[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à feuilleter chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui et demain l'étude de Masayuki Ninomiya sur Gide et Brunetière : par critiques interposées, ces deux-là semblent en effet "dialoguer", avec des conséquences non négligeables du côté de Gide.
Masayuki Ninomiya a consacré sa thèse à La Méthode critique de Gide jusqu'à la parution des "Prétextes". Aujourd'hui professeur honoraire à l'Université de Genève, ce spécialiste de littérature française, de littérature générale et comparée et de didactique du japonais est notamment l'auteur d'un livre sur la pensée de Kobayashi Hideo et de la traduction japonaise de la correspondance Gide-Valéry.]
GIDE ET BRUNETIERE par Masayuki Ninomiya
On n'a donné jusqu'à présent que très peu d'importance à un rapport entre Brunetière et Gide. Les débuts littéraires de Gide étant manifestement marqués par plusieurs influences comme celle des symbolistes, ou celle d'Oscar Wilde, on a injustement négligé, dans son évolution intellectuelle, la présence de Brunetière. Il ne s'agit pas bien entendu d'un rapport fondé sur des relations personnelles. Gide ne connaissait pas l'éminent critique, son aîné de vingt ans. Il s'agit ici uniquement de lectures, ou de conversations avec des tiers. D'ailleurs Gide n'a consacré aucun article spécialement à Brunetière. Dans Prétextes, Nouveaux Prétextes, dans son Journal, ainsi que dans sa correspondance, il n'a pas non plus laissé de remarques détaillées et développées concernant l'illustre professeur à l'École Normale Supérieure, l'un des plus brillants parmi les critiques de la génération précédente.
Mais, bien que Brunetière s'enfonce aujourd'hui dans un oubli de plus en plus profond (1), classé une fois pour toutes comme dogmatique et traditionaliste (2), pour le jeune Gide cherchant sa propre voie, cet auteur, dont certains propos s'appliquaient à des sujets essentiels et actuels, était loin d'être négligeable. Gide avait encore une autre raison de s'intéresser à Brunetière : comme Jean Delay l'a remarqué dans sa Jeunesse d'André Gide (3), sa mère « avait un culte pour Brunetière ». Il est fort probable que le jeune homme était obligé de confronter ses idées avec celles du critique officiel de sa mère (4).
L'examen du Cahier de Lectures (inédit) (5) tenu par Gide entre 1889 et 1902 nous permet en effet de constater que l'écrivain débutant lisait d'une manière constante les études critiques de Brunetière (6). Il exprime dans le Cahier après la lecture de L'Évolution des genres dans l'histoire de la littérature un enthousiasme sans borne :
J'ai pris plus de cinquante pages de notes ; je n'ai qu'à m'y reporter. C'est un livre admirable et d'un puissant intérêt.
Cet éloge laconique nous intrigue. Comment et dans quel sens Gide s'intéresse-t-il aux idées de Brunetière ? Malheureusement ces « cinquante pages de notes » qu'il a prises sont, à notre connaissance, introuvables. Et dans le Cahier de Lectures, aucune analyse, aucun commentaire n'expriment directement ses réactions. Cependant, si l'on examine de près certains écrits de Gide à cette époque, on comprendra vite que ses préoccupations littéraires coïncident sur plusieurs points fondamentaux avec celles de Brunetière.
Dans un article intitulé « La Littérature personnelle », Brunetière tranche net sur la littérature subjective. Pour lui,
il s'agit de savoir si ce Moi qui jadis passait, selon le mot de Pascal pour «haïssable», et qu'il fallait absolument « couvrir », comme il disait encore, a conquis désormais parmi nous le droit de s'étaler dans sa gloire et de se carrer dans son insolence (7).
C'est une question fondamentale pour Brunetière, parce que son idéal est, comme on le sait, la littérature du XVIIe siècle où, selon lui,
on écrit parce que l'on a quelque chose à dire qui intéresse, ou qui doit intéresser tout le monde, mais non pas pour intéresser tout le monde à ses affaires, et bien moins encore à soi-même. La littérature est impersonnelle ; et ce qui est personnel n'est pas encore devenu littéraire [...] (8)
Il va jusqu'à écrire que
même au célèbre auteur des Essais, ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche ne pouvaient pardonner d'avoir rempli de lui les deux tiers de son livre (9)
Mais comment juger cette littérature « personnelle » qui est à la mode? Faut-il donc condamner tous ces Mémoires, Journaux et Correspondances ? Brunetière fait d'abord une concession au poète. A celui-ci il reconnaît le droit à « l'expansion de la personnalité »,ou bien à « la prise de possession de l'univers par son Moi » (10). Sinon, on risque de « tarir le lyrisme dans ses sources » (11). Or le lyrisme a changé la littérature tout entière. En effet, à cause de la complexité croissante de la vie sociale, à cause de la diversité de la vie, « le type a cessé d'exister, il n'y a plus que des individus » (12). Brunetière est obligé de conclure, presque malgré lui :
La connaissance ou la science de l'individu, voilà désormais l'objet de la littérature, et en particulier du roman, et, pour y parvenir, au lieu de sortir de soi, c'est en soi qu'il faut s'enfermer et soi seul qu'il faut étudiera (13)
Il dira non sans ironie que nous connaissons assez l'homme général; « ce que nous ignorons, c'est l'homme particulier, c'est l'individu, et nous ne le connaîtrons jamais que par lui-même » (14). Mais, même en disant cela, Brunetière, ne pouvant renoncer à son principe de l'universalité, essaie de distinguer le côté du Moi et le côté de l'Homme qui existent tous les deux en chaque individu :
Notre Moi, c'est en effet en nous ce qui se distingue, pour s'y opposer, du reste de l'humanité; c'est ce qu'il y a en nous, non pas du tout de plus intime, mais de plus différent, et qui ne consiste quelquefois qu'en une déplaisante affectation d'originalité ; [...] Mais l'Homme, au contraire, c'est ce qu'il y a en nous de plus semblable à l'auditeur qui nous écoute ou au lecteur qui nous lit ; c'est ce qu'il y a de plus humain qui nous rapproche le plus des autres hommes (15).
Par conséquent, les chefs-d'œuvre de la poésie lyrique moderne relèvent bien de la littérature personnelle, mais « ce qu'ils ont de plus personnel est aussi ce qu'ils ont de plus universel » (16). Brunetière n'accepte pas cependant cette intervention de la personne ou du Moi dans tous les genres littéraires :
Où l'on ne saurait approuver cette intervention de la personne ou du Moi dans l'œuvre littéraire, c'est dans le roman peut-être, c'est dans l'histoire sans doute, c'est enfin dans la critique (17).
Et comme condition indispensable de la littérature personnelle, il demande premièrement la sincérité de l'auteur. Prenant Baudelaire comme exemple, il critique son « originalité prétentieuse, laborieuse et menteuse » (18). Il condamne catégoriquement « la nature artificielle » chez Baudelaire et ses imitateurs (19). Selon lui,
Étouffée sous l'autorité naturelle de la coutume et de l'exemple, de l'éducation ou de l'opinion, notre personnalité ne s'en dégage que lentement et laborieusement, quand encore elle y réussit. Nous commençons donc par imiter les modèles ou nos maîtres ; et nous ne pouvons mieux faire, [...] Mais lorsque nous sommes devenus à peu près les maîtres de nos idées, qu'elles sont à nous et devenues nous-mêmes, alors, c'est l'effort même que nous faisons pour les traduire qui en altère la sincérité (20).
Ainsi, on trouve dans cet article de Brunetière que Gide a lu en juillet 1890, c'est-à-dire tout au début de sa vie littéraire, une série de problèmes qui préoccupent le jeune Gide : la subjectivité et l'objectivité, le particulier et l'universel, la personnalité, la sincérité, l'originalité, l'imitation : problèmes auxquels il propose des solutions.
Pour vivre avec toutes ses contradictions, Gide avait absolument besoin de créer une œuvre littéraire. Il est donc évident que le problème du Moi dans l'œuvre d'art est le plus essentiel pour lui.
Seulement, il part d'un point de départ diamétralement opposé à celui de Brunetière. Il intitule son Cahier de Lectures « Subjectif ». Citant la phrase de Pascal, il déclare :
« Le moi est haïssable », dites-vous. Pas le mien (21).
A partir de problèmes personnels, comment arriver à une valeur universelle ? Voilà la question qui se pose à lui. Il reprend alors la formule de Brunetière : « ce qu'ils ont de plus personnel est aussi ce qu'ils ont de plus universel ». Il développe cette idée dans un article intitulé « Nationalisme et Littérature » :
les œuvres les plus humaines, celles qui demeurent d'intérêt le plus général, sont aussi bien les plus particulières, celles où se manifeste le plus spécialement le génie d'une race à travers le génie d'un individu. [...] Car il faudrait enfin comprendre que ces trois termes se superposent et qu'aucune œuvre d'art n'a de signification universelle qui n'a d'abord une signification nationale; n'a de signification nationale qui n'a d'abord une signification individuelle (22).
De même, il soulignera l'importance du côté personnel, en critiquant plus tard dans son Suivant Montaigne le jugement de Pascal sur l'auteur des Essais que Brunetière présentait avec une sympathie tacite :
Qui supprimerait tous les passages où Montaigne parle de lui, diminuerait d'un tiers le volume. Certains le voudraient ainsi. « Le sot projet qu'il a de se peindre !» dit Pascal. Pour moi, c'est ce tiers précisément que surtout je voudrais garder. Dans les deux autres, que de bavardage ! (23).
Gide voulait unir les notions du particulier et de l'universel, qui étaient chez Brunetière compatibles certes mais nettement séparées. En en faisant la synthèse, il espérait justifier le rapport du Moi et de l'œuvre. Mais cela ne veut pas dire qu'il approuvait tout ce qui appartient au particulier. Il partage volontiers quelques-uns des sévères jugements de Brunetière sur Marie Bashkirtseff ou sur les Goncourt (24).
(à suivre)
Notes :
1. Voir par exemple, Henri Clouard : Histoire de la littérature française, Paris, Albin Michel, 1962, t. II, p. 443.
2. Voir Roger Fayolle : La Critique, Paris, Armand Colin, 1964, p. 125-127.
3. Jean Delay : La Jeunesse d'André Gide, Paris, Gallimard, 1957, t. Et, p. 163-166.
4. Ibid., p. 165. On lit dans une lettre d'André Gide adressée à sa mère, le 26 mars 1892 : « D'exprimer des idées simples n'est rien — ce qu'il faut, le terrible, c'est d'exprimer simplement des rapports compliqués. [...] Le pauvre Brunetière j'en suis sûr souffre terriblement de l'emberlificotement de ses phrases, si bizarres à côté de la précision de ses déclamations, etc. »
5. Le Cahier de Lectures appartient à Mme Catherine Gide. Je me permets d'exprimer à cette occasion tous mes remerciements à Mme Gide, qui m'a permis de consulter le document précieux. On peut en voir une copie dactylographiée à la Bibliothèque Jacques Doucet.
6. Voici une liste exhaustive des écrits de Brunetière lus et notés par Gide dans le Cahier de Lectures. On donne la date de lecture, les annotations de Gide et, entre parenthèses, les références nécessaires.
le 3 décembre 1889 : « article de Brunetière sur Baudelaire, Gautier, de Goncourt, Flaubert, Leconte de Lisle, à propos du livre récent de M. Spronck, Les Artistes littéraires (à avoir). » (Les Artistes littéraires, par Maurice Spronck, Paris, 1889, Calmann-Lévy ; paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er décembre 1889).
le 16 janvier 1890 : « Lu article sur Schylock de Brunetière. » (« A propos du Marchand de Venise », paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er janvier 1890).
en juillet 1890 : « La Littérature personnelle, article ds [sic] Questions de Critique. » (Questions de Critique, Paris, Calmann-Lévy, 1889, p. 211-252.).
en juillet 1890 : « La Philosophie de Schopenhauer, article » (Questions de Critique, p. 139-164).
le 30 mai 1891 : « L'Évolution des genres dans l'histoire de la littérature » (Hachette, 1890).
le 2 juin 1891 : « Article sur le roman futur ». [Gide a noté ailleurs pour la même date « Article sur le roman moderne »] (« Le Roman de l'avenir », paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er juin 1891).
le 6 janvier 1892 : « De la littérature.» (« Sur " la littérature " », paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er janvier 1892).
entre le 18 et le 25 janvier 1892 : « le roman réaliste ». (« Le Roman réaliste en 1875 », dans Le Roman naturaliste, Paris, Calmann-Lévy, 1883, p. 1-28).
en août 1892 : « Etude sur Bayle » (« Etudes sur le XVIIe siècle, IV — La critique de Bayle », paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er août 1892).
le 10 septembre 1892 : « Etude sur Baudelaire » (« La Statue de Baudelaire », dans la Revue des Deux Mondes, le 1er septembre 1892).
en octobre 1892 : « Caractère essentiel de la langue française » (« Sur le caractère essentiel de la littérature française », paru dans la Revue politique et littéraire (Revue Bleue), n° 16, t. L, le 15 octobre 1892).
en février 1893 : « Lamennais, article » (« Lamennais », paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er janvier 1893).
7. F. Brunetière : Questions de Critique, p. 214.
8. Ibid., p. 231.
9. Ibid., p. 215.
10. Ibid., p. 234.
11. Ibid., p. 235.
12. Ibid., p. 247.
13. Ibid., p. 237.
14. Ibid., p. 238.
15. F. Brunetière : Questions de Critique, p. 243-244.
16. Ibid., p. 244.
17. Ibid., p. 247.
18. Ibid., p. 239.
19. Ibid., p. 240.
20. Ibid., p. 240-241.
21. A. Gide : Journal, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, t. I, p. 91.
22. A. Gide : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1934, t. VI, p. 4.
23. Ibid., t. XV, p. 43.
24. Pour l'opinion de Brunetière sur Marie Bashkirtseff et les Goncourt, voir « La Littérature personnelle », p. 225. Quant à Gide, on lit une condamnation sans merci contre le Journal de Marie Bashkirtseff dans le Cahier de Lectures (17 août 1890).
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