V
Cuverville, 31 octobre
1924.
Je n'ai reçu votre premier morceau
qu'hier. Vous pouvez penser que j'attendais votre étudeI avec
une assez vive impatience ; mêlée, il va sans dire, d'une certaine
appréhension ; car, aux couronnes que vous tressez, vous n'enlevez
jamais les épines, et c'est souvent par elles qu'on reconnaît
l'authenticité des roses offertes ; ce ne sont certes pas des fleurs
en papier. Une lettre de vous me recommande de réserver mon jugement
et d'attendre la fin de l'étude. Je ne vous fais donc part
aujourd'hui que de quelques réflexions provisoires.
Une de mes grandes déceptions
littéraires, c'est la lecture des Souvenirs de Banville qui
me l'a donnée. Ce sont compotes où la surabondance de sucre couvre
la spéciale saveur de chaque fruit. Vous avez donc raison sans doute
de préférer au sucre le sel et le vinaigre. Ils conservent aussi
bien, sinon mieux. Mais l'important, c'est la saveur, la saveur
propre. L'avez-vous toujours préservée ? Il me paraît que vous
avez plongé si avant vos doigts dans la marmite que parfois, dans
votre confiture, je sens plus votre parfum que le mien.
N'allez pas croire que je me rebiffe ;
j'ai tendance au contraire (et ceci ne vous surprendra pas) à
reconnaître pour vrai de préférence ce qui ne m'est pas agréable
; mais ceci dit, osons marquer les traits qui, dans votre portrait,
me paraissent exacts, et ceux que je tiens pour fausser nettement ma
figure.
« Sous les attaques de Béraud, il
blêmit... tant la chose lui put paraître effrontée... » Voici qui
est mal dessiné. L'attaque de Béraud m'étonna par la subite
importance qu'elle donnait à ma figure... Ne nous faisons pas plus
modeste que de raison : je n'ai jamais douté de mon importance.
Mais j'ai vécu jusqu'en 1916 dans la conviction que cette importance
ne serait reconnue que beaucoup plus tard ; qu'après ma mort. Aucun
article ne la signalait. J'ai connu ce destin bizarre (peut-être
unique) d'être magnifié par l'attaque avant de l'avoir été par
l'éloge. La caricature a pris le pas sur le portrait. Cela donnait
beau jeu a mes ennemis ; ce n'est pas contre des éloges qu'ils
protestaient, mais bien contre mon œuvre même, et ce qu'ils
appelaient : mon influence. Or, de cela, j'ai pu souffrir, car cette
œuvre, les lecteurs de Béraud, Massis, etc., ne la connaissaient
pas. Toutes les imputations, si mensongères fussent-elles, seraient
donc acceptées sans contrôle. Elles l'ont été. Peut-être eût-il
été bon que vous vous fussiez persuadé de cela davantage. Dans dix
ans d'ici, il n'importera plus guère ; mais il était des traits
faussés qu'il importait de rétablir. Après quoi j'eusse plus
volontiers reconnu pour parfaitement exact... ceci par exemple : «
...manque d'ouverture nette de son anarchie »... car cette anarchie,
je n'ai su me l'avouer à moi-même et la reconnaître qu'assez
tard. Il n'y a pas si longtemps que j'ai cessé de ramer contre le
courant... je veux dire : celui qui m'entraîne et que je reconnais
aujourd'hui pour le vrai. De là, sans doute, ce que vous appelez : «
volonté affectée de l'obscurité » et : « ses gestes allaient à
l'encontre en secret », qui est fort bien observé, mais qui ne
suffit pas à expliquer l'ostracisme dont vous parlez, et dont, à
vrai dire, je ne m'affectais guère, en bon élève de Mallarmé.
Et je ne crois pas juste non plus, du
moins sommairement indiqué comme vous faites : « Gide n'a pas
de souci plus grand que celui de la figure qu'il fait dans le monde.
» J'ai beaucoup médité sur cette phrase, par peur d'une
protestation trop hâtive. L'attitude, la position du moins, que les
attaques me forcent de prendre, et qui me paraît à présent la
meilleure, celle de quelqu'un qui s'est mis tout le monde à dos,
n'est pas du tout celle que j'eusse prise naturellement. C'est aussi
que je me suis longtemps considéré simplement comme un artiste ; je
n'ai compris qu'à la faveur de ces attaques qu'il me fallait
accepter d'être surtout un novateur. « En général tout novateur
est artificieux », dit Bossuet. A vrai dire ce sont ces
attaques qui m'ont révélé ma valeur.
Très juste : « une partie (de son
œuvre) est criante et trépidante : l'autre compassée... » C'est
aussi que j'ai plus grand souci de cacher ma pensée que de la dire,
et qu'il me paraît plus séant de la laisser découvrir, par qui la
cherche vraiment, que de l'exposer. Et tout le paragraphe qui
suit est on ne peut plus perspicace.
J'en arrive à présent avec vous au
centre, même : « Action décomposante. » Il est vrai. Mais
qu'est-ce que je décompose ici ? qu'un composé factice, ruineux, de
morale et de préjugés, où ne s'abrite que de la peur. J'attends
que vous le montriez dans vos articles suivants. Oui, c'est là que
je vous attends.
Entre parenthèses, pourquoi, me
prêtez-vous des sentiments de « dépit » devant la
prépondérance de Gourmont au Mercure ? Fallait-il
nécessairement du dépit pour étouffer dans cette atmosphère
empoussiérée ?
« Valeur plus authentique encore qu'il
ne croit... (eh ! eh ! petit à petit, j'en viens bien pourtant à le
croire) telle qu'elle est au creux de lui-même, au plus profond
élémentaire et sauvage où il ne plonge pas, où il refuse de
plonger par ligature atavique et par vain souci de civilité. »
Merci de parler ainsi. Voici, mon cher Rouveyre, qui m'éclaire, et
me guide, et me fortifie.
Excellente, la suite ;
révélatrice ; mais ne parlez donc pas des « huguenots de ma suite
» ; voici qui est de pure invention : les protestants m'ont toujours
honni. Partant, assez mauvais le passage où « les pas ouatés
et funèbres de ces messieurs... ». A qui diantre en avez-vous ? et
de qui voulez-vous parler ? Vous n'écoutez ici que la légende et ne
faites pas attention que tous ceux qui composent « ma troupe »,
à la seule exception de Schlumberger, sont catholiques pur sang.
« Il ne nous est
pas donné de pouvoir, nous-mêmes, contempler avec indépendance
notre humaine structure. » Votre article, pourtant, m'y aide, et je
vous en sais gré.
Je lis ensuite bien des
remarques, indiscrètement pénétrantes, subtiles, et dont force
m'est de reconnaître l'inquiétante perspicacité.
Plus loin, en passant : «
En principe, jamais l'homme ne se retire du monde si le monde ne l'a
pas auparavant rejeté », affirmation paradoxale peut-être, mais
des plus intéressantes, importante, et où vous êtes excellent.
J'apprécie hautement mon
manteau « couleur de murailles croulantes »... un peu moins, je
l'avoue, mon « regard oblique de vieille chinoise »... mais ça
c'est une affaire de goûts, et cela a dû tellement vous plaire !
Pour ce qui est du
satanisme, remettons à plus tard. « C'est par le prince des démons
qu'il chasse les démons », disait-on d'abord du Christ lui-même...
Je crains que tout cela ne soit simple façon de parler.
Je reste plein d'attente
encore.
I. Le Contemporain
Capital (Nouvelles), articles repris plus tard dans Le
Reclus et le Retors.
VI
Cuverville, 5
novembre 1924.
Oui, c'est encore moi.
Heureux suis-je que ma lettre vous ait plu ; j'avais pris grand
plaisir à l'écrire... Mais dans votre mot d'aujourd'hui, je relève
une petite phrase qui m'inquiète car j'y flaire une erreur
d'interprétation contre laquelle, en hâte, je voudrais vous mettre
en garde. « Les ouvertures de votre lettre me font espérer que
j'aurais atteint le fond de vos inquiétudes », dites-vous. Je
crains qu'on ne parle pas d' « inquiétudes », à mon sujet, sans
se mettre le doigt dans l'œil. Cela vient, je crois, de cette
opinion toute faite, qui veut voir de l'inquiétude chaque fois qu'il
y a diversité, complexité, etc. Vous n'en êtes tout de même pas
là, je pense, et devez comprendre que si j'étais capable
d'inquiétude, je ne serais pas capable d'écrire mes livres. Je
prétends que les vrais inquiets sont précisément ceux qui ont
besoin, pour vivre, d'un système : les Massis, les Maritain... je
dirais même : les Barrés. J'ai pu être inquiet, dans le temps
; mais précisément la diversité de mes livres donne le change, car
c'est à elle que je dois de ne plus être inquiet aujourd'hui. Je le
serais sans doute encore, si je n'avais pas su délivrer mes diverses
possibilités dans mes livres et projeter hors de moi les personnages
contradictoires qui m'habitaient. Le résultat de cette purgation
morale, c'est un grand calme ; osons-le dire : une certaine sérénité.
Mais nos bons catholiques
d'aujourd'hui n'admettent pas que l'on puisse trouver calme,
équilibre et sérénité ailleurs que dans le dogme ? Je voudrais
que vous ne donniez pas dans ce panneau ; vous leur feriez trop de
plaisir.
VII
Cuverville, 10
novembre 1924.
Je reçois la seconde
tranche de votre étude à l'instant. Me précipite sur vous ; vous
dévore.
Je relirai plus tard, à
tête refroidie ; ceci n'est que mon impression première, sans
retouches et sans apprêt.
Oui, je sens bien
cette fois le bistouri pénétrer dans la chair même, la chair vive
; c'est délicieux ! et il pénètre très avant. Il touche à des
points névralgiques ; l'opérateur ne s'en fait pas ; il a le regard
clair, la main sûre. Parfait. Mais tout à coup l'opéré pousse un
cri, non de douleur, car tant que l'opération qu'il surveille se
poursuit sans trébuchement, il approuve. Mais voici .que le scalpel
s'égare... Quittons la métaphore et disons simplement que je
souscris à ce que vous dites, y applaudis (car vous le dites fort
bien et cela n'était pas facile) ; mais dans la dernière colonne,
tout à coup, vous faites erreur, une erreur grave ; veuillez non pas
m'en croire sur parole, mais prêter attention à ce que je vous en
dis ; il me semble impossible que vous n'en reconnaissiez pas, après
examen, la justesse : Non, mon cher Rouveyre, non, ce n'est pas le
sentiment de la défense qui jamais fit naître en moi le désir.
L'horreur du défendu a précédé de longtemps le besoin de
légitimer à mes propres yeux ma conduite et l'intime proposition de
mon être. Et ceci est très important, car c'est précisément cette
horreur du défendu qui m'a contraint
de réviser le code ; je ne pouvais prendre mon parti non plus de
vivre insincèrement, que de demeurer hors la loi. Et n'allez pas me
dire, par pitié, que tout cela revient au même : le psychologue que
vous êtes doit comprendre que vous mettez ici la charrue avant les
bœufs. C'est ce que mes Mémoires
éclaireront suffisamment, par la suite ; mais pour ne rester point
en retard vous devriez, sans plus attendre, mettre au point ce petit
alinéa. Il n'y aurait, ce me semble, que quelques lignes à
modifier, et votre article en vaut la peine ; précisément parce
que, par ailleurs, vous y faites preuve d'une perspicacité si
indiscrètement pénétrante, et si prophétique; encore une fois, ce
que j'en dis me paraît des plus importants.
Et naturellement c'est de
ce petit passage que vont s'emparer tous ceux qui prétendent donner
raison à la Loi. Massis a parfaitement raison lorsqu'il affirme que
l'amour du désordre est incapable de produire une œuvre d'art ; mes
livres sont là pour le prouver. Si tout mon être ne tendait pas à
l'ordre et à l'harmonie, je n'aurais jamais pu les écrire, et je
n'en aurais pas eu le désir.
VIII
Cuverville, 22
novembre 1924.
Combien j'aimerais vous
revoir ! C'est seulement maintenant que je pourrais bien causer avec
vous. Si je ne pensais que vous préférez la solitude, volontiers
j'irais passer quelques heures à Barbizon, auprès de vous.
Je ne vois pas qu'il y ait
lieu de souhaiter de retouches à votre étude (une fois faite
l'importante rectification dont vous convenez). Elle est
extraordinairement perspicace et « fouillée ». Je me reconnais et
me plais dans ses lumières et dans ses ombres. Et je reconnais avec
vous que, après tout, la question de l'uranisme n'a pas, en
elle-même, une grande importance ; mais je crois qu'après lecture
de mes Mémoires vous reconnaîtrez que, pour moi, elle put en
avoir une capitale, et que, du même coup, vous vous expliquerez
mieux ce besoin de justification qui vous gêne dans mes écrits. Car
ce n'est pas le fait d'être uraniste qui importe, mais bien d'avoir
établi sa vie, d'abord, comme si on ne l'était pas. C'est là ce
qui contraint à la dissimulation, à la ruse, et... à l'art. Ce
n'est pas moi que je protège. Mais ceci même, l'eussiez-vous
pressenti, je vous sais gré de ne pas l'avoir indiqué ; on le
comprendra de reste plus tard.
Il reste que cette
dernière étude est la digne conclusion d'un livre remarquable et
qui devance de beaucoup les jugements contemporains.
Qu'il me tarde que vous
puissiez connaître in extenso : Si le grain ne meurt,
et peut-être plus encore mes Faux-Monnayeurs ! Je vous quitte
pour y travailler, tout empli d'une confiance que je vous dois et
dont je vous remercie de tout cœur.
Ci-joint une page de
journal :
11 novembre
1924
Ecrit à Rouveyre, après
lecture de son second article des Nouvelles Littéraires que
je venais de recevoir. Je crains d'avoir donné trop vite mon
satisfecit. Ce qui me cause un peu de douleur a vite fait de
m'apparaître d'autant plus véridique ; et profitable, et salutaire,
etc. Reste d'évangélisme sans doute ; par instinct presque, je
tends l'autre joue... Mais, en y repensant, il me paraît que ce
portrait ressemble encore plus à l'auteur du Gynécée qu'à
moi-même ; strapassé, grimaçant, douloureux. Tout cela, c'est du
romantisme ; j'en suis loin. Et plus loin encore de cette sorte de
sadisme qu'il me prête et qui, vrai, n'appartient qu'à lui. Dans
les bons jours, ceux où je donne ma mesure, où je livre ma vérité,
rien n'est plus harmonieux que mon paysage intérieur ; c'est la
musique des grandes fugues de Bach qui l'emplit le plus adéquatement.
Cette recherche du vice, ce besoin de faire souffrir... quelle
invention ! Et comme Jammes était plus dans le vrai lorsqu'à La
Roque, examinant des écritures (il se montrait fort expert en
graphologie ou, du moins, d'une intuition surprenante), disait que le
trait dominant de la mienne et ce qui l'y frappait le plus, c'est la
bonté.
Et c'est peut-être
là ce qui fait que je ne puis me préférer a autrui, ni même ma
pensée à la sienne, mon émotion, etc... Je commence à croire que
c'est là un fait si rare qu'il doive demeurer incompréhensible à
la plupart des gens. Et pourtant c'est la seule explication, sinon
possible, du moins vraie, de ma nature, de ses hésitations
apparentes (qui ne sont que des façons de me prêter à autrui, à
sa manière de voir, etc.), de sa duplicité, de ses fuites.
Peut-être comprendra-t-on cela plus tard. Même ma non protestation,
lorsqu'on m'attaque, vient de là ; et mon besoin de protestation,
par contre, pour défendre autrui, qui m'a déjà fait faire tant de
gaffes (c'est-à-dire : qui a le plus et le mieux servi à me faire
méjuger). Car rien n'est plus difficile à comprendre, à admettre,
et partant plus mal interprété, qu'un acte désintéressé... Or il
n'y a que celui-là qui m'attire et qui m'intéresse.
IX
Cuverville-en-Caux,
vendredi.
Eh bien ! cela m'attriste
et me... chiffonne beaucoup d'être rejeté par votre ami, que tout
ce que vous m'en dites me rend extrêmement sympathique ; exactement
le genre de lecteurs que je souhaite et pour qui j'écris. Et
j'estime que c'est un peu de votre faute s'il ne m'a pas mieux
compris. Certainement Goethe est, de tous les littérateurs, celui
dont je me sens le plus proche et auquel je m'apparente le plus,
n'en déplaise à votre ami. Vous devriez bien lui envoyer mon petit
volume de Morceaux Choisis (dont il va sans dire que je
mettrais sur votre demande un exemplaire à votre disposition). On
supporte plus volontiers d'être vilipendé, ou inconnu que méconnu.
Attendez-vous à ma visite, puisque aussi bien vous me dites qu'elle
ne vous déplairait pas. Et prochaine. Vous ne sauriez croire combien
l'idée d'une ou deux journées passées près de vous me sourit. A
bientôt donc.
X
14 décembre
1924.
Vous m'auriez déjà vu,
sans la grippe qui me boucle à la villa depuis huit jours. Et quand
je serai quitte ce sera pour retourner à Cuverville au plus tôt.
Remettons Barbizon à des jours meilleurs. Et n'allez pas vous
figurer que vous regrettez plus que moi ; mais ce n'est qu'un délai.
J'ai trop d'affection pour vous, pour renoncer.
ANDRÉ GIDE