lundi 15 juillet 2013

Saint Jean d'été (2)


Poursuivons au fil du Journal d'un journaliste de Robert de Saint Jean (Grasset, 1974, coll.Cahiers rouges, 2009) les rencontres avec Gide. Où l'on retrouve aussi Malraux. Depuis quelques temps, Gide et la la Petite Dame ont entrepris de rassembler quelques amis choisis le mercredi soir au Vaneau. Le lendemain jeudi 7 mars 1929, Robert de Saint-Jean note quelques-uns des sujets de la conversation :


Hier, chez Gide : Malraux, qui parle du pamphlet que vient de publier Berl, Berl qui traite le même sujet, Clara Malraux, Green. Nous sommes chez Mme Van Rysselberghe, si je comprends bien, rue Vaneau. « La petite dame » est là (robe noire, cheveux blancs coupés aux enfants d'Edouard), en compagnie d'une amie également endeuillée. Gide raconte des cas de nécrophilie et de coprolâtrie. Sa voix gonfle soudain certains mots on ne sait sous l'effet de quelle métrique connue de lui seul, son œil étincelle quand il fait une remarque intelligente, ce qui lui arrive sans cesse. Parfois il pivote sur lui-même avec prestesse, d'autres fois il paraît gauche. Il recommande le film la Fin de Saint-Pétersbourg [sic, pour Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg], qui passe maintenant au Vieux-Colombier après avoir été projeté pour des amis de Gide et de Marc Allégret. La projection avait été d'abord interdite par la Préfecture de police, paraît-il.

La rencontre du 16 octobre 1929 est intéressante car si elle montre Gide sous un jour connu, elle intervient au moment de la nouvelle vague d'attaques d'Henri Massis : les deux articles publiés sous le titre Faillite d'André Gide dans les numéros de septembre et d'octobre 1929 de la Revue universelle. Des commentaires haineux brodés à partir du livre de Charles du Bos. A la demande de ce dernier, Massis changera le titre en Défaite d'André Gide lors de leur parution en recueil en 48.
Mercredi 16 octobre [1929]
[...]
Hier Gide. Depuis quelque temps il se promettait, dit-il, de déjeuner avec moi. Il m'avait appelé le matin et parais­sait tout gauche au bout du fil :
— Etes-vous libre aujourd'hui ?
— Oui.
Dans un soupir il dit alors :
— Faites donc cela.
Je vais le chercher à la N.R.F. où je l'attends dans le bureau de Malraux. Enfin paraît « Monsieur Gide », comme le nomme Malraux. Il distribue quelques paroles à plusieurs ombres. Regard désabusé sur des dessins érotiques (bordel, femmes écartelées qu'approchent d'affreux bonshommes la pipe au bec), œuvres que Malraux trouve intéressantes. Si­lence embarrassé. Enfin, de sa voix détimbrée :
— Très cu-ri-eux... Cu-ri-eux. (Pour très il prononce trait.)
— Où allons-nous ? lui dis-je. Il a déjà tout prévu :
— Au Bon Marché, fait-il rapidement.
— La Petite Chaise est plus près, dis-je étourdiment.
— Mais, objecte-t-il sans détours, en fermant ses yeux de bourreau asiatique... les prix y sont fort élevés. (« fort » appuyé fortissimo.)
L'article que Massis vient de lui consacrer dans la Revue universelle ouvre la conversation, et c'est moi — décidé­ment en veine de gaffes — qui ai mis le sujet sur le tapis.
— J'en suis tout remué, dit Gide.
Et de m'expliquer que si l'article tombe sous les yeux des parents d'un jeune homme turc, qui s'est confié à lui, il en résultera du vilain.
— Cela les confirmera dans leurs soupçons. Déjà on les abreuve de ragots, on leur assure que je vis entouré d'une troupe de favoris !
Il descend — par deux marches à la fois — l'escalier du métro, après avoir espéré acheter chez le libraire la fatale Revue universelle, mais elle ne s'y trouve pas.
Enfin, la casquette sur les yeux, et la pèlerine grise flot­tant au vent, il entre — grand Mongol grimé en détective — dans le restaurant combien peu prometteur du Bon Marché. Un chanoine à petit bedon, au teint fleuri, et qu'escortent deux rombières séchées sur tige, nous croise et fait un grand salut à Gide qui lui répond avec embarras, croyant à une méprise.
Gide choisit une table après de longues hésitations, optant finalement pour celle où nous pourrons nous entretenir li­brement sans que nos propos tombent dans des oreilles indiscrètes.
Il m'interroge sur mon frère, de dix ans mon cadet.
— Lui avez-vous parlé sans réticences ?
— Non.
— Faites-le, faites-le, dit-il si fort qu'il a fait sursauter la servante comme s'il avait crié : « Sauvez-le, sauvez-le ! » Faites-le, reprend-il plus doucement, en voix de basse cette fois. En lui parlant vous l'amènerez peut-être à convenir de quelque incertitude.
Il continue ainsi :
— Il faut écrire ce qu'on a à dire en toute franchise... Sans considération pour les sentiments qu'éprouvera la fa­mille... Si l'on s'arrête à ces raisons-là, si l'on demeure pru­dent, on se perd, on ne dira jamais rien...
Il parle ensuite de la jalousie.
— C'est un sentiment que j'ignore. Bien au contraire je désire associer l'autre à mes aventures.
Il parle avec regret « des boulevards de jadis » où l'on trouvait sans peine « des rencontres des Mille et Une Nuits ». Il comprend que « devant le développement de la chose » Chiappe ait pris des mesures sévères, mesures qui contrarie­ront la nature de beaucoup, leur donneront un sentiment artificiel de culpabilité et de honte, feront d'eux des hommes chargés d'un lourd fardeau.
— Le mieux ne serait-il pas, lui dis-je — formulant tou­jours la remarque qu'il vaudrait mieux taire — le mieux ne serait-il pas de faire comme en Allemagne ? Toute licence après dix-huit ans mais, avant, protection des mineurs ?
— On en parle à son aise quand on n'a pas le goût des mineurs, fait-il avec un peu d'agacement.
Finasserie de la fin :
— Je vous remercie de votre lettre, elle m'a assuré que vous désiriez cette rencontre, ce que je ne croyais pas lors­que je vous en ai parlé la première fois d'une manière évasive...
La note arrive (37,50 F). Il fait mine de la saisir, sans hâte excessive. J'ai avancé le premier la main et sa main aussitôt a battu en retraite. Il sourit.
Chez lui, ensuite, 1 bis rue Vaneau. Dans l'antichambre horribles peintures. Bureau-bibliothèque au bout d'un cou­loir, très élevé avec une sorte de balcon, devant les livres, à mi-hauteur. Fenêtre percée donnant sur les arbres et les vieux hôtels sis derrière Matignon, vue champêtre, silence.
Souvenirs : quelques masques nègres, des nattes, etc. Nombreuses cases pour les dossiers. Il extrait de l'une d'elles les lettres d'Emile (ainsi se prénomme l'adolescent turc). Grand souci d'ordre. Etiquettes sur des tiroirs ou des clas­seurs : noms d'auteurs, — ou d'œuvres. On lit ainsi NATHANAEL, et ceci, plus mystérieux, OPPOSITIONS.

Il lit la lettre du Nouvel Emile, emprunte alors cette dic­tion emphatique, et ces décalages de ton qui lui restent si personnels. « Comme j'aimerais, mon Grand Ami, que vous n'ayez pas été d'abord sincère pour pouvoir l'être maintenant. Si vous m'aviez menti, comme j'en serais heu­reux, car vous pourriez me le dire et je vous croirais cette fois. » (Ce gosse n'a pas seize ans.) Gide avec émotion :
— Je ne reçois plus de lettres, les parents ont tout appris, et m'ont prié de cesser toute correspondance. (Il me montre une lettre, très courtoise, du père.) On a dû affirmer à l'enfant que je le mystifiais, et il ne m'écrit plus. J'avais été contraint de dire, par écrit, que je m'inclinais, et les parents ont dû lui répondre : « Tu vois, Emile, il ne s'intéresse plus à toi. »
II m'annonce qu'il va filer à Berlin pour se changer les idées.
Il aime qu'on fasse étalage en sa faveur de sentiments de tendresse qu'il paraît incapable d'éprouver lui-même. Tout cela est complexe et simple à la fois car Gide — Massis ne le croirait jamais — se montre souvent la naïveté même.
Oublié de noter qu'avant de rentrer rue Vaneau il était passé prendre chez Saucier (Gallimard, boulevard Raspail) cette fameuse Revue universelle explosive du 15 octobre. Saucier lui parle de la chose, Gide prend un air étonné. La bombe étant en deux parties, Gide commande aussi le nu­méro précédent pour connaître le début du texte meurtrier, recevoir les premiers shrapnels.
— Des amis, me raconte-t-il, ont assuré au père d'Emile que j'étais un monstre... Rien d'étonnant qu'on colporte de telles calomnies, avec les Béraud et les Massis que j'ai à mes trousses.

Et c'est à nouveau Malraux qu'on retrouve à la table d'un déjeuner en mai 1931. Un Malraux omniprésent devant lequel Gide a souvent dit combien il se sentait petit garçon...

7 mai 1931
Hier Gide et Malraux à déjeuner. Malraux blême. De longues mèches balaient son front, son visage, et l'une d'elles tombe jusqu'au menton. Feu toujours présent dans les yeux.
Gide dans son habituel costume de tweed. L'air placide, faussement débonnaire, mais il a le sourire aux yeux plissés du cavalier tartare qui scrute la plaine.
Chez Malraux le langage devance presque la pensée, d'où les trouvailles de sa machine à fabriquer les formules. Une fois la formule sortie, l'exégèse vient. Son impatience de dominer l'interlocuteur s'accompagne d'un mépris apparent pour celui-ci. (Chez Cocteau, désir de faire mouche à tout coup, mais en charmant.)
Durant deux heures il n'a pas souri une fois. A peine une contraction ironique des lèvres après l'exécution de celui-ci ou de celui-là. La guillotine va vite, les adversaires sont raccourcis, les têtes tombent, tout cela en quelques mots rapides et définitifs. « Untel est un sombre crétin », « la maison G. est très farfelue », etc.
Malraux parle de l'effet produit sur le public — coup de foudre — par l'exposition indo-hellénique qu'il a organisée. Il y a eu aussi quelques véritables accès de fureur chez des critiques et des journalistes.
— Deux colonnes et une photo dans Paris-Midi... Je devenais aussi parisien que Jean Cocteau ! J'ai répliqué à ceux qui m'attaquaient, je l'ai fait avec violence, et vous avez trouvé, dit-il en se tournant vers Gide, que cette réponse était « jeune ».
Gide sourit, mais n'ajoute rien.
Autre trait de Malraux dans la conversation : une joie de potache, des mots d'argot, une ivresse à distribuer des coups, et de nombreuses allusions à la vie intellectuelle « suite de farces et attrapes ».
— J'ai embêté Maritain. Oui, en déclarant que la culture chrétienne intègre la notion de culpabilité et la culture Spartiate la notion d'héroïsme. Ne trouvez-vous pas, demande-t-il à Gide, que cette notion de culpabilité résume bien la culture chrétienne ?
Gide sourit, hésite, et finit par dire :
— Je ne sais pas... Je crois que je vais être recalé à mon bachot !
Malraux fait une comparaison entre la dictature soviétique et la dictature italienne.
— En Russie, où ils étaient maintenus dans les soutes, on les a fait monter en 1917 sur le pont et ils ont eu la permission de faire les quatre cents coups. En Italie, ils étaient dans les soutes, ils y restent, mais on leur répète qu'ils ne doivent pas venir chahuter sur le pont parce que le pont appartient seulement aux officiers qui font marcher le navire... Le fascisme italien est une énorme farce... Rappelez-vous la remarque de Guido Prezzolini : On oublie trop que l'Italie a été dressée par l'Autriche. Alors, comme sous le régime autrichien, on joue la comédie, on salue bien bas l'évêque mais, rentré chez soi, on se dit que l'évêque est une belle crapule...
Malraux annonce qu'il va partir pour la Mongolie et déclare qu'il voudrait ramener des objets d'art scythes.
— L'érotisme en Orient... En Chine il est invisible tellement il est mêlé à la vie, à l'ordre des choses. Des généraux ont un harem de filles ou un harem de garçons...
Son discours le mène sans cesse en Asie, ici ou là :
— Le pays où l'on a l'impression de plonger le plus loin en arrière dans le temps, c'est l'Inde. On y trouve le plus grand dépassement spirituel. Atmosphère purement métaphysique.
Il évoque ensuite certaines sectes indoues. Les hommes se prosternent devant des idoles phalliques, hurlent et tournent pendant des heures avant de se précipiter sur les bayadères. Ces cérémonies apportent à ceux qui s'y livrent l'impression — c'est là-bas la grande affaire — de ne plus sentir la vie, de rejoindre l'absolu.
— Cela équivaudrait à la flagellation pratiquée en Occident.
— N'ont-ils pas recours à ces pratiques extrêmes, demande Gide, pour surmonter l'impuissance ?
— Il s'agit de savoir si l'impuissance est ici la cause ou l'effet.
Plus tard :
— Ce qui différencie foncièrement les civilisations, c'est le contraste des goûts sexuels. Le reste, idéologies, systèmes, guerres et politiques, épouse mille formes, mais compte peu... L'historien est fatalement conformiste. En effet, toutes les hérésies sont mal connues parce que après avoir brûlé les hérétiques, on brûle aussi leurs écrits, on détruit les expressions et les monuments de leur pensée.

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