Gide allait d'ailleurs s'en amuser, et profiter de l'occasion pour donner dans la NRF des extraits de lettres envoyées à Rouveyre entre 1923 et 1924. On y lira quelques mises au point sur son « action décomposante », sa prétendue « inquiétude » et la savoureuse recette de la confiture à la Rouveyre...
LETTRESA ANDRÉ GIDEBarbizon, 19 juin 28.Cher Gide,J'ai reçu votre carte ce matin comme j'achevais ma réponse. Elle m'a touché dans ce secret des secrets que nous aimons, n'est-ce pas, et dont nous gardons la clef pour les seules rares impressions extraordinaires. Je vous réponds (ci-incluse). Il le faut. C'est votre faute. Pourquoi m'avez-vous écrit si brusquement, sans réfléchir. Pourquoi n'avez-vous pas pris le temps de me répondre honorablement, sur une querelle dont vous savez bien qu'elle n'est pas si hasardeuse pour que quelqu'un de clairvoyant et de sensible comme moi l'ait élevée. Au lieu de cela, voilà que vous attaquez insidieusement, avec des moyens indignes sur des assemblages inexacts, une tête dont vous avez pourtant éprouvé l'équilibre. Est-ce que cela n'est pas un coup de Jarnac dans un assaut qui valait mieux d'un examen de votre raison et de votre conscience ?Affectueusement votre adversaire — puisqu'il le faut...ANDRÉ ROUVEYRERéponse ouverte.A ANDRÉ GIDEBarbizon, 19 juin 1928.Cher André Gide,Grand merci pour vos trois lettres1. Je ne sais, s'il m'eût fallu choisir laquelle j'aurais reçue avec le plus d'agrément. Pourtant votre troisième, suivant les deux autres au tour après tout cordial, est assez curieuse. Surprise à vous-même en dernière heure, je gage que vous n'avez pas tardé ensuite de vous en ronger les ongles. Aussi soudaine que la précédente était laborieuse, elle révèle trop, non l'admirable écrivain que vous êtes, mais un défaut de votre caractère habituellement plus circonspect, évoluant à la dérobée et qui ne se montre pas dehors, à moins qu'on ne l'y force. Après déjà tant de fois où je m'y suis heureusement essayé, voici donc que je suis de nouveau la cause que vous vous découvrez. Le courroux indispose. Il est ensemble plaisant et amer de voir un homme de votre qualité qui s'y culbute.J'ai lu cette troisième lettre, tout d'abord, comme quelque chose qui m'était étranger, malgré la suscription. Excusez-moi si j'ai tardé, jusqu'au prochain loisir, d'y prêter une attention qui, au contraire de ma première impression, a été largement payée. J'ai, en effet, compris, et avec reconnaissance, un témoignage qui est si allègrement la preuve nouvelle que mes remarques les plus indiscrètes sur votre trafic intime sont exactes. Ce ne sont pas seulement vos amis que vous traitez avec une morbide duplicité, mais aussi vous-même. Lorsque vous vous récriez, soit pour eux, soit pour vous, vous le faites avec une telle impéritie, que les propos que vous semblez vouloir détruire s'en trouvent décidément confortés. Sous couleur de les couvrir, vos amis ou vous-même, vous les désaltérez avec un poison décisif.Pourquoi donc, aujourd'hui, montrez-vous un tel désordre ? Vous ai-je donc jamais caché que la principale qualité personnelle que je distinguais en vous c'est la dissimulation ? Vous n'avez jamais ignoré que nos voies sont opposées, ni que, à mes yeux, rien de ce qui, en nous, est dû à une énergique vérité de nature — et si infamant parfois que cela peut paraître au monde — n'est honteux, en vérité, si un héroïsme conscient en regarde et en maîtrise le débat en nous-même. Ainsi vous avez la chance d'avoir eu pour votre commentateur le seul écrivain qui, à vous considérer, tient pour légitime, chez vous, le drame de l'anomalie congénitale qui vous vaut universellement — sous l'angle personnel — un stupide décri, et c'est contre celui-là que vous pestez inconsidérément, que vous abandonnez tout bon sens, tout esprit, pour un impétueux relâchement, plein de tricherie dans vos interprétations, d'ambiguité sournoise dans vos insinuations, de frime dans vos prétentions arbitrairesI.Vous êtes la rétractation, la reprise en personne. Chaque instant, chez vous, sue à démentir le précédent. Quoi que vous avanciez, déjà votre discrédit l'accompagne. Sous la roche où vous vous asseyez toujours il y a l'anguille. Votre faveur comme votre disgrâce sont également suspectes. Et vous devrez permettre que, désormais, lorsque l'on s'approchera de vous, on regarde à terre pour éviter la chausse-trappe. J'écarte vos insinuations aventurées et perfides, arguments apocryphes faute d'arguments valables. Je me serais abaissé, sifflez-vous, dans la droguerie, et jusqu'à y perdre et ma santé et mon équilibre. Or, il n'est rien que je méprise, justement, comme quiconque perd son gouvernement. Vous m'auriez toujours considéré avec pitié, et comme irresponsable. Vous m'auriez donné votre estime pour l'énergie avec laquelle j'aurais réussi à me cramponner à la vie.Cher Gide, ne m'estimez donc plus du tout, je vous prie, car on témoigne au contraire de la naturelle bonne grâce, que j.'ai toujours montrée lorsque, par-ci par-là, j'ai failli passer.Pour ce qui est de ma responsabilité, non seulement je me suis toujours tenu de manière à la conserver toujours entière, intacte, mais j'ai encore eu l'honneur de l'étendre sur d'autres. Sur vous par exemple :Suivent de nombreuses citations de mes lettres de 1923 et 1914, qui témoignent en effet ma confiance imprudente et l'affection que j'avais pour Rouveyre avant ses attaques contre ceux qu'il savait mes amis. Mieux vaut donner ces lettres in extenso ; M. Rouveyre lui-même m'en fournit le texte dans l'appendice de son livre : « Le reclus et le retors » (Crès, 1927).1. Nouvelle Revue Française, n° de juin.I. Et encore vous êtes léger au point de faire d'une coquille glissée dans mon texte (« ...Un mouvement d'édition qui serait recherché par telle tête avertie... » mis pour : « ...par quelque tête avertie... ») le pivot d'une péroraison dès lors dénuée de sens !Désolé, mon cher Rouveyre ; mais comment aurais-je pu supposer que cette faute, par extraordinaire, n'était pas île vous ? Voici donc votre texte rectifié :C'est parfait, et ces maisons, je suppose, n'ont pas la coquetterie, ni l'illusion de prétendre à présenter un mouvement d'édition qui serait recherché par quelque tête avertie, sachant raisonner sur les destins passés et futurs des lettres françaises, et apte à en préparer et à en consolider un terrain actuel propice à leur permettre de prendre, de mener et de suivre leur cours... etc... etc...** *A ANDRÉ ROUVEYRE.I2 juin 1923.Que je vous redise le plaisir que j'ai eu de vous revoir. Je voudrais vous connaître mieux et causer davantage avec vous ; je sens entre vous et moi des possibilités de sympathie profonde et celle que vous m'avez toujours témoignée m'a mis en confiance près de vous. Je ne sens pas, près de vous, ce terrible besoin de se contrefaire qui paralyse mon esprit et mon cœur en présence de presque tous mes « contemporains ». Je voudrais, malade, pouvoir me soigner près de vous1. Mais vous vous guérirez2 — vous guérissez déjà — comme j'ai guéri moi-même, atteint aussi gravement que vous. Et d'avoir passé par là (je parle de cet affreux détroit de l'ombre) vous laisse je ne sais quelle tendresse au cœur et quelle particulière intelligence à laquelle ne peuvent prétendre les « bien portants ». C'est aussi ce qui me rapproche de vous.1. Cette phrase, habilement citée par Rouveyre in coda, lui permettait de terminer sa lettre ainsi : « Allons, ce dernier souhait est maintenant exaucé. Portez-vous mieux. Et puissé-je, avec cette lettre, vous avoir, à nouveau, aidé avec fruit. Votre ami André Rouveyre. »2. Il ne s'agissait pas, ici, d'opium, mais de tuberculose.II9 juin 1923.Je lis avec un vif intérêt les pages du Mercure que vous avez eu la gentillesse de me faire envoyer. Mais quelques lignes m'y font un peu saigner le cœur, je vous l'avoue : non Rouveyre, mon sourire n'a jamais menti, aussitôt que de l'affection s'y mêlait ; et persuadez-vous que j'eusse été incapable à votre endroit d'un coup de patte comme celui que vous me décochez ici en souriant. Ou avez-vous écrit ces mots pour faire plaisir à certains ? Pensez-vous qu'ils me connaissent ? et que cette réputation de perfidie, d'insécurité, etc., etc., colle en quoi que ce soit à mon être réel. Parbleu ! j'espère bien que nous vivrons assez, vous et moi, pour que vous puissiez vous persuader du contraire et qu'il n'est rien de plus sûr et de plus fidèle que mon amitié.Ne croyez point que je vous en veuille ; simplement vous m'avez un peu attristé.III10 juin 1923.Vous avez bien fait de m'écrire ainsi (et je me félicite de vous y avoir poussé). Tout ce que vous me dites, je me le disais presque ; mais ne croyez point qu'il y ait de ma part une susceptibilité excessive : simplement je m'affectais que vos lignes puissent enfoncer certains dans une fausse idée qu'ils ont de mon personnage, qui ne savent voir dans mon visage que ce sourire, dans ce sourire que le mensonge : « et du reste Rouveyre lui-même, qui est l'ami de Gide, ne se gêne pas pour le dire ». C'est la quasi certitude que j'avais que ce « menteur » serait mésinterprété — mais je ne le mésinterprétais pas moi-même. Et rien n'est changé dans mon affection pour vous, qui est profonde. Après cette dernière lettre de vous j'ai plus envie de vous revoir que jamais, et je sens que, désormais, je pourrai causer avec vous plus à mon aise, plus sérieusement et authentiquement que je ne l'ai fait jusqu'à présent.
IV12 avril 1924.Vous parlez d'Anatole France déjà comme on en parlera dans vingt ans, et avec des vues d'une perspicacité singulière. J'aime le ton d'indignation concentrée et de dégoût avec lequel vous dénoncez Lorrain et Mendès. Vous avez à leur sujet des phrases qui m'ont ravi — et l'allusion à mes critiques des Nouveaux Prétextes ne m'a pas trouvé insensible. Mais il me semble que c'est en parlant de Barrés que vous donnez surtout votre mesure. Vous y dites tout ce que je crois profondément juste et que l'on n'avait encore jamais dit. Votre jugement, si sévère soit-il, se tempère d'un tel amour qu'il obtient de vous des accents parfois pathétiques. Ah ! qu'Apollon nous garde de la « surélévation orgueilleuse » !
(suite)
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