bien que la simplicité, le détachement avec lesquels Gide parle de la soirée étonnent ceux qui ne le connaissent pas bien », note la Petite Dame en rentrant au Vaneau*. « Cette nouvelle confrontation de Gide avec le théâtre est exemplaire de ses réactions : après l'enthousiasme des débuts, le désappointement et l'amertume, le très vif sentiment d'être mal compris », commente le spécialiste du théâtre gidien, Jean Claude, dans sa notice de la dernière édition de la Pléiade**.

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* Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.2, NRF, Gallimard, 1974, p.217
** André Gide, Romans et récits, Œuvres lyriques et dramatiques, t.2, Gallimard, 2009, p. 1296. Voir aussi l'intervention de Jean Claude lors d'un colloque à l'occasion de la parution de cette nouvelle édition dans la Pléiade.

jeudi 18 juillet 2013

De quelques parutions


L'actualité éditoriale est décidément très riche en Espagne. Rappelons tout d'abord la récente parution d'extraits du Journal choisis, traduits et commentés par Laura Freixas, aux éditions Alba Editorial. Le même éditeur avait déjà publié Los falsificadores de moneada (traduction Mª Teresa Gallego Urrutia) et Paludes (traduction Cecilia Yepes).




Cette parution s'est accompagnée en avril d'un portrait-hommage par Luis Antonio de Villena aux éditions Cabaret Voltaire, dynamique maison spécialisée dans la littérature française. Le texte du journaliste est suivi des témoignages d'Oscar Wilde, Marcel Proust, Maurice Sachs, Klaus Mann, Pierre Herbart, Lucien Combelle et Luis Cernuda.




Dans leur belle collection El Pasaje de los Panoramas, les éditions errata naturae poursuivent la publication en espagnol des livres de Maria Van Rysselberghe. Après Hace quaranta años (Il y quarante ans, paru en septembre 2012), c'est au tour de Para un ruiseñor (Strophes pour un rossignol) d'être présenté au public espagnol.



Après Philippe Hellebois et son Lacan lecteur de Gide (Editions Michèle, coll. Je est un autre, 2011), la psychanalyse continue de s'intéresser à Gide. C'est en Argentine que vient de paraître Tres ensayos sobre la perversión. Figuras de la perversión en la clínica, el arte y la literatura, el psicoanalista par Tomás Otero, psychanalyste. Ces « trois figures de la perversion » sont Osvaldo Lamborghini, Alejandra Pizarnik et André Gide.





Du côté des revues signalons encore dans le numéro de juillet de la revue Esprit (Contre les maîtres à penser), l'entretien avec Eric Marty intitulé "Le pouvoir de dire « je ». Les intellectuels, la politique et l'écriture". (consultation payante)

Dans la revue internationale en ligne Cerise Presse (Summer 2013, Vol. 5, Issue 13), Victoria Best consacre un long article aux relations entre Gide et Madeleine sous le titre "Wilful Blindness: The Marriage of André and Madeleine Gide". (consultation gratuite)

Dans un article du Huffington Post d'hier 17 juillet 2013, Jeannine Hayat attire enfin notre attention sur un livre qui avait échappé à nos filets... Mais il n'est pas trop tard pour signaler cet essai de Éric Garnier intitulé L'Homoparentalité en France. La bataille des nouvelles familles, sorti en février 2012 chez Thierry Marchaisse. L'auteur essaie de faire de Gide "un pionnier de la famille homoparentale" et donne le témoignage de Catherine Gide dans un chapitre qui a pour nom "Fille de pionnier".




lundi 15 juillet 2013

Saint Jean d'été (2)


Poursuivons au fil du Journal d'un journaliste de Robert de Saint Jean (Grasset, 1974, coll.Cahiers rouges, 2009) les rencontres avec Gide. Où l'on retrouve aussi Malraux. Depuis quelques temps, Gide et la la Petite Dame ont entrepris de rassembler quelques amis choisis le mercredi soir au Vaneau. Le lendemain jeudi 7 mars 1929, Robert de Saint-Jean note quelques-uns des sujets de la conversation :


Hier, chez Gide : Malraux, qui parle du pamphlet que vient de publier Berl, Berl qui traite le même sujet, Clara Malraux, Green. Nous sommes chez Mme Van Rysselberghe, si je comprends bien, rue Vaneau. « La petite dame » est là (robe noire, cheveux blancs coupés aux enfants d'Edouard), en compagnie d'une amie également endeuillée. Gide raconte des cas de nécrophilie et de coprolâtrie. Sa voix gonfle soudain certains mots on ne sait sous l'effet de quelle métrique connue de lui seul, son œil étincelle quand il fait une remarque intelligente, ce qui lui arrive sans cesse. Parfois il pivote sur lui-même avec prestesse, d'autres fois il paraît gauche. Il recommande le film la Fin de Saint-Pétersbourg [sic, pour Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg], qui passe maintenant au Vieux-Colombier après avoir été projeté pour des amis de Gide et de Marc Allégret. La projection avait été d'abord interdite par la Préfecture de police, paraît-il.

La rencontre du 16 octobre 1929 est intéressante car si elle montre Gide sous un jour connu, elle intervient au moment de la nouvelle vague d'attaques d'Henri Massis : les deux articles publiés sous le titre Faillite d'André Gide dans les numéros de septembre et d'octobre 1929 de la Revue universelle. Des commentaires haineux brodés à partir du livre de Charles du Bos. A la demande de ce dernier, Massis changera le titre en Défaite d'André Gide lors de leur parution en recueil en 48.
Mercredi 16 octobre [1929]
[...]
Hier Gide. Depuis quelque temps il se promettait, dit-il, de déjeuner avec moi. Il m'avait appelé le matin et parais­sait tout gauche au bout du fil :
— Etes-vous libre aujourd'hui ?
— Oui.
Dans un soupir il dit alors :
— Faites donc cela.
Je vais le chercher à la N.R.F. où je l'attends dans le bureau de Malraux. Enfin paraît « Monsieur Gide », comme le nomme Malraux. Il distribue quelques paroles à plusieurs ombres. Regard désabusé sur des dessins érotiques (bordel, femmes écartelées qu'approchent d'affreux bonshommes la pipe au bec), œuvres que Malraux trouve intéressantes. Si­lence embarrassé. Enfin, de sa voix détimbrée :
— Très cu-ri-eux... Cu-ri-eux. (Pour très il prononce trait.)
— Où allons-nous ? lui dis-je. Il a déjà tout prévu :
— Au Bon Marché, fait-il rapidement.
— La Petite Chaise est plus près, dis-je étourdiment.
— Mais, objecte-t-il sans détours, en fermant ses yeux de bourreau asiatique... les prix y sont fort élevés. (« fort » appuyé fortissimo.)
L'article que Massis vient de lui consacrer dans la Revue universelle ouvre la conversation, et c'est moi — décidé­ment en veine de gaffes — qui ai mis le sujet sur le tapis.
— J'en suis tout remué, dit Gide.
Et de m'expliquer que si l'article tombe sous les yeux des parents d'un jeune homme turc, qui s'est confié à lui, il en résultera du vilain.
— Cela les confirmera dans leurs soupçons. Déjà on les abreuve de ragots, on leur assure que je vis entouré d'une troupe de favoris !
Il descend — par deux marches à la fois — l'escalier du métro, après avoir espéré acheter chez le libraire la fatale Revue universelle, mais elle ne s'y trouve pas.
Enfin, la casquette sur les yeux, et la pèlerine grise flot­tant au vent, il entre — grand Mongol grimé en détective — dans le restaurant combien peu prometteur du Bon Marché. Un chanoine à petit bedon, au teint fleuri, et qu'escortent deux rombières séchées sur tige, nous croise et fait un grand salut à Gide qui lui répond avec embarras, croyant à une méprise.
Gide choisit une table après de longues hésitations, optant finalement pour celle où nous pourrons nous entretenir li­brement sans que nos propos tombent dans des oreilles indiscrètes.
Il m'interroge sur mon frère, de dix ans mon cadet.
— Lui avez-vous parlé sans réticences ?
— Non.
— Faites-le, faites-le, dit-il si fort qu'il a fait sursauter la servante comme s'il avait crié : « Sauvez-le, sauvez-le ! » Faites-le, reprend-il plus doucement, en voix de basse cette fois. En lui parlant vous l'amènerez peut-être à convenir de quelque incertitude.
Il continue ainsi :
— Il faut écrire ce qu'on a à dire en toute franchise... Sans considération pour les sentiments qu'éprouvera la fa­mille... Si l'on s'arrête à ces raisons-là, si l'on demeure pru­dent, on se perd, on ne dira jamais rien...
Il parle ensuite de la jalousie.
— C'est un sentiment que j'ignore. Bien au contraire je désire associer l'autre à mes aventures.
Il parle avec regret « des boulevards de jadis » où l'on trouvait sans peine « des rencontres des Mille et Une Nuits ». Il comprend que « devant le développement de la chose » Chiappe ait pris des mesures sévères, mesures qui contrarie­ront la nature de beaucoup, leur donneront un sentiment artificiel de culpabilité et de honte, feront d'eux des hommes chargés d'un lourd fardeau.
— Le mieux ne serait-il pas, lui dis-je — formulant tou­jours la remarque qu'il vaudrait mieux taire — le mieux ne serait-il pas de faire comme en Allemagne ? Toute licence après dix-huit ans mais, avant, protection des mineurs ?
— On en parle à son aise quand on n'a pas le goût des mineurs, fait-il avec un peu d'agacement.
Finasserie de la fin :
— Je vous remercie de votre lettre, elle m'a assuré que vous désiriez cette rencontre, ce que je ne croyais pas lors­que je vous en ai parlé la première fois d'une manière évasive...
La note arrive (37,50 F). Il fait mine de la saisir, sans hâte excessive. J'ai avancé le premier la main et sa main aussitôt a battu en retraite. Il sourit.
Chez lui, ensuite, 1 bis rue Vaneau. Dans l'antichambre horribles peintures. Bureau-bibliothèque au bout d'un cou­loir, très élevé avec une sorte de balcon, devant les livres, à mi-hauteur. Fenêtre percée donnant sur les arbres et les vieux hôtels sis derrière Matignon, vue champêtre, silence.
Souvenirs : quelques masques nègres, des nattes, etc. Nombreuses cases pour les dossiers. Il extrait de l'une d'elles les lettres d'Emile (ainsi se prénomme l'adolescent turc). Grand souci d'ordre. Etiquettes sur des tiroirs ou des clas­seurs : noms d'auteurs, — ou d'œuvres. On lit ainsi NATHANAEL, et ceci, plus mystérieux, OPPOSITIONS.

Il lit la lettre du Nouvel Emile, emprunte alors cette dic­tion emphatique, et ces décalages de ton qui lui restent si personnels. « Comme j'aimerais, mon Grand Ami, que vous n'ayez pas été d'abord sincère pour pouvoir l'être maintenant. Si vous m'aviez menti, comme j'en serais heu­reux, car vous pourriez me le dire et je vous croirais cette fois. » (Ce gosse n'a pas seize ans.) Gide avec émotion :
— Je ne reçois plus de lettres, les parents ont tout appris, et m'ont prié de cesser toute correspondance. (Il me montre une lettre, très courtoise, du père.) On a dû affirmer à l'enfant que je le mystifiais, et il ne m'écrit plus. J'avais été contraint de dire, par écrit, que je m'inclinais, et les parents ont dû lui répondre : « Tu vois, Emile, il ne s'intéresse plus à toi. »
II m'annonce qu'il va filer à Berlin pour se changer les idées.
Il aime qu'on fasse étalage en sa faveur de sentiments de tendresse qu'il paraît incapable d'éprouver lui-même. Tout cela est complexe et simple à la fois car Gide — Massis ne le croirait jamais — se montre souvent la naïveté même.
Oublié de noter qu'avant de rentrer rue Vaneau il était passé prendre chez Saucier (Gallimard, boulevard Raspail) cette fameuse Revue universelle explosive du 15 octobre. Saucier lui parle de la chose, Gide prend un air étonné. La bombe étant en deux parties, Gide commande aussi le nu­méro précédent pour connaître le début du texte meurtrier, recevoir les premiers shrapnels.
— Des amis, me raconte-t-il, ont assuré au père d'Emile que j'étais un monstre... Rien d'étonnant qu'on colporte de telles calomnies, avec les Béraud et les Massis que j'ai à mes trousses.

Et c'est à nouveau Malraux qu'on retrouve à la table d'un déjeuner en mai 1931. Un Malraux omniprésent devant lequel Gide a souvent dit combien il se sentait petit garçon...

7 mai 1931
Hier Gide et Malraux à déjeuner. Malraux blême. De longues mèches balaient son front, son visage, et l'une d'elles tombe jusqu'au menton. Feu toujours présent dans les yeux.
Gide dans son habituel costume de tweed. L'air placide, faussement débonnaire, mais il a le sourire aux yeux plissés du cavalier tartare qui scrute la plaine.
Chez Malraux le langage devance presque la pensée, d'où les trouvailles de sa machine à fabriquer les formules. Une fois la formule sortie, l'exégèse vient. Son impatience de dominer l'interlocuteur s'accompagne d'un mépris apparent pour celui-ci. (Chez Cocteau, désir de faire mouche à tout coup, mais en charmant.)
Durant deux heures il n'a pas souri une fois. A peine une contraction ironique des lèvres après l'exécution de celui-ci ou de celui-là. La guillotine va vite, les adversaires sont raccourcis, les têtes tombent, tout cela en quelques mots rapides et définitifs. « Untel est un sombre crétin », « la maison G. est très farfelue », etc.
Malraux parle de l'effet produit sur le public — coup de foudre — par l'exposition indo-hellénique qu'il a organisée. Il y a eu aussi quelques véritables accès de fureur chez des critiques et des journalistes.
— Deux colonnes et une photo dans Paris-Midi... Je devenais aussi parisien que Jean Cocteau ! J'ai répliqué à ceux qui m'attaquaient, je l'ai fait avec violence, et vous avez trouvé, dit-il en se tournant vers Gide, que cette réponse était « jeune ».
Gide sourit, mais n'ajoute rien.
Autre trait de Malraux dans la conversation : une joie de potache, des mots d'argot, une ivresse à distribuer des coups, et de nombreuses allusions à la vie intellectuelle « suite de farces et attrapes ».
— J'ai embêté Maritain. Oui, en déclarant que la culture chrétienne intègre la notion de culpabilité et la culture Spartiate la notion d'héroïsme. Ne trouvez-vous pas, demande-t-il à Gide, que cette notion de culpabilité résume bien la culture chrétienne ?
Gide sourit, hésite, et finit par dire :
— Je ne sais pas... Je crois que je vais être recalé à mon bachot !
Malraux fait une comparaison entre la dictature soviétique et la dictature italienne.
— En Russie, où ils étaient maintenus dans les soutes, on les a fait monter en 1917 sur le pont et ils ont eu la permission de faire les quatre cents coups. En Italie, ils étaient dans les soutes, ils y restent, mais on leur répète qu'ils ne doivent pas venir chahuter sur le pont parce que le pont appartient seulement aux officiers qui font marcher le navire... Le fascisme italien est une énorme farce... Rappelez-vous la remarque de Guido Prezzolini : On oublie trop que l'Italie a été dressée par l'Autriche. Alors, comme sous le régime autrichien, on joue la comédie, on salue bien bas l'évêque mais, rentré chez soi, on se dit que l'évêque est une belle crapule...
Malraux annonce qu'il va partir pour la Mongolie et déclare qu'il voudrait ramener des objets d'art scythes.
— L'érotisme en Orient... En Chine il est invisible tellement il est mêlé à la vie, à l'ordre des choses. Des généraux ont un harem de filles ou un harem de garçons...
Son discours le mène sans cesse en Asie, ici ou là :
— Le pays où l'on a l'impression de plonger le plus loin en arrière dans le temps, c'est l'Inde. On y trouve le plus grand dépassement spirituel. Atmosphère purement métaphysique.
Il évoque ensuite certaines sectes indoues. Les hommes se prosternent devant des idoles phalliques, hurlent et tournent pendant des heures avant de se précipiter sur les bayadères. Ces cérémonies apportent à ceux qui s'y livrent l'impression — c'est là-bas la grande affaire — de ne plus sentir la vie, de rejoindre l'absolu.
— Cela équivaudrait à la flagellation pratiquée en Occident.
— N'ont-ils pas recours à ces pratiques extrêmes, demande Gide, pour surmonter l'impuissance ?
— Il s'agit de savoir si l'impuissance est ici la cause ou l'effet.
Plus tard :
— Ce qui différencie foncièrement les civilisations, c'est le contraste des goûts sexuels. Le reste, idéologies, systèmes, guerres et politiques, épouse mille formes, mais compte peu... L'historien est fatalement conformiste. En effet, toutes les hérésies sont mal connues parce que après avoir brûlé les hérétiques, on brûle aussi leurs écrits, on détruit les expressions et les monuments de leur pensée.

lundi 8 juillet 2013

Saint Jean d'été (1)


Souvenez-vous : il avait déjà été question de Robert de Saint Jean ici avec la comparaison d'une soirée entre Gide et Green relatée dans son journal et dans celui de Gide. Tout au long de l'été je vous propose de relire d'autres extraits choisis de ce Journal d'un journaliste (Grasset, 1974, repris dans la coll. Cahiers rouges en 2009). Voici pour commencer quelques échos, premières apparitions indirectes de Gide dans le Journal, qui donnent assez bien le ton de ce document « toujours intéressant, par quelque bout qu'on le prenne », selon l'avis de Julien Green.


Mercredi 30 mai 1928
[…] Gide a rendu visite à Maritain, à Meudon, et donné à son hôte un exemplaire de Retour du Tchad avec cette dédicace : « A Jacques Maritain, dans l'attente. »
[...]
Mercredi 6 juin 1928
[Chez Jouhandeau] : « Gide, dit-il, ne m'envoie que ses livres ''convenables''. »
[...]
12 juin 1928
J'ai été avant le dîner chez Mauriac, et parmi les invités le maître de maison passait, un peu crispé, le regard virevoltant dé-ci dé-là. Philippe Soupault lui demande si la lettre récemment publiée par Gide l'a indisposé.
— Non, répond Mauriac avec vivacité, j'ai pris le parti de la trouver gentille.
L'écrivain s'éloigne et Soupault me dit que la « gentillesse » de ce texte lui paraît douteuse : Gide fourre Mauriac et Rouveyre dans le même sac.
Soupault ajoute qu'il a été choqué de lire, toujours dans la même missive, une phrase où Gide déclare ne plus connaître l'inquiétude.
— Du coup, m'assure-t-il, j'ai été voir Gide et en ai obtenu une espèce de rétractation : Gide, au fond, demeure bien inquiet.
Soulagement.



A l'entrée du vendredi 23 novembre 1928, Robert de Saint-Jean évoque sa rencontre avec un certain Marc C. qui a vu Gide en Afrique, a vécu à Tahiti, passionné de Schopenhauer et inspiré par Havelock Ellis. Il n'est pas très difficile de reconnaître Marc Chadourne*, l’administrateur qui a accueilli Gide et Marc Allégret à Maroua en mars 1926 (Retour du Tchad).


Passé la soirée du 21 avec Marc C. :
« Je cherche des sujets dans Havelock Ellis... Je suis très porté sur les femmes sauf en Afrique où j'avais devant moi, là où j'étais, des chiennes immondes. J'ai préféré alors, imitant les Blancs qui m'entouraient, un "boy" et suis revenu aux femmes à Tahiti. »
Il célèbre Havelock Ellis, Freud, son dieu étant Schopenhauer. Voix veloutée et musicale. Mauriac dit qu'il a les gestes de surprise des chats. Lié à Plon il craint d'embarrasser son éditeur car l'une de ses prochaines nouvelles, inspirée d'un cas décrit par Havelock Ellis (encore !), traite de coprolâtrie. A propos « d'anomalies » sexuelles : « Tout est beaucoup plus répandu qu'on ne pense. »
Gide, que C. a vu, je crois, en Afrique, ne voulait s'entourer que de beaux nègres, simplement pour le plaisir des yeux, et les vieux, les nabots, les teigneux, les autres, durent vite renoncer à tout espoir quand furent choisis les quatre-vingts porteurs de l'expédition au Congo. Le manège suscitait chez les nègres, élus ou exclus, des rires sous cape tout à fait injustifiés.
C. parle de l'amitié qui liait Gide et Marc Allégret au cours de ce voyage, et pense que Gide se montrait parfois ombrageux.

Comme pour la soirée chez Prunier, et qui finit au Lido, Robert de Saint-Jean enregistre par la bande les rencontres Gide-Green. On y apprend par exemple que Gide aurait aimé tirer un film de Léviathan avec l'aide de Marc Allégret (trente-trois ans avant celui qui se fera finalement avec Louis Jourdan et pour lequel Julien Green écrira des dialogues) :

13 avril 1929
Green chez Gide, qui lui offre le thé chez lui. (« Le bon thé », précise-t-il à la cantonade.) Sur une assiette quatre petits-beurres.
Gide demande à Julien si Maritain l'influence... Façon de le mettre en garde, indirectement contre « les mauvaises relations ». Gide répète qu'il a des amis catholiques qui se feraient scrupule de le tirer à eux mais qu'il en connaît d'autres qui agissent à son égard « comme un monsieur qui a des intentions sur une dame ».
L'un des personnages de Léviathan qui l'intéressent le plus, c'est Mme Grogeorge ; il a moins de goût pour la pittoresque Mme Londe. Il ajoute :
« Les personnages et les péripéties d'un roman m'intéressent moins que ce que je sens derrière eux. »
Il désire beaucoup tirer, avec Marc Allégret, un film de Léviathan.

Au détour d'une longue rencontre avec Reynaldo Hahn, on trouve déjà de quoi tordre le coup à la vieille légende selon laquelle c'est Gide qui aurait refusé le manuscrit de Proust, légende que Gide contribua lui-même à propager en s'accusant de cette « erreur » pour mieux amadouer Proust et faire venir ses livres à la NRF. C'est bien Schlumberger (et tous les autres éditeurs de la place !) qui en était le premier lecteur critique, comme l'a montré Pascal Mercier :

Dimanche 14 avril 1929
J'ai été hier après-midi voir Reynaldo Hahn et lui demander des renseignements sur Marcel Proust traducteur afin de me documenter pour une conférence « Proust et Ruskin ». […] Hahn conclut : « Aucun de nous n'imaginait qu'il [Proust] deviendrait célèbre... Lorsqu'ils lurent, ou parcoururent, Swann en copie, Marcel Prévost, Schlumberger et le lecteur de Fasquelle pouffèrent de rire. »

Et pour terminer cette première salve d'extraits, cet intéressant dialogue avec Malraux, consigné le dimanche 21 avril 1929, sur Gide et plus largement l'homosexualité et son rôle dynamiteur de la bourgeoisie :

Vendredi, avant dîner, Malraux au Bar Diamant.
[…] Il me dit qu'il y a une réduction dans les grandeurs littéraires d'aujourd'hui si l'on songe aux siècles précédents.
— La célébrité de Gide, à côté de celle de Victor Hugo, ne monte pas très haut... Gide ne se place pas sur le terrain révolutionnaire, il veut faire figure de moraliste, mais dans cette famille des moralistes français il est plus court, plus prudent, moins « inquiétant » que Montaigne. Ainsi Gide a-t-il toujours évité jusqu'à présent de se situer par rapport aux régimes politiques actuels ; même rapetissement, d'ailleurs, chez les banquiers que chez les écrivains : les banquiers d'aujourd'hui sont moins dominateurs que dominés. Revient à Gide, sujet qui décidément l'occupe :
— Numquid et tu m'a paru faible et je n'ai pas caché ma déception à Gide, qui s'est d'abord rebiffé avant de me féliciter de ma franchise, et presque de m'approuver. « Votre position, lui ai-je dit, est avant tout celle d'un esthète, vous vous bâtissez un dieu d'homme de lettres, vous croyez en la divinité du Christ parce qu'à votre avis il faut, pour inspirer les Evangiles, plus que le génie humain ne peut donner. Au fond, Dieu existe pour vous parce que les Evangiles forment une œuvre dont vous auriez été incapable, vous André Gide. »
II ne s'arrête pas à la conversion de Gabriel Marcel ni aux crises religieuses de Mauriac et il dit que ces événements l'amusent autant que les saynètes de Pontigny. Quand il parle du catholicisme c'est pour en souligner l'altération et le déclin.
Quant au pamphlet de Berl, il le défend parce que ce livre lui est dédié.
Je lui dis que je trouve inexacte, dans cet opuscule, la phrase dont voici à peu près le sens : Le seul gain révolutionnaire de la littérature actuelle s'inscrit au profit de l'homosexualité, c'est peu. Réponse de Malraux :
— La pédérastie, en retranchant l'homosexuel de la bourgeoisie, permet à celui-ci de mieux voir les tares de sa classe... Oui, cela impose une vue des choses plus nettement que ne le fait un parti pris politique.
Malraux donne à plusieurs reprises cette définition : « Le bourgeois est celui qui n'obéit qu'au besoin de considération. »
Revenant sur les mœurs, Malraux me dit :
— Je ne vois pas sur quoi on peut fonder une morale sexuelle.
Le débat de Mauriac lui paraît « larvé ». Il croit que Mauriac se retient de céder à ses penchants moins par la crainte du remords que lui donnerait la religion que par la peur de la réprobation bourgeoise. Il répète que l'homosexualité est une arme redoutable contre l'esprit bourgeois mais quant à voir en elle un signe de supériorité — thèse de certains apologistes — il trouve cette prétention ridicule.


________________________
* Sur Marc Chadourne, voir l'article Marc Chadourne : écrivain-voyageur (23 mai 1895 - 30 janvier 1975), de Lilith Pittman, in Cahier Robert Margerit, n°XIV – Décembre 2010, article 09 de la version en ligne.