dimanche 26 juin 2016

André Gide à La Roque-Baignard


 La Roque-Baignard, dans le Calvados


« La commune est si petite qu'elle n'avait, à proprement parler, pas de mairie. En tenait lieu la salle commune d'une de mes fermes, sur le bord de la route, tout près de la petite église. »

Cette description de La Roque-Baignard par Gide, dans Jeunesse, texte paru en 1931 dans la NRF et repris dans les Feuillets d'automne, pourrait être toujours valable, à ceci près qu'une charmante et toute petite mairie existe désormais. La commune y a toujours plus ou moins honoré son grand homme, comme en témoigne la stèle posée près de la mairie — « Que certains visiteurs prennent pour la tombe de Gide », nous confie Monsieur le Maire — et cet attachement à ce riche patrimoine littéraire, et à l'ancien maire du village, se confirme aujourd'hui encore.


La stèle en mémoire de l'ancien maire


C'est Edouard Rondeaux, grand-père d'André Gide, qui achète tour à tour le manoir de Cuverville (qui reviendra à son fils Émile, père de six enfants, dont Madeleine, cousine et future femme d'André Gide, Jeanne et Valentine), le château de la Mi-Voie à Amfreville-la-Mivoie (acheté en 1850 où vivait la grand-mère d'André) et celui de La Roque-Baignard (qui revient à Juliette, la future Mme Paul Gide, mère d’André).

Les vacances d'été se passent alors d'abord à La Roque, puis à Cuverville. Gide fera de cette île doublement entourée de douves et de bois sombres au fond de la vallée, le vert paradis de l'enfance dans Si le grain en meurt et l'humide Morinière de l'Immoraliste. A la mort de sa mère en 1895, Gide hérite du château et de ses six fermes, couvrant quelques 425 hectares. Il prendra prétexte d'un entretien coûteux et difficile pour céder à sa femme Madeleine qui préfère sa maison de Cuverville, et revendra La Roque en 1900, « une partie des fermes à Charles Mérouvel, l'illustre auteur de Chaste et flétrie ; puis le reste à un M. M... qui bientôt le revendit au comte Hély d'Oissel » (Jeunesse, NRF, 1931)



Doublement ceint de douves et de bois sombres, le château de La Roque Baignard


C'est ainsi qu'à peine propriétaire du château, Gide va devenir maire du village, sans même s'être présenté... Il est élu conseiller municipal au scrutin du 3 mai 1896, avec 28 voix sur 36. Quelques jours plus tard, le conseil municipal met Gide à sa tête, avec 7 voix sur 10. Selon Gide, il faut y voir moins l'envie de porter le jeune châtelain à la mairie que les manigances de son régisseur Armand Désaunay, dépeint sous le nom de Bocage dans L'Immoraliste et de Robidet dans Jeunesse.
« En 1896, la nouvelle que, certain beau jour de vacan­ces, vint triomphalement m'annoncer Robidet tomba sur moi comme une catastrophe. Grâce à ses intrigues zélées, on venait de me nommer maire. Il manigançait cela depuis longtemps; à mon insu, il va sans dire. Mais d'abord il fallait attendre que j'eusse atteint l'âge légal et que le maire à qui je devais succéder eût cédé la place. Il mourut comme j'entrais dans ma vingt-cinquième année. Robidet, qui déjà cumulait les fonctions de garde et de régisseur, briguait encore celles d'adjoint, auxquelles le grand service qu'il rendait ainsi à la commune et à son maître, le désignait naturellement. Il tablait sur mon peu de goût pour le commandement, et pensait fort pertinemment que ma douceur de caractère et mon jeune âge lui assureraient tout pouvoir. Robidet, qui déjà régnait du vivant de ma mère et que j'avais hérité d'elle en même temps que la propriété, pensait peu, parlait beaucoup et jaugeait chacun d'après lui-même. Sa conduite était uniquement guidée par l'intérêt et le respect des convenances. «Oh ! Monsieur, ça ne se fait pas », me disait-il lorsque je voulais faire monter, dans la carriole qui nous menait au marché de Lisieux, un estropié cheminant pénible­ment sur la route; et, pour le dépasser plus vite, un coup de fouet mettait au galop le cheval. Au surplus, d'une honnêteté fort relative, mais sauvegardant les apparences et habile-à s'abriter derrière les « usages », dès qu'il m'advenait de vouloir examiner ses comptes.
Il avait l'air de se mettre, à mes dépens, bien avec tous. C'est ce qui peut expliquer que les six fermes et les bois qui constituaient le domaine de La Roque, étalés sur plusieurs communes, ne m'aient jamais rapporté que des soucis. » (Jeunesse, NRF, 1931)


La place du village rebaptisée place André Gide


Sur le ton lyrico-comique de ses premières lettres échangées avec Paul Valéry, Gide décrit drôlement l'épisode :
« La Roque 18 mai 96

Cher vieux,

On vient de me faire un sale coup. J'arrive ici pour rafisto­ler quelques toitures qui laissent l'eau pourrir les récoltes, et prendre part aux élections municipales en tant que conseiller tout neuf de trois jours, et, bien malgré moi, misère du bon Dieu ! je suis nommé maire au premier tour de scrutin, avec une écrasante majorité !! Des gens qui ne m'ont jamais vu !
— je ne leur ai jamais rien fait ! — faut-il que le monde soit méchant, tout de même ! —

Aujourd'hui, j'ai mal aux che­veux, et de la fièvre plein les mains tant j'ai respiré l'odeur de leurs sales boissons. Tu ne te fais pas idée de ça — tous sont aux trois quarts perdus d'alcool ; le plus robuste a com­mencé à tourner de l'œil au milieu du conseil et peu s'en faut qu'il n'ait claqué sur place ; il pleurait surtout de songer qu'il lui faudrait peut-être se modérer ; il en est de si avancés qu'un verre ou deux suffisent à les perdre ; les enfants nais­sent idiots, crispés, ou ne peuvent plus naître du tout. N'empêche que je commence mes fonctions par en recevoir deux de naturels. Le pire c'est que c'est assez rare et qu'il ne veut plus naître personne ; un peu de sensualité les sauverait — je vais faire venir des Aphrodites. L'ancien maire ne savait pas signer son nom, et mon adjoint, qui lui ne boit pas, ne sait même pas lire. Demain, il faudra fout[re] à la porte du presbitère [sic] un curé qui fait des rosseries et discrédite le Saint Office.

J'espérais me reposer ici à travailler ; cela m'éreinte et fait rater mes Nourritures — je n'ose plus chanter l'ivresse. » (Correspondance Gide-Valéry, Gallimard, 2009)
Quelques jours plus tard, à Valéry qui propose, pour le premier arrêté municipal pris par le nouvel édile, d'interdire la vente de la revue Le Centaure — que Gide vient de quitter — dans le territoire communal, Gide lui répond sur le même ton d'exagération bouffonne :
« Ah ! mon pauvre vieux, plains-moi — pour la première fois j'ai grogné contre l'existence. Pas un instant de loisir — des fermiers brutes, un beau temps désastreux, des répara­tions à faire partout — et quand on ne court plus pour des fermes, on court pour des affaires de mairie. Hier, j'ai passé mon jour à trinquer avec de vieux administrateurs de je ne sais quoi — puis à discuter les intérêts du canton, qui ne sont certes pas les miens — puis à voir passer à la révision de grands gaillards mal dégrossis à la face rouge et au corps pâle, où les plis des vêtements, et les bandes des suspensoirs restent marqués. Ça donne des idées peu lubriques et vous fait douter des statues... Passons — le soir, visite du curé qui est fripouille — ce matin, il faut que j'aille fouiller les armoi­res de mon prédécesseur, qui m'est hostile, et que je m'empare de tous ses papiers. Sitôt que ça ne m'embête plus à périr, cela m'amuse énormément — et je te prie de croire que le dialogue entre curé et maire, hier soir, n'était pas vul­gaire... chose admirable, je m'amusais à le prolonger... Cela vous apprend beaucoup de morigéner les vieillards. » (Correspondance Gide-Valéry, Gallimard, 2009)
 

 Au départ du village, un circuit de randonnée « sur les pas d'André Gide »

Le pays n'est à l'époque pas très différent de celui décrit par Maupassant. Et Gide est plus sensible au sort de la population qu'il ne le laisse paraître dans ces échanges potaches. Déjà, son intérêt pour la chose publique, sa fibre sociale, se manifeste. Il est alors l'un des trois plus jeunes maires de France, et compte bien prendre sa tache au sérieux, faute de pouvoir s'y consacrer à plein temps. Sa femme Madeleine — Em. Sous la plume de Gide — l'encourage d'ailleurs à ne pas se récuser lors de l'annonce de son élection.
« Em. se taisait, comprenant mieux les raisons de ma soudaine tristesse : la nature entière devant moi se désenchantait. De compliquées relations d'ordre pratique s'opposeraient désormais au désintéressement de mes regards. Mes amours avec le pays cesseraient d'être platoniques. Je me sentais déjà tout investi par l'accablant souci de nouveaux devoirs. C'en serait fait des rêveries, des promenades contemplatives. Pourtant Em. elle-même estimait que je ne pouvais me récuser. Il y allait de l'intérêt de tous, soutenait-elle. Car elle me connaissait assez pour savoir que, maire, je n'admettrais pas de ne l'être rien qu'à moitié, ne prenant rien à la légère. J'acceptai donc. Et ceux qui me prétendent insoucieux de la chose publique imaginent mal, assurément, le zèle civique que j'appor­tai dans l'exercice de mes très absorbantes fonctions. » (Jeunesse, NRF, 1931)

 La plaque en l'honneur de Gide récemment posée


Gide assistera tout de même à neuf des quatorze séances du conseil municipal tenues lors de son mandat, prononcera des mariages et des discours lors de la remise des prix à la petite école du village. Il présidera aussi des conseils de révision, voyant défiler dans le simple appareil un certain Jean Schlumberger, son voisin du château du Val Richer... 

Toutes les villes n'ont pas eu pour maire un Prix Nobel qui les a fait entrer dans l'histoire de la littérature ! Cela mérite bien les autres clins d'œil adressés ici à Gide : la place de la mairie devenue place André Gide, un chemin de randonnée « sur les pas d'André Gide ». Et enfin tout récemment la pose d'une plaque semblable à celle qu'on trouve sur le mur du cimetière de Cuverville, et créée par la Fondation Catherine Gide.


(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Si vous passez par là, n'hésitez pas à traverser la rue pour visiter le « Jardin nature » soigné par des bénévoles passionnés de l'Association normande pour la protection de la nature. Près de 180 espèces de plantes de la nature ordinaire ou plus rares y poussent dans le même décor que celui évoqué par le botaniste Gide : « les vallonnements herbeux, les bouquets d'arbres, les taillis, le cours de la petite rivière souvent cachée par les hauts épilobes, les aulnes et les coudriers... » 

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