Entamons la lecture des Lettres de Gide parues dans la NRF à partir de juin 1928 dans la NRF par la première des deux lettres à François Mauriac. Gide la donne parce que « voici que Paul Souday, dans un récent article, parle élogieusement d'une lettre de moi à François Mauriac, parue dans une publication du Capitole ; j'ai pensé qu'elle intéresserait, peut-être, ceux de nos lecteurs qui ne la connaîtraient pas encore [...] »
Il s'agit donc une réponse au texte de Mauriac paru dans l'Hommage à André Gide, Etudes, Souvenirs, Témoignages, paru en 1928 sous la forme d'un numéro spécial de la revue Le Capitole. Une entreprise « plutôt réussie » si l'on en croit Maria Van Rysselberghe qui note dans ses Cahiers, le 10 février 1928 :
« Je suis arrivée à Colpach il y a trois jours. J'y ai trouvé le livre sur André Gide édité par le Capitole. Je m'y suis jetée avec gourmandise, amusement, curiosité, et l'ai lu d'un trait jusqu'à avoir la nausée du gidisme, du monde gidien, de la chose gidesque ! Après tant d'analyses, quel rafraîchissant souvenir que celui de l'avoir revu il y a quelques jours en passant à Paris, lui-même, avec cette irréductible saveur qui n'a de nom que le sien. C'est amusant de voir les endroits où il ne colle pas à sa légende, qui est du reste révélatrice aussi de sa réalité. En somme, ce livre d'hommages est plutôt réussi. »
Comme le texte de Mauriac n'est pas très long, autant le donner ici en préambule :
L'ÉVANGILE, SELON ANDRÉ GIDE
Nous nous garderions de chercher ce qu’André Gide pense de Dieu, s'il ne nous invitait lui-même à n'être pas discret. Gide laisse la clef sur la porte et se moque de nos investigations. Sans doute se fie-t-il à l'inintelligence ou à la malignité des hommes, pour n'être pas compris, pour mourir inconnu. Né dans le calvinisme le plus étroit, il en a rompu chaque bandelette. Si parfois il hésita, ce ne fut jamais devant le geste de se délivrer, mais devant l'aveu ; encore n'était-ce pas timidité ni honte : il cédait à des conseils, à des objurgations ; le scandale des indifférents lui importait beaucoup moins que le chagrin de ses amis. Aujourd'hui, mesurant la route accomplie par Gide, nous voyons que ce voyage fut coupé de haltes, mais sans retours, ni regards en arrière.
Ceci pourtant nous frappe : à quelque étape de sa vie qu'il nous plaise de l'étudier, nous ne le voyons jamais séparé de Dieu, — dans l'état d'un homme qui a renoncé Dieu. Aucun apologiste du Christianisme ne sut l'enfermer dans un dilemme : il refuse de parier. Il a tout rejeté de son enfance chrétienne, sauf l'essentiel. En vain voyage-t-il (et vers quels déserts !). Quelqu'un le suit et il ne Le renie pas. Gide a pris le parti de ne rougir ni du Christ, ni de lui-même. L'Évangile l'y aide qu'il s'ingénie à lire avec des yeux neufs. Seules, croit-il, le condamnent les interprétations officielles de l'Écriture. Les textes figés des Églises se compliquent, s'approfondissent, dès qu'il en joue ; ils prennent un sens plus secret, plus conforme au destin particulier de Gide. La Rédemption épouse chaque destinée, elle est la somme des milliards de rachats individuels : Gide croit que rebuter telles exigences de son cœur serait une insulte au Créateur qui les a tellement voulues dans sa créature André Gide qu'elles en constituent l'essence même. Et c'est vrai que ses inclinations marquent singulièrement chaque homme, au point qu'elles ressemblent à la signature divine, à cette « griffe » que Baudelaire trouve « effroyable ».
Cette loi gidienne que Gide confond avec la volonté de Dieu, il l'oppose à l'autre loi, celle des pharisiens. Il demande au Seigneur d'être mis au rang de cette tourbe qui ne connaît pas la loi : « Parmi ceux-là, Seigneur, donnez-moi d'être, et maudit par les orthodoxes, par ceux qui connaissent la loi. »
Chaque verset de l'écriture, Gide le tire à lui, et de toute Parole, il triomphe. « Celui qui ne prend pas sa croix et qui me suit est indigne de moi... » Mais notre croix, songe ce docteur trop subtil, ne serait-ce pas tel penchant imposé à notre chair dès le sein maternel ?
Certains le rejettent : par vertu ou par prudence ? Par générosité ou par calcul ? « Celui qui aime son âme la perdra. » Gide éclaire ainsi ce texte : « Celui qui aime sa vie, son âme, — qui protège sa personnalité, qui soigne sa figure dans ce monde — la perdra... »
Au vrai, tel est le secret qu'il dérobe à l'Évangile : le plus sûr, avec Dieu, est de jouer à qui perd gagne. Ne pas calculer son salut, ne pas être prudent ni circonspect. L'évangile du Prodigue, celui des Ouvriers de la dernière heure, et bien d'autres éclairent un abîme entre ce que les hommes appellent justice et cette justice de Dieu qui est proprement une injustice adorable. Toute la doctrine de la Grâce, d'ailleurs... En cette injustice, Gide met sa confiance.
Pourtant il ne saurait feindre de croire que tout chrétien qui se renonce n'agit que par goût du confort et pour s'assurer d'une bonne place éternelle. Il sait que le seul renoncement qui compte, l'amour l'inspire et que d'abord le saint est un amant. Il est vrai ; mais Gide ne doute pas non plus qu'à l'artiste l'accès de la sainteté ne soit interdit. Il dénonce, dans toute œuvre d'art, la collaboration du Très-Bas ; la plus pure est entachée de délectation, de superbe et de concupiscence. Gide, pourtant, veut être sauvé ; il veut le salut de ses semblables. Par quelle route ? Sa pensée profonde (inspirée de Dostoïevski) me paraît être celle-ci : que l'homme atteigne l'extrémité de sa détresse pour trouver Dieu ; qu'il accomplisse tout son destin charnel ; qu'il s'accepte lui-même jusqu'à la lie : Wilde, Verlaine. Mais encore faut-il atteindre cet excès de déshonneur et de douleur. Il n'est pas donné à tous de paraître immonde aux yeux des hommes. La prière admirable que Gide récita un jour : « Mon Dieu donnez-moi de ne pas être de ceux qui font figure dans le monde. Donnez-moi de ne pas être de ceux qui réussissent. Donnez-moi de ne pas compter parmi les heureux, les satisfaits, les repus ; parmi ceux qu'on applaudit, qu'on félicite et qu'on jalouse... » — cette prière n'a pas été, jusqu'ici, exaucée : Gide est admiré, aimé ; et moi-même, j'écris ces lignes. Les insultes ne lui viennent que de gens qu'il méprise et dont l'applaudissement seul l'humilierait ; ou d'adorateurs secrets qui redoutent de céder à ses prestiges.
C'est bien de ne pas rejeter notre fardeau : encore faut-il nous assurer qu'il a la forme d'une croix. Ne renions rien de nous-mêmes, — rien de ce qui peut devenir la croix.
Gide nous confie, dans Si le grain ne meurt, qu'aux pires moments de détresse, une voix lui souffle : « Tu n'es pas si malheureux que cela. » Le jour où cette voix railleuse devra se taire en lui, alors peut-être...
J'admire, dans Gide, à la fois l'agrément extrême et le péril d'interpréter, selon son sens propre, l'Écriture. D'abord tous les textes ânonnés dès l'enfance, merveilleusement s'animent sous le regard gidien : on dirait d'une source au dégel ; mais où cette eau va-t-elle courir ? vers quels bas-fonds ? Et voici que le Retour du Prodigue, selon Gide, devient une défaite, un appauvrissement. Mieux vaut nous en remettre à la vieille Mère, à la sainte Marâtre, à l'Église, qui seule nous prémunit contre ce goût de corrompre la Parole.
Danger de la solitude avec Dieu.« Seigneur, donnez-moi d'avoir besoin de vous demain matin, » s'écrie Gide.
Les instants où nous avons cette faim de Dieu sont rares dans une vie ; mais le salut est une œuvre de chaque seconde : il faut se sauver, même dans la pire sécheresse quotidienne. L'Église, les sacrements nourrissent une âme qui ne sent plus sa faim ni sa soif. Gide se fie encore à son désir lorsque se détournant, par hasard, des nourritures terrestres, il aspire aux célestes ; mais comme il avait suivi la marée montante, il cède au reflux. Oserons-nous dire à Dieu : « J'avais, hier, besoin de vous ; ce matin, vous m'importunez ; demain, peut-être, si je me sens trop las de vos créatures... ? » Quelle folie que de prétendre régler la vie spirituelle sur les intermittences du cœur ! Nous ne croyons pas que Gide soit de ces fous, ni surtout que nous ayons, dans ces pages, exprimé sa pensée religieuse : le lecteur n'y doit chercher que nos réflexions personnelles lorsque nous songeons au chrétien Gide. Qui peut se vanter de connaître les rapports réels d'un homme avec Dieu ? Que savons-nous de nous-même à ce sujet ? Quelle est notre foi ? Est-elle plus ou mieux qu'une espérance ou qu'une terreur ? Et comment juger du dehors ce qui nous fut imposé avec la vie et qui était notre vie même avant que l'esprit en nous s'éveillât ? Nous n'avons pas choisi Dieu, Il nous a choisis ; et quand nous croyons jouer avec Lui, c'est Lui peut-être qui joue avec nous.
François Mauriac
Et voici la réponse de Gide, parue à la suite du texte précédent dans l'Hommage du Capitole, et reprise dans la NRF de juin 1928 :
7 octobre.
Mon cher Mauriac,
Permettez-moi de protester, amicalement, mais avec force, contre l’interprétation que vous donnez ici de ma pensée. Les lignes de moi auxquelles vous faites allusion furent écrites à la suite d\une conversation avec Ghéon, qui venait de se convertir. Comme je lui parlais alors de repentance et de contrition, il m’exposa chaleureusement que son zèle et son amour pour le Christ étaient si vifs qu'il ne pouvait éprouver que de la joie ; qu'il lui suffisait d'avoir horreur du péché et de tout ce qui pouvait désormais le détourner du Christ, mais qu'il se sentait à peu près incapable de contrition et n'avait que faire de repentance et de reporter ses regards sur un passé qui ne devait plus exister pour lui.
C'est alors, en pensant à celui qui durant si longtemps avait été mon plus intime ami, que ces paroles du Christ s'éclairèrent. Il ne me paraissait pas admissible, ni même possible, qu'une adhésion totale aux vérités de l'Évangile n'entraînât pas, aussitôt et d'abord, une contrition profonde, ni que le simple désaveu de ses péchés, sans repentance, pût suffire. Et n'était-ce pas là, précisément, ce que signifiaient ces paroles, qui s'éclairèrent aussitôt pour moi d'un jour neuf : « Quiconque ne se charge pas de sa croix, et me suit1, n'est pas digne de moi. » C'est-à-dire : Quiconque prétend me suivre sans s'être d'abord chargé de sa croix... Et c'est à ce propos que je remarquais l'erreur commise par la plupart des traducteurs, et me reportais et rattachais strictement à la version de la Vulgate. Quant à l'idée d'assimiler la croix même à la faute et de transformer l'instrument de supplice rédempteur en un oreiller voluptueux, elle n'a même pas effleuré ma pensée.
Je m'excuse d'apporter à vos pages une rectification si tardive, et seulement sur le « bon à tirer ». A première lecture, cette erreur ne me paraissait pas si importante ; et d'autre part vous y parlez avec une aménité si charmante qu'il me paraissait malséant de protester ; il l'est surtout de protester si tard ; mais certain article que je viens de lire dans une revue très catholique (Études, N° du 5 octobre) me laisse voir combien il est dangereux de laisser une confusion s'établir sur ce point. N'y va-t-on pas jusqu'à voir dans ce titre : « Si le grain ne meurt... » une apologie « gidienne » de la pourriture !!!
Je puis douter si l'idéal grec ou goethien doit céder le pas à l'idéal chrétien ; je puis chercher parfois à concilier l'un et l'autre ; je puis croire que le problème moral se pose particulièrement pour chaque individu, etc..., mais je tiens que l'abandon de soi, au sens chrétien du mot, et l'abandon à soi sont deux inconciliables. Je l'ai dit et je le répète : il ne s'agit pas, pour le vrai chrétien, d'interpréter dans un sens ou dans un autre les paroles de l'Évangile, mais d'y croire et de les mettre en pratique. Ce qui ne veut nullement dire que je prétende l'avoir toujours fait. Si j'écris : « Le dormir est réconfortant », s'ensuit-il que je ne connaisse pas l'insomnie ? Il m'arrive de m'écarter du Christ, de douter, non certes jamais de la vérité de ses paroles, ni du secret de bonheur surhumain qu’elles enferment, mais bien de l'obligation de les écouter et de Le suivre. Mais lorsque je me détourne de lui et cesse de le suivre, je n'ai pas cette impie prétention de me faire suivre par Lui.
Croyez à mon affection bien fidèle.
1. A [sic] lieu de « et ne me suit pas », selon le texte de la plupart des traductions françaises.
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