samedi 29 mars 2014

Gide et Valéry au bloc opératoire


« Gide prenait grand plaisir à relire les lettres que lui avait adressées Valéry. Il aimait à réveiller son passé en le redécouvrant.
— Tiens, je ne me souvenais plus de cela ! disait-il. Avons-nous été bavards quand nous étions jeunes ! Valéry à vingt ans était déjà un infatigable causeur. Je n'avais qu'à le laisser parler. Par moments, il se rendait compte que je me taisais. Alors, il me provoquait. Et je monologuais à mon tour. Je me souviens de sa chambre rue Gay-Lussac : un vrai fouillis, mais très organisé... Oui, vous savez, le « beau désordre » qui est « un effet de l'art ». Que de papiers ! Et un tableau noir couvert de signes qui me paraissaient mystérieux. Il écrivait très vite. On aurait dit qu'il courait toujours après une pen­sée qui le devançait ! Moi je n'avais pas la même rapidité que lui pour raisonner. Mais quelquefois, je sentais plus promptement. « On se complète ! » disait-il. Ce n'était pas exact : on se reflétait plutôt. Vous comprenez : on se voyait dans l'autre.
Gide savait que j'avais connu Valéry pendant mon enfance.
— Je ne l'ai approché qu'entre neuf et treize ans. J'étais alors en classe avec François son plus jeune fils.
— Il est dommage que vous l'ayez perdu de vue ensuite. Mais vous avez eu la chance de le voir d'une façon assez rare, avec un regard naïf qui se moquait de l'opinion littéraire. J'aimerais bien con­naître vos impressions. On ne sait pas assez l'effet que peuvent produire sur des enfants les « hommes célèbres ».
Je soupçonnai fort Gide, disant cela, de penser à l'effet qu'il produisait lui-même sur les enfants. Il s'intéressait à ma vision pour mieux connaître celle des êtres qu'il regardait d'une certaine manière. Un jour il me demanda :
— Quel est le premier livre de Valéry que vous ayez lu ?
Les Moralités.
— Ce n'est pas une lecture pour enfant ! Vous n'avez pas dû y comprendre grand'chose.
— Je sentais que c'était bien écrit. Les enfants sont très sensibles au beau langage.
— Mais le sens, tout de même...
— Évidemment, je n'ai pas insisté. J'ai refermé assez vite le livre, mais non sans avoir été frappé par une réflexion que, depuis ce jour, je sais par cœur : « Vous êtes d'un parti, mon ami, c'est-à-dire que vous applaudissez ou injuriez contre votre cœur. Le parti le veut. »
— Comment avez-vous pu être intéressé par une phrase sur la politique ? Vous aviez déjà la notion de ce qu'est un parti ?
— C'est une notion qu'un Français a la possi­bilité d'apprendre très tôt... Et puis, à cet âge-là, je rêvais de politique comme on rêve d'aventures.
— Cela revient au même.
— Je voyais dans la politique un monde fabuleux, peuplé de héros. Naturellement, je me sentais déjà héros moi-même. La réflexion de Valéry avait trou­blé l'ordre naïf de mes conceptions. Pour la pre­mière fois, dans le conte de fées s'infiltrait la réalité. Un parti, ça ne pouvait correspondre qu'au cœur. Alors, je me demandais comment, parce qu'on était d'un parti, on était forcé d'applaudir ou d'injurier contre son cœur.
— Maintenant, vous ne vous le demandez plus.
— En effet. La question ne se pose plus. Il se trouve que... j'en ai pris mon parti, le seul parti que j'aie pris finalement.
— Le seul à prendre ! Moi j'ai cru un moment avec une certaine ingénuité que je pouvais me donner à un idéal sans adhérer à un parti. Le parti ne me l'a pas pardonné. Enfin, ceci est une autre histoire... Toujours est-il que c'est Valéry qui, le premier, vous a éclairé sur la réalité de la politique ?
— Oui, et il a eu l'occasion de le faire avec beau­coup plus de netteté quelques mois après mon essai de lecture des Moralités : je venais d'avoir treize ans, j'avais acheté avec mes économies un exem­plaire sur beau papier d'un de ses recueils d'aphorismes. Je l'emporte avec moi un jour où je vais jouer rue de Villejust. Je lui demande de bien vouloir y mettre une dédicace. Il me dit : « Qu'est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » Je lui réponds sans hésiter : « De la politique. — Et pour­quoi ? — Pour diriger le monde. — C'est en effet une raison. Eh bien ! je vais t'écrire une dédicace qui se rapportera à ta vocation. » II rédige une longue phrase, me tend le livre et, comme je ne sais pas si je dois ou non prendre tout de suite connaissance de la dédicace, il me dit : « Tu peux lire. » Et voici ce que je lis : « Toute politique implique une cer­taine idée de l'homme et même une opinion sur le destin de l'espèce, toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu'à la mystique la plus osée. » Valéry me regarde en souriant : « Tu comprends bien ? » Je ne veux pas lui avouer que la pleine valeur de certains mots, m'échappe, en particulier celle des mots impliquer, métaphy­sique et de l'expression le destin de l'espèce. Je m'ac­croche aux deux termes qui s'opposent et font image en moi : sensualisme et mystique. « Oui, je com­prends. » Et lui, posant gentiment sa main sur mon épaule : « Tu comprendras encore mieux plus tard. » Gide me dit :
— Quel admirable raccourci de ce qu'est la poli­tique ! Et quelle exquise façon de satisfaire un enfant, en le mystifiant !
— Valéry avait raison : j'ai encore mieux compris « plus tard ». Et c'est une « certaine idée de l'homme » qui m'a finalement détourné de la politique.
Gide répéta, comme un écho méditatif :
— Oui, une certaine idée de l'homme... Il est dommage que tant de ceux qui se mêlent de poli­tique aient une idée confuse de l'homme. Il est dommage aussi que ceux dont les idées sur l'homme sont précises ne parviennent pas à les accorder entre elles pour s'accorder entre eux. Valéry savait décou­vrir et analyser tous les désaccords. Il faudrait pour­tant que les esprits lucides ne se bornent pas à faire de la dissection en salle de cours.
— Vous croyez à la nécessité d'une chirurgie avec tous les risques qu'elle comporte quand elle veut innover ?
— J'y crois profondément.
— Vous voulez donc être dans la salle d'opéra­tion ?
— Oui. Et puisque je ne suis pas capable d'être un chirurgien, je voudrais au moins être un assistant.
— Valéry n'a désiré assister qu'en spectateur.
— Moi, c'est en aide que je veux assister. »

(Robert Mallet, Une mort ambiguë,
essai, NRF, Gallimard, 1955, pp. 103-107)

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