jeudi 31 décembre 2015

Schwob, Mauriac et le besoin de Dieu


Juste avant la lettre à François Porché parue dans la NRF de janvier 1929 (voir ce billet), André Gide publie une autre réponse, celle faite à René Schwob au sujet de son livre Moi juif. Livre posthume (Plon et Nourrit, 1928). René Schwob fait partie de ces nombreux convertis énumérés par Mauriac dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs, comme échappés d'un Radeau de la Méduse, version Bœuf sur le toit :


« Mais ce n'est pas l'histoire de ce temps, ni celle de ce milieu que je raconte, c'est la mienne. Je retiens seulement que de cette bacchanale montait une vapeur funeste et qu'il n'est pas étonnant que demeuré chrétien, même quand je cédais à la folie commune, j'aie éprouvé aussi l'angoisse de l'homme averti qui sait que la peste est à bord et quel est le vrai nom du maître d'équipage. Je me suis souvent dit que le mouvement de conversions au catholicisme qui se multiplièrent alors, surtout autour d'André Gide, ressemblait à un sauve-qui-peut : Dupouey, Ghéon, Copeau, Du Bos, René Schwob... Je les voyais quitter le bateau où l'alcool, la drogue, favorisaient « les erreurs étranges et tristes » et s'enfuir à la nage. Et moi ? me réveillerai-je un jour en pleine mer, coupé à jamais de Dieu, perdu à jamais ? » (F. Mauriac, Nouveaux Mémoires intérieurs, Flammarion, 1985, p. 406)

Ce n'est pas seulement pour rapprocher ce Mauriac se rêvant pélagique du célèbre passage des Faux-monnayeurs  (« J'ai souvent pensé [...] qu'en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l'inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d'abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le large; ce ne sont que des côtoyeurs. ») que cette citation nous intéresse.



En 1931 dans Bonheur du chrétien Mauriac reviendra sur la lettre de Gide à René Schwob – à qui il fera aussi référence dans Dieu et Mammon, paru au Capitole en 1929, livre-réponse à une autre lettre de Gide parue en 1928 dans la NFR... sur laquelle nous reviendrons bientôt. Déplaçant le « besoin » de Dieu de l'âme au corps, Mauriac montre qu'il connaît mal la « physiologie » gidienne :

« Pour certains, soumis à l'impulsion victorieuse de la chair, le Christianisme existe encore, mais il est inerte : instrument nécessaire à quelques natures, inutile à d'autres, prétendent-ils, en tout cas, tel qu'un appareil dont il est bon d'user selon ses besoins, précieux aux timides, aux hésitants, aux vacillants ; mais ceux qui peuvent marcher seuls n'ont pas à en tenir compte : c'est ce qu'André Gide, dans une lettre à René Schwob, appelle le ne-pas-en-sentir-le-besoin. Ainsi l'exigence n'appartiendrait qu'à l'homme, qu'à la passion de l'homme. L'hypothèse n'est pas même envisagée d'une vérité elle aussi exigeante, souverainement, amoureusement exigeante.
Au vrai, à ne considérer que le texte de la lettre à Schwob, le ne-pas-en-sentir-le-besoin est, en réalité, le ne plus-en-sentir-le-besoin, puisque Gide écrit : « Il est certain qu'après l'avoir « violemment éprouvée (cette contradiction) « en moi-même durant une longue période de jeunesse (et même « avec quelques rechutes plus tard) « j'y ai mis bon ordre par la suite... »
Y mettre bon ordre... Oui, sans doute, cela est donné à l'homme, le droit au refus lui appartient.
Dieu disparaît avec la faim que vous aviez de lui, vous le dites. Mais vous dites aussi qu'il vous a fallu du temps pour le réduire au silence. » (F. Mauriac, Souffrances et bonheur du chrétien, Grasset, 1931)

Il nous a donc paru intéressant de donner la version de cette lettre telle qu'elle a paru dans la NRF du 1er janvier 1929, en introduction à celles sur le même sujet, parues un an plus tôt et adressées à François Mauriac, lettres que nous donnerons prochainement :


« LETTRES

I
A RENÉ SCHWOB1

Cuverville, 17 novembre 1928.

. . . . . . . . . . . . .
« Le miracle qui fait le grain de blé devenir épi... » (p. 33). L'impiété serait de cesser d'admirer ce que nous avons reconnu naturel. Mais cet amour que vous mettez dans le grain de blé, (« le grain de blé a beaucoup d'amour ») vous l'enlevez à Dieu. Et comment ne voyez-vous pas le danger d'assimiler la vie chrétienne à un phénomène naturel. Vos lignes mêmes qui suivent donnent bien à entendre que l'effort du chrétien va à l'encontre de la nature ; et ne pas aussitôt le reconnaître vous entraîne à cette absurdité : « Ne pas songer à soi — ne pas chercher son propre intérêt. Détester son plaisir. » — L'absurde n'est pas de penser cela ; d'écrire cela ; mais de le penser et de l'écrire à propos du grain de blé, qui, pour s'entendre avec vous, ne pourrait croître et devenir épi qu'en renonçant à lui-même, à son intérêt, à son plaisir. Vous ne trouverez, dans la Nature entière, que précisément la recherche du plaisir ; et la grandeur du Christianisme est précisément de s'opposer à la Nature. Pour adorer le Christ il faut résolument tourner le dos à Cérès.

Au seuil de votre livre je me heurte à cette inconsciente et naïve tricherie de votre pensée. Et puis, si vous voulez imiter le grain de blé, que signifie cette crainte, cette horreur des actes qui nous sont communs avec les ânes et les pourceaux ? Ne flairez pas dans ce que je vous en dis une apologie sournoise de la luxure. Mais vraiment la phrase de Saint François de Sales (p. 136) est bouffonne. Laissez donc le Naturel à Montaigne, à Gœthe et aux Grecs. Le Chrétien doit accepter de s'y opposer et chercher à tirer à lui l'histoire naturelle ne peut que lui jouer de mauvais tours.

Vous me prêtez, de-ci, de-là, des pensées bien absurdes, qui n'ont jamais été miennes. Je n'ai jamais cru être d'accord avec le Christ lorsque je cédais au désir. Et je ne vois pas une ligne de mes écrits qui puisse autoriser cette affirmation. Tout au contraire, je sais fort bien que je ne puis me rapprocher du Naturel, et de Gœthe et du paganisme, qu'en m'écartant du Christ et de son enseignement. Je ne protesterais point s'il ne s'agissait ici que de moi ; mais il importe de reconnaître que tout ce qui appartient au Christ est du domaine sur-naturel. La question, pour moi, est précisément de savoir si le naturel n'est pas préférable, et s'il exclut toute idée d'abnégation dans l'amour, de sacrifice, de noblesse et de vertu, dont je ne puis me passer ; de savoir s'il est nécessaire, pour obtenir de soi la vertu, d'admettre une mythologie dogmatique (qui du reste n'est nullement dans l'enseignement même du Christ, mais a été inventée après coup) que ma raison, donnée par Dieu, ne peut admettre ?

Réduire le paganisme grec aux idylles de Théocrite, si exquises soient-elles, y pensez- vous vraiment ? Mais cela vous permet d'écrire : « Comment un Gœthe, un Gide, peuvent-ils s'y réduire ? » Et effectivement, ni Gœthe, ni moi-même, vous ne pouvez nous réduire à cela. Mais lorsque vous écrivez, après avoir relu les Magiciennes et les Syracusaines : « Les onze cents pages des Karamazov m'ont semblé moins longues », — qui louez-vous ? est-ce Théocrite, ou Dostoïevsky ? Et qu'est-ce que cela veut dire ? sinon qu'il est plus long (et votre livre le prouve du reste) de lutter contre le naturel que d'y céder.

Au surplus, je ne prétends dire rien de tout ceci contre vous ; car tout ce que j'exprime ici vous le reconnaissez fort bien vous-même, lorsque vous parlez d'une « contradiction perpétuelle et pathétique à la lâche disponibilité de nos sens ». Cette contradiction même alimente le drame, et sans elle, nous autres littérateurs, nous nous sentirions quelque peu à court. Il est certain néanmoins qu'après l'avoir violemment éprouvée en moi-même durant une longue période de jeunesse (et même avec quelques rechutes, plus tard) j'y ai mis bon ordre par la suite, pour pouvoir porter ma vigilance ailleurs — j'ajoute : « avec plus ou moins de succès » car, pour l'amour du ciel, n'allez pas voir là de la vantardise, et me comparer à un aveugle qui se persuade qu'il y voit clair parce qu'il a jeté son bâton...

J'ai toujours eu pour vous beaucoup d'estime et de sympathie : je sens mieux encore, en vous lisant, combien elles étaient bien placées ; ne croyez point que votre éloignement de moi vous les enlève ; au contraire, il me paraît que certain vacillement de votre pensée avait besoin de ce Credo qui fait aujourd'hui votre force ; ne voyez aucune ironie dans cette phrase, je vous en prie, non plus qu'aucune infatuation dans le ne-pas-en-sentir-le-besoin.
1. A propos du livre de René Schwob : Moi Juif. »
(NRF, 16e année, n°184, 1er janvier 1929, p.57-59)

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