La légende selon laquelle Gide a refusé le manuscrit de Proust ne suffisait manifestement pas.
A l'occasion du Bloomsday, le Nouvel Obs a exhumé un article de 1995 qui nous apprenait que Gide a également refusé de publier Ulysse... dans la Pléiade... en 1931 !
On se frotte les yeux et on relit :
« Après bien des déboires, «Ulysse» fut publié en anglais à Paris en février 1922. Parmi ses premiers lecteurs: Ernest Hemingway. Fidèle à lui-même, il déclare: «Joyce a fait un livre du tonnerre!» Virginia Woolf n'est pas de cet avis, qui évoque «l'œuvre d'un adolescent boutonneux, [...] un livre titubant d'indécence». Yeats (il changera d'avis par la suite) parle quant à lui d'un «livre de fou».On passera sur le fait qu'en 1931 la Pléiade vient d'être créée par Schiffrin dont elle est encore la propriété, la collection n'intégrant Gallimard qu'en 1933...
La traduction française ne verra le jour que sept ans plus tard. Signée par Auguste Morel et Stuart Gilbert, elle sera revue par Valery Larbaud (qui a rencontré Joyce à Paris dès 1920) et l'auteur lui-même. Après l'avoir lue, André Gide fait la moue: «Un faux chef-d'œuvre», affirme-t-il. Et lorsque, en 1931, Paulhan lui suggérera de publier «Ulysse» dans la collection de la Pléiade chez Gallimard, l'auteur des «Faux-Monnayeurs» opposera son veto. »
Si pour Proust, nous avons les aveux de Gide – aveux pour un crime qui, rappelons-le, a de multiples auteurs – pour Joyce, nombreuses sont au contraire les preuves qui disculpent Gide...
Dans un très intéressant essai paru en 2011 au Cherche-bruit, James Joyce travesti par trois clercs parisiens, Adrien Le Bihan démontait aisément l'accusation. Lors de la réédition en 2010 de la Stèle pour James Joyce de Louis Gillet, Michel Crépu et Philippe Sollers dénoncèrent qui « l'hostilité des surréalistes à l'égard de Joyce », qui celle de la NRF et de Gide en particulier.
Ils piochent pour cela chez le spécialiste de Joyce, Richard Ellmann, qui rapporte des propos tenus par Paulhan en 1954 selon lesquels il y avait à la NRF une hostilité envers Joyce, chez Rivière, Claudel et Gide. Or on sait aujourd'hui que si Rivière avait des réticences d'ordre littéraire et Claudel d'ordre moral, Gide était au contraire séduit par Joyce. C'est également à partir de ces échanges sans fondements que naît la citation attribuée à Gide qualifiant Ulysse de « faux chef d'œuvre »...
La NRF d'avril 1922 avec l'article
de Valery Larbaud sur James Joyce
Or grâce à Arnold Benett et Valery Larbaud (qui recommande la lecture de Joyce dès 1922 dans une NRF pas si hostile que ça...), Gide est très tôt amené à la lecture de Joyce. Il sera l'un des premiers à soutenir la parution d'Ulysse, permise grâce à Sylvia Beach – que l'auteur de l'article du Nouvel Obs ignore superbement, ne la citant que comme la créatrice d'un « petit musée » consacré à Joyce ! Gide donnera sa signature pour protester contre les atteintes aux droits d'auteur d'Ulysses aux Etats-Unis.
Le bulletin de souscription de Gide à Ulysses en 1921
Dans Découvrons Henri Michaux, sa conférence annulée en 1942 sous la pression des vychistes, Gide mettra sur le même plan Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont et Joyce. Cette même année 1942, il donne au Figaro l'un de ses Interviews imaginaires consacré à Joyce et au plaisir de jouer avec les mots
Ce même plaisir des mots nous fait hésiter entre calembredaine, coquecigrue et calinotade pour qualifier les méfaits de cette presse de caniveau. Qui nous donne toutefois le plaisir de consigner ici l'article de Gide, qui ne figurait pas dans les Gidian Archives.
INTERVIEWS IMAGINAIRES
Aux grands mots les petits remèdes
par André Gide
LUI. — Méfiez-vous : Joyce est un Irlandais. L’Irlande est la patrie des farceurs. Je suis Français et il ne me plaît pas d’être dupe. Se peut-il que vous vous y soyez laissé prendre ? que son Ulysse “vous ait eu”, comme l’on dit ?
MOI. — Louis Gillet ne s’est rendu que petit à petit. De là, le grand intérêt de son livre. Sa Stèle pour James Joyce est un itinéraire, un Gradus ad…
LUI. — Qui mène où ? Qui aboutit à quoi ? C’est ce que je ne parviens pas à comprendre. Sans les obscénités de son Ulysse, Joyce n’aurait jamais pu compter sur cent lecteurs.
MOI. — Il y a, dans tout ce qui est humain, un fond obscène, à revers divin. Je vous avoue que l’impudeur de Joyce me ravit. Trop nombreux sont les Dagoberts qui préfèrent garder leur culotte à l’envers, par crainte, en la remettant à l’endroit, de montrer un instant leur derrière.
LUI. — Joyce ne remet à l’endroit rien du tout. En un temps où nous avons besoin de confiance, il nous invite à ne plus rien prendre au sérieux. Et cela de la façon la plus perfide ; car sa fronde est dirigée (Gillet nous l’explique fort bien) non tant contre les institutions et les mœurs, que simplement contre les formes du langage ; non point contre les pensées et les sentiments que contre l’expression de ceux-ci.
MOI. — Qui nous dupe plus que chose au monde [sic]. En déchirant le revêtement et l’apparence, Joyce met à nu la réalité.
LUI. — C’est beaucoup lui prêter. Je ne puis prendre en considération ses jeux de mots sur lesquels Gillet s’extasie. À de semblables jeux, Hugo se piquait d’exceller, dit Gillet (on cite de lui une charade étourdissante(1), mais du moins ne les faisait-il pas figurer dans ses œuvres. Lorsque, dans Ulysse, Joyce propose pour le nom de Sindbad le Marin pas moins de quinze transformations, je songe à Rabelais, et à sa «Femme folle à la Messe» qui, par interversion de consonne, devient cocassement «La Femme molle à la …»
MOI. — Et voyez ! vous vous en souvenez. Vous n’avez pu vous tenir d’en rire.
LUI. — Je trouve Joyce moins drôle. Et puis, la belle avance, quand j’aurai ri !
MOI. — « D’une bouche qui rit, l’on voit toutes les dents », dit Victor Hugo dans Le Roi s’amuse. Je me souviens de l’amusement que nous prenions, du temps de notre jeunesse, à cette défiguration de mots accouplés, jeu que nous proposa Franc Nohain certain soir, en compagnie de notre ami commun Maurice Quillot, à qui je dédiai mes Nourritures Terrestres. C’était un concours. On s’essayait. Tous les mots ne s’y prêtaient pas. Nombreux ne présentaient ron ni raisime. L’un proposait : L’ique poétart ; l’autre les Orèbres funaisons ; mais quand je ne sais lequel de nous trois hasarda ; Léeize tron, les deux autres s’avouèrent vaincus. Et nous étions malires de rade.
LUI. — Oui ! ce sont jeux d’enfants analogues à ces petites formules dont la signification se cache sous une sonorité bizarre : “Felixonportua – Selnimi – Versimi”. Les initiés seuls comprenaient : “Félix son porc tua, Sel n’y mit, Ver s’y mit”. Et cette autre : “Caillabani. Piaoni. Cocadéso. Vernena” **. Cela me ravissait quand j’étais gosse ; mais il y a longtemps de cela. Ces jeux sont tolérables chez Rabelais qui s’amuse aux possibilités d’une langue encore nouvelle, comme un enfant essaie ses muscles et s’émerveille de leur souplesse, en prend conscience en s’en jouant. Mais à présent notre langue est fixée…
MOI. — Et figée. Béni soit celui qui rompt les adhérences, qui décontenance le mot, le rend suspect. Trop souvent, le mot tient lieu de la chose et la chose peut s’en aller. Nous payons de mots les autres et nous-mêmes. Nous volons et nous sommes volés.
LUI. — Permettez : le maquignon qui vend un cheval sait fort bien ce que le mot “cheval” veut dire ; et celui qui l’achète le sait aussi.
MOI. — Mais moins, peut-être, celui qui parle de dévouement, d’honneur, de foi, de constance, de fidélité…
LUI. — Évidemment le domaine concret est plus aisément saisissable. Pour le reste, le doute est permis. L’amante peut s’inquiéter de l’authenticité des sentiments que l’amant professe et, devant les protestations amoureuses, craignant l’inflation, se demander anxieusement : est-il solvable ? Tout cela me paraît bien banal.
MOI. — Banal, assurément. Je me
souviens d’un conte de Villiers, ‘conte cruel’ entre tous, qui
nous rapporte les propos de deux amants : la déclaration où le
jeune homme verse son âme, à quoi répond l’amante, et le parfait
bonheur est entrevu. Ô conversation merveilleuse ! où le jeune
homme trouve enfin l’écho de ses angoisses les plus rares et que,
par crainte d’une incompréhension de l’autre, il n’osait
formuler. À la fin du conte seulement, il se découvre que la jeune
fille est sourde et qu’elle n’a rien entendu.
— ‘Mais vous me répondiez si bien’.— ‘C’est que je savais par avance tout ce que vous diriez, et que vous ne pourriez dire autre chose’.
LUI. — C'est aussi ce qui fait que, dans les romans, je saute à pieds joints, d'ordinaire, par-dessus tous les dialogues amoureux. Ah ! s'il n'était question que de l'amour, passe encore. Mais Joyce s'en prend à tout. Avec un art diabolique, il emploie son génie à décontenancer tous les vocables. A entrer dans son jeu, nous n'oserions bientôt plus parler. Pourtant, nous avons besoin de mots pour penser. Tout ce qui est original reste particulier et, peu s'en faut, inexprimable. Seules sont échangeables les locutions admises. On ne s'entend que sur les lieux communs. Sans terrain banal, la société n'est plus possible. Et si Joyce s'en était tenu à Ulysse ! Mais son Finnegan's Wake, ce nec plus ultra, ce chant du cygne, nous est présenté par Louis Gillet lui-même comme « un tissu, une tapisserie, une Iliade de calembours ». Après quoi l'on a envie de se faire trappiste.
MOI. — Non. Mais l'on prend les mots pour ce qu'ils sont : des signes et non des substituts. Souvenez-vous du beau conte des Mille et une nuits où certain pauvre affamé se voit convié par un riche marchand à un repas qui s'annonce fastueux. Quel menu ! Rien n'y manque. Mais les assiettes restent vides. Le nom des mets, que le riche énumère, tient lieu des mets mêmes, dont le pauvre, par politesse, doit feindre de se régaler. C'est à de semblables festins que nous invite trop souvent la littérature. De là, le précieux livre de Jean Paulhan, qu'il intitule Les Fleurs de Tarbes, « Il n'est pas une pensée, et jusqu'aux plus subtiles, qui ne nous semble appeler l'expression », nous dit Paulhan. « Mais il n'est pas une expression, continue-t-il, qui ne nous semble volontiers trompeuse ou fausse ».
LUI. — Oui ; jusqu'à ce mot « volontiers » qu'il emploie.
MOI. — « Eh bien ! qu'il soit donc admis que l'on ne s'entend pas » fait-il se récrier un interlocuteur imaginaire. A qui il riposte aussitôt : « Non, il semble que pour rien au monde l'on ne veuille renoncer à tant de déceptions ».
LUI. — La vraie déception serait de devoir y renoncer.
MOI. — Plus loin. Paulhan cite une phrase de Bergson : « Le romancier déchirant la toile habilement tissée — tissée par l'intelligence, et plus encore par le langage — de notre moi conventionnel nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d'états simples une pénétration infinie. » Et Paulhan ajoute : « Je ne reconnais ici qu'à demi Balzac, Eliot, Tolstoï et les autres romanciers que Bergson pouvait lire. Mais la remarque devient admirablement exacte sitôt que l'on songe à Joyce ou à Proust. » Il dit encore, et ceci nous mène au cœur du sujet : Ailleurs, Bergson parle du singulier obstacle qu'opposent au poète les mots, où s'évanouit sans recours l'essentiel de la pensée, cet élément « confus, infiniment mobile, inappréciable, sans raison, délicat et fugitif, que le langage ne saurait saisir sans en fixer la mobilité ni l'adapter à sa forme banale ». Il cite enfin dans une note (p. 67) cette comparaison de Sainte-Beuve : « De même qu'autour d'un vaisseau menacé d'être pris par les glaces, on est occupé incessamment à briser le cercle rigide... de même chacun de nous, à chaque instant, devrait être occupé à briser dans son esprit le moule qui est près de prendre et de se former. Ne nous figeons pas.. » Et cette image éclaire admirablement l'effort et le travail politique de Joyce, sa raison d'être et, sous son apparence funambulesque et futile, sa belle serviabilité.
(La suite mardi prochain). André GIDE.
(1) Je la redonne ici, pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore. Elle vaut d’être retenue, car c’est un modèle du genre : Mon premier a été volé. Mon second se bourre comme une pipe. Mon troisième vaut cent francs. Mon tout est un véhicule. C’est Tilbury. 1° tout le monde sait que Alcali vola Til ; 2° Bu c’est phale et Phale se bourre (Phalsbourg) ; 3° Ry vaut ly (Rivoli) et ly c’est 5 louis (100 frs) (Lycée St-Louis).
(2) Pour ceux qui n’auraient pas aussitôt compris : “Caille a bas nid— Pie a haut nid— Coq a des os — Ver n’en a”.
3 commentaires:
Vous avez raison de remettre les pendules à l’heure ! Il me semble que Gide se plaignait déjà de l’influence démesurée qu’on lui prêtait – à tort – à la NRF. On ne prête qu’aux riches… Quant à Sollers, il y a une véritable hostilité chez lui à l’égard de Gide. Dans « L’Année du Tigre », son journal de l’année 1998, il démolit « Les Caves du Vatican ». Je crois qu’on peut parler de complexe de Sollers vis-à-vis de Gide…
"On ne prête qu'aux riches" était en effet un autre titre possible... Sollers est une girouette, qui, selon son interlocuteur, et selon qu'apparaître dans le vent ou réac lui apportera davantage de publicité, peut dire tout et son contraire, mais toujours n'importe quoi. Jusqu'à affirmer que Claudel était amoureux de Gide... Pour mémoire, en 1961, voici ce qu'il disait : http://e-gide.blogspot.fr/2011/11/vu-par-philippe-sollers.html (à comparer déjà avec l'interviou de 69).
Je ne connaissais pas ces textes de Sollers, et ils sont éclairants. Son insistance à répéter que « Gide ne l’a nullement influencé » montre bien le côté incontournable de l’héritage de Gide. Et comme vous le dites, entre 1961 et 1969, on sent le vent qui tourne et « la girouette » avec…
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